mardi 23 avril 2024

LA LENTE DÉSINTÉGRATION DE LA SOCIÉTÉ

CATHERINE LEROUX ne pouvait choisir un meilleur moment pour publier son roman Peuple de verre. L’actualité et le monde politique parlent régulièrement de la crise du logement, de la flambée des prix, de la spéculation, de la rareté des appartements abordables. Kevin Lambert a connu un succès remarquable avec Que ma joie demeure où il effleure la question des grands projets architecturaux qui défigurent un milieu de vie et en chassent les résidents. Dans cette nouvelle fiction de Catherine Leroux, beaucoup de citoyens n’arrivent plus à se loger et se retrouvent à la rue, dressant des campements dans les parcs pour survivre. Du concret à Montréal et un peu partout dans le monde. En plus, dernièrement, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, s’en est mêlé en inventant un programme d’aide qui devrait permettre aux jeunes de se trouver un endroit où loger à un prix raisonnable. Une juridiction provinciale comme vous le savez et une belle foire d’empoigne a suivi. Marie-Hélène Voyer a dénoncé cette situation dans son essai L’habitude des ruines. Une prise de parole fort entendue et nécessaire.

 

Personne ne peut se plaindre de voir les écrivains plonger dans des problèmes actuels. La littérature est là pour nous secouer, nous faire réfléchir à des questionnements sociaux et peut-être aussi esquisser des pistes de solution. C’est fort heureux parce que les écrivains québécois ont souvent été frileux sur ces questions, préférant demeurer en retrait comme si ces sujets n’étaient pas dignes de leur prose. 

Sidonie est journaliste et s’intéresse à ce fléau qui frappe Montréal. Des résidents sont chassés de leurs appartements pour faire place à des édifices huppés que seuls les nantis peuvent se payer. La ville mute, se sclérose avec des îlots où une richesse triomphante s’implante à côté de bidonvilles. Des gens doivent vivre sous la tente et bivouaquer dans des conditions que l’on croyait impossibles, il n’y a pas si longtemps. Que dire des fameux camps de réfugiés, un peu partout dans le monde, qui devaient être provisoires, mais qui perdurent? Des femmes et des hommes y naissent, y passent toute leur existence sans espoir de s’en sortir ou de connaître autre chose. Des situations troublantes et inacceptables qui sont devenues quasi la «normalité». Lawrence Hill a bien décrit ce phénomène dans Les Sans-papiers.

 

SPÉCULATION

 

Les propriétaires des logements locatifs expulsent les résidents qui sont là souvent depuis des décennies et transforment les édifices, créent des appartements luxueux inaccessibles à la population. Des travailleurs qui réussissaient à se débrouiller il n’y a pas si longtemps se retrouvent à la rue et ne peuvent plus imaginer avoir un lieu où vivre normalement. 

Sidonie multiplie les entrevues, les reportages, les témoignages et secoue la cage comme on dit. Elle devient une vedette des médias, celle qui parle, que l’on écoute, que l’on invite pour décrire des situations terribles et inhumaines. Bien plus, des rumeurs circulent dans la ville. Des proches disparaissent mystérieusement dans des rafles, emportés par des escouades qui rôdent tard dans la nuit. Plusieurs s’évaporent sans laisser de traces.

 

«J’avais déjà publié trois textes sur le sujet, et la nette impression d’avoir fait le tour. Elle a insisté : il y avait de plus en plus de monde. Des enfants, des aînés, des gens qui vivaient dans des conditions terribles, directement devant les restaurants quatre étoiles et les condos de luxe. “Et les boutiques de vêtements pour chiens, et les falafels de troisième génération et les comptoirs à crème glacée aux fines herbes bio… J’ai fait le tour, je t’ai dit.” Je n’avais aucune leçon de responsabilité journalistique à recevoir de quelqu’un qui préparait un dossier sur une téléréalité mettant en compétition des manucures amateurs.» (p.34)

 

Ça donne une idée du monde dans lequel Catherine Leroux nous plonge. Une fiction, oui, mais une réalité qu’elle pousse un tout petit peu et parfaitement ancrée dans la réalité. 

En bonne journaliste, Sidonie décide de tenter d’élucider la rumeur des disparitions. Surtout quand elle apprend qu’un chanteur populaire demeure introuvable. 

Je m’attarde à la trame de fond du roman de madame Leroux, mais ce n’est pas si évident à la lecture. Sidonie, en temps réel, se retrouve (on peut dire prisonnière) dans un centre d’hébergement et elle raconte les événements qui ont précédé son arrivée dans cette prison dans un carnet à l’incitation d’une intervenante. Elle est gardée à vue dans ce lieu avec d’autres personnes et, peu à peu, on suit sa chute, pourquoi elle vit dans cette colonie pénitentiaire. La rumeur était donc vraie. 

 

PORTRAIT

 

Catherine Leroux décrit fort bien la problématique qui ronge la société, les écarts de plus en plus grands entre le monde des riches et cette classe moyenne qui est réduite à la pauvreté par la spéculation et l’appât du gain. Bien plus, on exclut ces individus dérangeants et trop nombreux en les enfermant dans des centres de rééducation comme on dit. Ça évoque ces lieux où l’on expédiait des gens pour leur apprendre à penser correctement et à respecter la doctrine du temps de Mao en Chine ou en Russie avec un certain Staline.

Les riches s’approprient tous les logements et les transforment, expulsant les pauvres qui ne savent plus où aller. On a fait cela pour de grands événements comme Expo 67 à Montréal et la chose se vit à Paris pour la présentation des Jeux olympiques de cet été. On vide des quartiers pour faire de la place aux visiteurs et aux touristes du monde entier. Une crise sociale sans précédent et il semble que les élus et les responsables ne sont guère pressés de corriger la situation, laissant le champ libre au capital et la spéculation. C’est comme si nos gouvernements finançaient la pauvreté et l’itinérance. Curieusement, cet état de fait a des conséquences imprévues. Le règne de l’individualisme, du «je», dans l’indigence, crée une solidarité où le «nous» retrouve toute sa force et sa pertinence.

 

FAUTE

 

Sidonie finit par avouer sa faute. Ambitieuse, elle voulait atteindre des sommets dans le monde journalistique, être une référence, celle qui pouvait se présenter devant tous les micros des télévisions et des radios pour décrire la situation. Elle a truqué des reportages, des photographies, inventant des scénarios en faisant passer de la fiction pour la réalité. Même si ce qu’elle illustrait était vrai dans les campements, c’est le contraire de toute éthique de la profession qui doit s’en tenir aux faits et non pas en imaginer. 

 

«J’ai regardé à nouveau les photos transformées par cette information, cherchant dans leur état présent l’image originelle, impossible à saisir. Ainsi opère le mensonge — son démenti ne nous rend pas la vérité, par une simple soustraction d’information erronée. Même éventé, le mensonge laisse la réalité déformée à jamais.» (p.145)

 

Nous avons connu des cas similaires dans certains médias. Des journalistes ont franchi la frontière et inventé des nouvelles pour être à l’avant-plan. Et Donald le magnifique est le champion de cette fausse objectivité, de ces mensonges qu’il a l’art de faire passer pour sa vérité. Un jeu extrêmement dangereux qui fragilise la société. 

En fait, j’ai perdu pied souvent dans le roman de Catherine Leroux. Tout est concret et fiction, tout est réel et arrangé. Comme si le fait de raconter ou de tenter de cerner un événement transformait naturellement cette réalité. C’est vrai que même le reportage le plus percutant est toujours un peu trafiqué pour retenir l’attention du lecteur ou de celui qui regarde le tout à la télévision. «On ne veut pas le savoir, on veut le voir», disait Yvon Deschamps.

 Tout est véridique et faux dans Peuple de verre. La vie est une fiction et la tentation est grande d’inventer des fables pour se faire remarquer et devenir une figure incontournable. 

 

«Jamais je n’avais écrit les choses exactement telles qu’elles m’avaient été racontées — je ne connaissais personne qui le faisait. Parce que les gens, en général, ne racontent pas leur histoire dans un ordre qui permet de la comprendre. Rapporter leurs récits, ça voulait dire reprendre du début, reconstituer la séquence des événements, rendre sa logique à leur vécu. Décrire leurs larmes, mais les replacer ailleurs, là où ça avait du sens, parce que les gens ne pleurent pas toujours aux bons endroits; il faut poser ça où le lecteur peut s’y retrouver, pleurer avec eux.» (p.156)

 

Quel portrait terrible que celui de Catherine Leroux! Un monde sans pitié, où le chacun pour soi triomphe et s’impose dans des formules creuses et des images que les médias répètent jusqu’à donner le tournis. Une façon de faire qui arrive à détruire la cohésion sociale qui permet à chacun de vivre le mieux possible tout en s’appuyant sur une certaine vérité. Que faire quand tout devient une fiction et que l’on doute de tout ce que l’on peut entendre? Que dire devant le jeu de la démocratie et les débats parlementaires orchestrés par des spécialistes comme le démontre Catherine Dorion dans Les têtes brûlées? L’avidité des riches et des nantis, qui en veulent toujours plus, remontent à la nuit des temps. Nous avons l’exemple des GAFA qui accumulent des profits scandaleux en ne respectant aucune législation et en échappant à toutes les mesures fiscales. 

Oui, de plus en plus de gens ne peuvent plus revendiquer le droit d’avoir «sa chambre à soi» dans ce monde où le capital fait la loi et détruit tout ce qui faisait la civilisation et les pays libres. Un portrait assez saisissant et terrible de notre présent. Pourtant il y a de l’espoir et les humains sont toujours étonnants et pleins de ressources. Sidonie en est un bel exemple.

 

LEROUX CATHERINE : Peuple de verre, Éditions Alto, Québec, 288 pages.

 https://editionsalto.com/collaborateur/catherine-leroux/

mardi 16 avril 2024

COMME UN TERRIBLE ACCIDENT DE CHAR

JE LISAIS Joël Martel dans Le Quotidien du Saguenay–Lac-Saint-Jean, il y a de cela une éternité, il me semble, du temps où le journal était en papier. Il y signait des chroniques où nous pouvions l’accompagner dans la grande aventure de sa vie à Alma. Une façon de faire qui est devenue contagieuse depuis dans les médias! Il a tâté de la chanson et le voilà avec un roman, un premier, après s’être effacé de l’actualité pour je ne sais quelle raison. Le titre :Comme un long accident de char étonne un peu. Une page couverture «sinistre» où l’on voit un squelette pousser une tondeuse à essence. Horreur! La planète, la couche d’ozone, les changements climatiques, vous savez? Ce moulin à herbe veut notre peau, c’est connu. Le dessin de Francis Léveillé s’intitule : Ça sent la coupe. Voilà une ironie très particulière.

 

Joël Martel reste fidèle à sa démarche et j’ai eu l’impression de plonger dans une saga familiale. Son périple à partir de son enfance, y allant un peu au hasard, bondissant dans des souvenirs heureux et parfois plus difficiles, avec un sourire en coin, un humour grinçant. Tout tourne autour du père Jici, un personnage haut en gueule et en couleurs qui a vécu mille jobines et qui n’a jamais hésité à s’aventurer dans des zones grises pour faire commerce de certaines substances illicites. Il pourrait facilement être un héros de Sébastien Gagnon et Michel Lemieux, un chum de René dans Noir deux tons. Ils se seraient entendus comme des frères ou de vrais larrons qui ne se lâchent jamais.

 

«La première fois que mon père a eu le cancer, il était en plein procès pour trafic de cocaïne. À l’époque, je travaillais comme journaliste et, un matin, alors que j’étais à la pêche aux nouvelles, une source m’avait informé que mon père faisait partie d’un groupe de trafiquants qui venaient tout juste d’être arrêtés.» (p.17)

 

Il y a des pères comme ça et les enfants ne les ont pas choisis dans le catalogue des géniteurs. Des hommes qui font leur possible et qui peuvent être fort attachants. Les grands-parents, le fameux Jici, sa mère et des oncles et des tantes défilent dans le récit de Martel. Les rencontres familiales suivent les soubresauts de l’année civile et religieuse. Personne n’y échappe.

 

PERSONNAGE

 

Le vrai personnage de ce roman est la mort pourtant qui frappe à gauche et à droite, aveuglément sans épargner personne. «La seule justice», répétait mon paternel à moi. En ce sens, l’illustration de la page couverture se justifie. La mort se glisse dans les gestes les plus ordinaires. Elle entre dans la maison sur le bout des orteils même si personne ne l’invite pour un café ou une bière. Elle s’en prend aux bébés de Julie, la blonde de Joël. Heureusement, Charles, le fils unique, est là et en bonne santé. Il me semble qu’il portait le nom de Charlot dans ses chroniques du Quotidien. Des enfants qui n’ont pas la chance de démarrer dans la vie. Des moments difficiles pour le couple et particulièrement touchants. 

 

«Comme il n’y avait plus de liquide amniotique pour protéger le bébé, non seulement il était en danger de développer une grave infection, mais en plus, Julie risquait aussi d’être foudroyée, puisque son système immunitaire était vulnérable. Les médecins n’avaient donc pas le choix de provoquer la naissance de Lucie et étant donné que ses poumons n’étaient pas encore formés, elle décéderait dans les secondes qui suivraient sa naissance.» (p.130)

 


Jici a beau parler plus fort que tous, multiplier les projets et les frasques, il n’est pas invincible. Faut dire qu’il ne fait rien pour se protéger, fumant comme il respire. 

Une famille tricotée serrée malgré les écarts du père et les malheurs de tout le monde. Bien sûr, l’amour ne se traduit pas en mots dans un tel milieu. Les émotions et les sentiments restent toujours un peu en retrait. On se contente de foncer en fermant les yeux, en racontant des blagues pour ne pas pleurer. C’est comme ça que l’on parvient à garder la tête hors de l’eau. C’est la vie toute simple, au jour le jour, particulière et propre à toutes les familles. 

 

«On était autour de ma grand-maman à se partager des anecdotes pour tenter d’alléger l’atmosphère, mais il était impossible d’échapper à la réalité. Chaque seconde passée à ses côtés nous rappelait qu’elle était piégée à nous regarder sans pouvoir faire ou dire quoi. La mort, mais en version démo sur une disquette que tu achètes à la tabagie.» (p.13)

 

Je n’ai qu’à penser à mes frères que je croyais indestructibles et qui ont été fauchés avant même la soixantaine. Le cancer, le cœur qui cède et le long déclin de mon père touché par la maladie de Parkinson. Tous les clans ont une histoire de drames qui se collectionnent comme les photos jaunies dans un album. 

 

RIRE

 

Joël Martel se moque un peu pour ne pas pleurer, j’imagine, pour ne pas sombrer. Certains de ses proches semblent avoir une bière greffée à la main avant que ce ne soit le téléphone intelligent. On dirait que les familles sont faites pour nous donner un échantillon des malheurs de l’humanité et pour nous garder les deux pieds dans la réalité. Il faut être fait fort pour échapper aux pièges de l’hérédité, à des habitudes qui marquent notre enfance et nous implantent des réflexes que nous devons combattre pour vivre selon les préceptes de Santé Canada. 

Voilà l’histoire d’un fils qui a survécu à l’ombre de son père qui était un personnage qui faisait tourner toutes les têtes, celui que l’on entendait et que l’on écoutait quand il y avait un rassemblement. La fête de Noël, un anniversaire ou encore dans un salon funéraire enfumé pour le grand départ d’un proche, des grands-parents, d’une tante ou d’un oncle. 

 

ÉMOUVANT

 

Le romancier et musicien se débat avec un terrible héritage qui l’a marqué au cœur et au corps. C’est assez fascinant de constater que le père reprend sa place dans la littérature de maintenant, même s’il est tout croche et qu’il semble touché par une certaine folie et la mort. L’homme muet et absent, disait-on, il n’y a pas si longtemps de notre fiction et qui laissait tout l’espace aux femmes s’impose, avec ses travers et ses délires, ses extravagances et ses excès, s’étourdissant dans toutes les aventures possibles avant de se retrouver à la maison palliative, juste avant la grande envolée. 

 

«Les yeux de Jici, qui fixaient jusque-là la cigarette dans ses mains, se sont tournés dans ma direction et je me suis senti comme un chevreuil devant des phares de voiture. J’ai arrêté de parler et dans ma tête, ça a duré une bonne semaine. Ça se voyait que Jici se régalait. “Comment il va bien se sortir de ça, le fiston?” qu’il semblait se dire. Je me suis finalement contenté de baisser le regard, mais Jici a dit du mieux qu’il pouvait : “Ah ben… c’est sûr que c’est décourageant, mais quessé que tu veux faire?» (p.108)

 

On ravale en lisant Joël Martel, devant un cri d’amour qui se dit tout croche, un élan vers un «père marquant et un fils marqué» pour plagier la célèbre formule de Guy Corneau. 

Un roman qui malgré ses apparences «d’incroyable légèreté de l’être» du début plonge dans une tragédie marquée par la mort qui fauche toutes les familles. Heureusement, Joël Martel garde le goût de vivre et de témoigner, de parler vrai pour ceux et celles qui utilisaient la parole dans son entourage pour s’étourdir et cacher leur mal être. Pour masquer certainement leur désir de secouer une existence qui les étouffe et s’acharne sur eux. Un récit qui ne rate pas sa cible et qui vous laisse le motton dans la gorge. Parce que c’est l’histoire de ma famille, la vôtre et celle d’un peu tout le monde.

 

MARTEL JOËL : Comme un long accident de char, Éditions La Mèche, 144 pages.

https://groupecourteechelle.com/la-meche/livres/comme-un-long-accident-de-char/

mercredi 10 avril 2024

LA MERVEILLEUSE AVENTURE DU QUOTIDIEN

UN AUTRE Donald Alarie est toujours un bonheur. Trente et un courts textes cette fois qui nous entraînent dans le grand et petit monde de cet écrivain qui se veut un fin observateur de la société et des gens qu’il croise. Il suffit de s’attarder à quelques-uns des titres qui coiffent ses nouvelles pour comprendre la direction qu’il prend. Rencontre, Cauchemar, La liseuse, Trop, Abandon, Crainte. Un seul se démarque dans cette liste. Il survient à la fin du recueil et porte le nom d’une femme : Claire.

 

Donald Alarie continue son exploration contre vents et marées. Une forme de méditation, d’arrêt. J’ai toujours l’impression de retenir ma respiration, de gonfler la poitrine et de me laisser aller à la fin de son texte. Tout l’intéresse, tout le fascine. Il parcourt la ville et entre deux pas ou deux gestes, un regard, un marcheur qu’il croise et qui semble perdu dans ses pensées, et le voilà en train d’échafauder une courte histoire. Tout lui sert. Un lieu évoque un homme ou une femme et je l’imagine devant sa table de travail, un peu rêveur, inventant des scénarios comme tous les écrivains le font quand ils s’adonnent à leur passion. Peut-être que je fabule. Il est tout simplement attentif aux événements qui surgissent dans sa journée et qui peuvent devenir un sujet de nouvelle. Il y a toujours une petite merveille sous les cailloux que retourne Donald Alarie.

 

«Lorsque je rencontre quelqu’un, je me prépare habituellement à le saluer. Si je constate que la personne m’ignore, je retiens mes salutations, bien entendu. Je me dis qu’il y a des gens plus réservés, plus introvertis, qui se sentent mal à l’aise de saluer des inconnus.

Par contre, certains individus ne m’inspirent pas du tout l’envie de leur parler. J’ai l’impression, sans même les connaître, que nous n’avons rien à nous dire. Leurs vêtements ou leur démarche me mettent dans cet état d’esprit. Ou un tatouage trop en évidence.» (p.19)

 

Voilà tout l’art de cet écrivain. Un va-et-vient entre sa pensée et le monde ambiant, le mouvement de l’extérieur vers l’intérieur ou simplement le contraire, «le plus important dans la vie», affirme Frédérique Bernier dans Chimères. Rien de fracassant, je me répète, mais des touches délicates, un travail d’aquarelliste, une manière de traquer des événements qui bouleversent ou font sourire. La mort d’un proche par exemple, ou un incident qui change tout et qui brise un couple que l’on croyait indestructible. Tout ça en douceur, avec une empathie pour l’autre qu’il ne bousculera jamais par un geste ou une parole qu’il ne sent pas désirés par ce vis-à-vis.

Je pense que Donald Alarie vit beaucoup dans sa tête et qu’il aime échafauder des histoires à partir des petits riens qui parsèment sa vie. Un détail capte son attention et il continue sa promenade en ressassant un bout de phrase ou un court poème qui le suit depuis qu’il a refermé la porte de sa maison. Je ne sais trop pourquoi, peut-être à cause de ses publications antérieures, je le vois toujours en train d’arpenter la ville.

C’est surtout un fin observateur des humains qu’il aime surprendre dans leur quotidien, des événements qui transforment leur vie ou encore dans des occasions ratées. Des moments troubles aussi. Il croise une femme qui le prend dans ses bras et qui l’attire. Il apprendra plus tard qu’elle a des problèmes de mémoire. Il s’infiltre parmi les gens à la manière d’un vent très doux que l’on oublie, mais qui vient rafraîchir quand le soleil se montre un peu trop insistant.  

Je m’attarde à la nouvelle Rire ou pleurer. Une tablette se détache d’un mur, emportant des assiettes. Tout est fracassé. Lise aimait ces couverts qui faisaient partie de son héritage. Un simple incident pour Marion. 

 

«Même dans les jours suivants, Marion ne comprit pas la réaction de Lise. Elle ne voyait pas le caractère dramatique de l’événement. Et Lise ne comprit pas pourquoi son amie ne faisait pas preuve de plus de compassion à son égard. Ce genre d’accident est-il suffisant pour provoquer la rupture d’un couple? On pourrait répondre par la négative. Et pourtant, c’est ce qui se produisit dans les semaines suivantes.» (p.32)

 

Donald Alarie connaît le pouvoir des mots qui peuvent être à la fois si apaisants et si agréables à entendre et capables aussi de tout transformer. Tout est si fragile, si éphémère. Il suffit de si peu pour que tout s’écroule. 

 


HUMOUR

 

Il ne faut jamais oublier l’humour d’Alarie. Tout en subtilité et dans un détail ou un simple signe. C’est tout l’art de cet écrivain. La vie est comme de la porcelaine que l’on doit manier avec le plus grand soin dans l’univers de cet auteur. Il suffit de si peu pour que tout s’effrite. 

Donald Alarie a le don de déceler des mailles qui s’effilochent dans un gilet, un mot qui prend un sens différent, un geste qui est là, de trop souvent ou que l’on a retenu. Tout est toujours important dans nos relations avec les amis et le monde qui nous entoure. Tout nous touche, qu’on le veuille ou non, contribue à être ce que nous sommes avec les autres qui changent à notre contact comme nous nous transformons en les fréquentant. Une merveilleuse aventure que de s’avancer dans l’univers de cet écrivain.

 

TRAGÉDIE

 

Si Donald Alarie est sensible aux petites choses de la vie, il ne faudrait pas penser qu’il est immunisé contre les drames et les maladies qui viennent tout bouleverser. La mort d’une conjointe crée un vide terrible et transforme la réalité et des habitudes. Comme si tout se détraquait quand on perd un être aimé.

 

«Il se laissa aller, comme on dit. Il refusa les rôles qu’on lui proposait. Lui qui était toujours bien mis circulait maintenant vêtu comme un clochard. 

Un soir en revenant chez lui, il sentit une douleur aiguë au niveau de la poitrine. Il s’apprêtait à monter l’escalier, mais il n’y parvint pas. Il s’effondra. C’est un voisin qui le trouva, étendu par terre. Devant sa maison. Mort. 

Il mourut un an après Marthe. À quelques jours près. Au même endroit.» (p.91)

 

Un scénario improbable que la réalité nous réserve et qui peut, souvent, nous sembler tirer tout droit d’un film d’Hollywood. La vie est ça aussi et l’auteur sait si bien nous y plonger, avec ses miniatures.

Heureusement, Donald Alarie aborde la vie de façon plutôt positive et ses nouvelles peuvent toucher un peu tout le monde. Rien de compliqué, sinon toutes les surprises des jours et des nuits. L’amour, la vie des couples, une séparation, un froid dans une complicité que l’on croyait à l’abri de tout, le vieillissement (qui peut échapper à cette fatalité) et tout ce qui peut nous heurter ou nous bouleverser quand on fait le métier d’être vivant. 

C’est ce qui me fascine chez cet écrivain. Il m’accompagne, je dirais. Il me guide sans que je prenne vraiment conscience de son intention et de son empathie. Il se fait un formidable recenseur du quotidien. J’ai l’impression qu’il me prend par la main pour m’empêcher de glisser sur une plaque de glace comme on le ferait avec un ami proche ou sa compagne. Quels moments précieux que de lire les courts textes de cet écrivain qui manie les mots avec une justesse et une habileté rares!

 

ALARIE DONALD : Tous ces gens que l’on croise, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 136 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/681/tous-ces-gens-que-lon-croise

jeudi 4 avril 2024

COMMENT FUIR LA FRÉNÉSIE ACTUELLE

FAUT-IL se débrancher des bidules qui happent tout notre temps, s’isoler pour s’entendre penser et faire le ménage dans sa tête? Bertrand Laverdure tente l’aventure dans Opéra de la déconnexion. Comment y arriver dans une société où tout le monde circule avec un téléphone greffé à la main? Tous raccordés et sous perfusion. Le cellulaire, la tablette et les clics en continu nous hantent et nous excitent. Résultats : une population d’intoxiqués aux «likes», aux informations et aux rumeurs erronées, capable d’un lynchage en règle quand une personnalité effectue un faux pas, à aduler un semblant de prophète qui harangue les foules et vend des bibles pour payer ses frasques.

 

Bertrand Laverdure cherche à s’installer dans sa tête pour penser et ne pas être continuellement en réaction à des messages futiles ou encore des images qui nous poursuivent parce que des algorithmes ont décelé un intérêt pour certains sujets. Je suis envahi par des vidéos mettant en scène les chats sur Facebook. C’est vrai que j’aime les félins, mais pas au point de passer ma journée à suivre leurs facéties dans de courtes séquences.

 

«Ce qu’il veut, c’est écrire dans un monde sans médias, sans prises de parole continues, sans répliques, sans réclames, sans nouvelles du monde et des autres, sans rires imposés, sans tragédies humaines suçant son sentiment d’impuissance et son bredouillement de soi, sans les coupures infinies sur l’hébétude culturelle. Il ne veut pas le silence, impossible à atteindre, mais se donne comme défi de réduire les bruits parasites qui lui rappellent constamment sa vétusté d’atome critique. Il veut mourir au sous-sol refait de l’édifice littéraire.» (p.58)

 

Comment se couper des sons et du « murmure marchand » qui nous pourchassent partout, des écrans qui captent l’attention?

Le silence fait peur. Il l’a toujours fait. Nous avons réussi à le traquer, à l’éliminer de tous les espaces publics. Il doit y avoir une musique, une trame sonore qui nous suit comme dans les films, des paroles, des incitations à consommer et à se procurer le dernier véhicule électrique en vogue pour être un aventurier heureux. 

J’ai le vertige devant la télévision ou quand je tente d’écouter la radio. Au petit écran, le camion gruge l’espace de presque toutes les émissions qui pourraient être intéressantes. (Je ne pense pas aux chaînes spécialisées et libres du monde marchand) Des gens, autant de gars que de filles, de minorités visibles, foncent à toute vitesse sur des routes de campagnes, plongent dans l’eau et la boue, polluent et souillent l’environnement. C’est ça vivre, mettre du RAM dans sa vie. Et qu’apprendre des remplisseurs de vides (ceux que l’on nomme encore animateurs à la radio) qui parlent à une vitesse qui donne le vertige? Je me demande tout le temps comment ils font pour respirer ces agitateurs, ce qu’ils disent quand ils s’intéressent à la dernière nouvelle des réseaux sociaux. Ils nous mitraillent avec leur langue marmonnée, lisse et à peu près incompréhensible.

 

RETOUR À SOI

 

Pour créer, être soi, vrai et authentique, l’écrivain cherche à se couper de ce bourdonnement et à se brancher sur la petite voix qui repose en lui et qui risque d’être étouffée par la cohue. Cette voix que l’on traque de toutes les manières possibles et que l’on assassine dans notre rage de consommation. Personne ne s’entend penser dans la rumeur des lieux publics. Moi qui vis dans une forêt, là où l’on peut écouter les cris de la corneille, les rires de la mésange et la complainte de la sittelle, un endroit où le renard me visite régulièrement pour me dire bonjour, je suis protégé de cette cavalcade. Oui, je sais, je suis déphasé et je passe trop de temps le nez dans les livres. C’est peut-être pourquoi j’aime la quête de Bertrand Laverdure.

 

«D’abord et avant tout, écrire un opéra sur la déconnexion. Mieux comprendre l’effet de la mise au rancart de ce qui vient nous distraire avec componction, bienveillance, rappels fréquents, saluts amicaux et barge à émotions consuméristes. La foule ouvre les valves d’un barrage à retenue. Nous vivons dans la société de l’intérieur émotif magnétisé. L’intangible des traumatismes est devenu l’unique cryptomonnaie.» (p.86)

 

L’écrivain trouve des maîtres dans l’art de la déconnexion. Olivier Messiaen, musicien et compositeur du Quatuor pour la fin du temps et Olga Tokarczuk, une psychothérapeute et auteure d’origine polonaise, lauréate du prix Nobel en 2018. Une femme qui a choqué, secoué les conventions et provoqué les bonnes âmes. Elle a reçu des menaces de mort comme cela se fait pour un oui ou un non de nos jours. Une dissidente, une vraie, une marginale et une penseuse libre. 

Laverdure s’attarde surtout à Olivier Messiaen et à son Quatuor pour la fin du temps. Une musique écrite dans un stalag de Silésie en 1940, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Une pièce en huit mouvements pour violon, violoncelle, clarinette et piano. Créer une œuvre semblable, dans des conditions à peine imaginables, est un exploit. Une instrumentation saisissante où les virtuoses cherchent à se rejoindre pour faire un tout, comme s’ils étaient prisonniers de l’époque et de l’espace. Ils parviennent à l’harmonie à deux reprises seulement lors de l’interprétation. Oui, l’harmonie n’est pas chose normale et naturelle dans un monde concentrationnaire où toutes les pulsions et libertés sont niées. J’écoute Messiaen avec un pincement au cœur. Toujours.

 

«La musique est une porte invisible vers ce que vous voulez. C’est-à-dire tout ce qui n’est plus la loi, l’usure physique et mentale, l’abrutissement sisyphéen des demandes de tous et l’ennui des tâches quotidiennes. La musique fait un trou dans la grisaille rude des camps de prisonniers.» (p.82)

 

Quelle entreprise singulière que celle de Bertrand Laverdure! Et quelle réflexion nécessaire dans le monde de maintenant, où le silence a été traqué par la rumeur! Il y a peut-être encore des lieux où il est possible de s’abriter, d’écouter le silence qui peut devenir inquiétant quand on a oublié ce qu’il était. Il reste peut-être quelques églises laissées à l’abandon, ces lieux de calme et d’attente. Des refuges dans ce «murmure marchand» qui vous anesthésie comme l’a si bien dit Jacques Godbout. 

 

PAROLES

 

Bertrand Laverdure parle juste, dans Opéra de la déconnexion, prône un retrait pour s’installer dans sa pensée, son être et sa propre individualité, pour retrouver les mots pour le dire. C’est tellement important et nécessaire cette reprise de soi, cette quête du silence qui porte la réflexion et l’originalité.

Faut-il se dépouiller de tout, se centrer sur soi pour créer, marcher dans la marge comme Olga Tokarczuk qui ose contredire ceux qui ont tout intérêt à maintenir le brouhaha qui fait bouger les populations dans une même direction?

Je pense à ce qui se passe aux États-Unis pendant une campagne électorale étrange où le mensonge et la manipulation tiennent le haut du pavé. Un scrutin en novembre prochain qui va décider de la démocratie ou de ce qui en reste dans le pays d’Abraham Lincoln. 

 

REFUGE

 

Il faut couper le courant pour trouver un espace où se dire, pour cerner l’être en soi qui cherche à s’épanouir. Olivier Messiaen l’a fait dans une indigence incroyable, dans un camp où la mort était omniprésente. Il a créé une musique qui voulait mettre fin au temps de la pensée unique, aveugle et sourde, au temps de la folie, de la démence, de la propagande et des slogans qui anesthésient le cerveau pour aller vers un monde éthéré et libre. 

Un livre percutant, iconoclaste de Bertrand Laverdure, nécessaire, essentiel pour ceux et celles qui n’ont pas la cadence dans une société de plus en plus bruyante et imprévisible. Laverdure refuse de se faufiler dans ces médias hantés par les clics et les «j’aime».

Je préfère lire Bertrand Laverdure et m’émerveiller de la présence des oiseaux qui se font plus rares, dirait-on. Ou encore de l’écureuil toujours un peu étrange dans sa façon de bouger et de s’imposer dans mon environnement.

 

LAVERDURE BERTRAND : Opéra de la déconnexion. Éditions Mains Libres, Montréal, 114 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/bertrand-laverdure/opera-de-la-deconnexion.html

mercredi 27 mars 2024

COMMENT FAIRE LE MÉNAGE DANS SA VIE

ÇA PREND du courage pour aborder des problèmes aussi personnels que les troubles de comportements et les questions de santé mentale. Surtout celle d’un père. C’est la détermination qui anime Danny Émond dans Fermer les yeux ne suffit pas. Il s’agit d’un roman, bien sûr, pas d’une autobiographie ou d’un témoignage, il ne faut jamais l’oublier. Ce qui vient du réel et de la vie, ce qui nous emporte dans la fiction, seul l’auteur le sait. Qu’importe! L’ouvrage donne l’impression que Danny Émond raconte la vraie histoire de son père. Difficile de ne pas accomplir le pas dans ce genre de narration. 

 

Paulo est instable. Il bascule souvent dans des périodes d’activités intenses qui ne durent jamais, suivies de moments difficiles et dépressifs. Rebelle, farouche (il n’accepte aucune contrainte), l’homme n’en fait qu’à sa tête, se lançant dans des projets étranges et toujours un peu farfelus. Il fonce, les yeux fermés, pendant un certain temps, laisse tout tomber et passe à autre chose. De quoi déstabiliser son épouse et son fils qui ne savent jamais sur quel pied danser. 

 

«Paulo nous trimbalait, ma mère et moi, dans les quartiers de la basse-ville, d’un logement à un autre, dans les rues où les blocs bruns similaires s’alignaient. Changement de travail, créanciers harcelants, chicanes de voisinage : toutes les raisons étaient bonnes pour voir ce que le destin nous réservait ailleurs.» (p.15)

 

Nomade dans la ville jusqu’à ce qu’il achète une maison en banlieue et s’installe pour tenter d’y vivre «normalement» et pratiquer son métier de soudeur. Surtout, il trouve un refuge dans son garage (le royaume de bien des hommes) où il peut se livrer à ses lubies et fraterniser avec tous les jeunes du quartier qui en font leur idole. 

Le fils reste à l’écart, témoin de l’agitation de ce père fascinant, différent et rejeté en quelque sorte. Il ne pourra jamais suivre son héros comme les enfants le font. Paulo est changeant, pareil aux reflets du soleil sur l’eau et déstabilise tous ceux qui partagent son quotidien.

Fou de moto, il aime partir et rouler sur les routes pour se perdre peut-être, échapper aux remous de son esprit, se sentir libre d’aller où il le veut. Peut-être aussi qu’il rêve, en bifurquant dans une rue, ou un chemin de traverse, de réinventer sa vie? Il déteste son travail de soudeur et son corps encaisse tous les coups qu’il lui inflige, fonçant toujours vers l’inconnu et flirtant avec le danger. 

 

«Et moi, je restais en retrait et j’observais, secrètement jaloux, ces jeunes qui passaient beaucoup de temps avec Paulo. Moi, j’étais un enfant solitaire, taciturne, maladroit. Coupé du monde, je vivais dans ma chambre, dans ma tête, avec des livres et peu d’amis. Mon intérêt pour les choses pratiques avoisinait le point de congélation et je peinais à feindre un quelconque enthousiasme.» (p.25)

 

Arrive la tragédie après toutes les tribulations de Paulo. Il se retrouve en prison : accusé d’homicide involontaire. Au bout du rouleau à sa libération, incapable de se discipliner et de prendre régulièrement les médicaments qui le calment et le tranquillisent, il décide d’en finir dans son lieu, dans son garage. Des moments terribles pour le fils, on s’en doute. 

 

LA MAISON

 

Comme cela arrive souvent, les proches doivent vider la maison avant de la mettre en vente. Fermer les yeux ne suffit pas repose sur ce travail fastidieux où tout ce que quelqu’un a entassé pendant des années se retrouve à la poubelle. Tous ces objets qui n’ont de sens que pour celui qui les a accumulés. 

Le narrateur revient sur son enfance, son adolescence en découvrant tout ce que Paulo a abandonné derrière lui après la séparation d’avec sa mère. Oui, une fois le fils devenu autonome, elle a pris ses distances pour ne pas être emportée par les remous que son mari laissait dans son sillage. 

Des moments bouleversants, une plongée dans son histoire et celle de son père, une belle façon de faire son deuil, de cerner ce père si original et particulier. Nous y découvrons aussi le narrateur, bien sûr.

Les chambres, les placards, les armoires sont remplis d’objets et portent des souvenirs. Des heures émouvantes, des gestes nécessaires pour effectuer le grand ménage dans sa vie. Une manière de voir le chemin parcouru également. Ça donne un récit inoubliable et non linéaire qui illustre la vie de Paulo qui a multiplié les projets, les allers et les retours. 

 

«Ça a été comme ça toute sa vie… Il se lançait la tête la première dans une passion aveugle avec un enthousiasme immodéré et un souci maniaque du détail, obtenait des résultats rapides et surprenants. Tout à coup, il se sentait submergé, les fils se touchaient, il abandonnait tout, végétait pendant une période indéterminée, puis se cherchait une nouvelle occupation. Et l’histoire se répétait.» (p.38)

 

Un récit étonnant, terrible de lucidité pour un enfant qui voit le père se consumer comme la flamme du chalumeau qui sert à la soudure, ce père qu’il aime malgré ses travers et qu’il regarde se débattre dans les pièges de ses lubies jusqu’à ce qu’il commette l’irréparable. 

 

LE POINT

 

Comment oublier, comment tourner la page? Le passé nous pousse dans le présent et les méandres de l’enfance ne s’effacent jamais malgré tous les efforts. Les premières images, les premières douleurs peuvent s’atténuer un peu en multipliant les sédiments autour de soi, en élaguant tout ce qui rappelle une époque révolue, mais elles ne se dissipent jamais.

 

«Malgré des dizaines de sacs à ordures alignés au bord de la rue, la maison n’est pas complètement vidée. Je vais devoir y retourner. Peut-on se débarrasser d’une vie en une journée? J’ai beau vouloir balayer mon passé, ça ne le fera pas disparaître. Que je le veuille ou non, moi aussi j’ai l’âme trouée. Il y aura toujours au fond de moi l’ombre d’un petit garçon qui a peur. La mienne et celle de mon père.» (p.107)

 

Un récit troublant, tout simple, vrai et émouvant. La blessure reste, le fils le sait, même s’il n’a pas suivi les traces de ce père qui a connu les orages dans son cerveau. Je pense à Christian, le narrateur de Dany Leclair dans Ces eaux qui me grugent, qui se débat avec une fatalité qui pèse sur ses épaules. Tous les hommes de sa lignée ont mis fin à leurs jours. L’héritage est terrible et il n’y a pas que les flots du déluge du Saguenay qui menacent de l’emporter. Et que dire de Michaël Delisle qui ne cesse de revenir sur les pas de son père?

Voir un proche se détruire peu à peu dans des entreprises plus folles les unes que les autres doit être particulièrement difficile et perturbant pour un enfant. Et la peur aussi, la crainte d’être possédé par cette souffrance et de tout tenter pour y échapper. Impossible de demeurer indifférent devant tant d’amour refoulé. 

Paulo était fascinant dans ses extravagances malgré le mal qui le rongeait. Il aura été le meilleur père qu’il pouvait dans les circonstances. 

Il l’avoue. 

Un homme qui ne pouvait que faire des dégâts autour de lui malgré son bon vouloir. C’est dur, difficile, mais Danny Émond démontre aussi dans Fermer les yeux ne suffit pas que les enfants ont une formidable capacité de résilience. Ils peuvent vivre les pires épreuves et faire preuve d’une sérénité étonnante devant les peurs, les craintes qui les grugent. Un témoignage qui oscille entre la douleur et la fascination, l’amour et l’abandon. 

Pour atteindre un certain équilibre, il faut se dépouiller, vider toutes les pièces de son enfance et tous les tiroirs. C’est la seule manière de continuer à rédiger sa propre histoire. L’écriture peut servir à ça.

 

ÉMOND DANNY : Fermer les yeux ne suffit pas, Éditions Hashtag, Montréal, 120 pages. 

https://editionshashtag.com/product/fermer-les-yeux-ne-suffit-pas/