lundi 6 juin 2016

Qui entend les hurlements qui viennent du Nord

Une version de cette chronique est parue
dans Lettres québécoises, Été 2016,
numéro 162.
LE NORD DU QUÉBEC est un territoire de plus en plus présent dans la littérature québécoise. Il a été longtemps un espace dont on ne parlait pas et dont on rêvait. Yves Thériault, avec Agaguk, a été un précurseur en situant l’intrigue de son roman dans ces territoires hostiles et sauvages. C’était en 1958. D’autres écrivains ont suivi. Je pense à Paul Bussières avec Qui donc va consoler Mingo, un roman intense, une histoire d’amour et de vengeance. Jean Désy vient rapidement dans la liste. Ce coureur du froid a écrit sur ce vaste territoire, le sillonnant en amoureux qu’il est de ces espaces où l’humain fait face à une autre dimension. Un monde pour les aventuriers qui veulent connaître l’envers d’un Québec mal connu et souvent réduit à sa partie sud. Juliana Léveillé-Trudel présente un Nord miné par l’alcool, les drogues et la présence des hommes du Sud qui débarquent avec armes et bagages, séduisent des jeunes femmes, souvent des adolescentes, pour les quitter à l’automne dans le désarroi, la colère et la douleur.

Le Nord fait encore rêver les politiciens, surtout depuis la construction des grands barrages de la Baie James pour la production d’électricité. Symbole aussi d’argent vite fait et de prospérité pour les travailleurs. Un pays qui fait saliver les gouvernements qui imaginent une ruée vers les trésors miniers, créant ainsi un nouveau Klondike où tout est possible. Il semble que nous ayons toujours besoin d’un territoire où il est possible de rêver d'un recommencement, de tout changer et d’en revenir couvert d’or et d’argent. Le Nord-du-Québec est l’un de ces derniers espaces où le rêve et le fantasme peuvent encore germer. Les Inuit en particulier, subissent l’envahisseur en silence. Il arrive en avion avec ses machines, ses projets et des substances qui leur fait perdre contact avec leur réalité. Quand on n’a plus aucune emprise sur son environnement et son réel, il reste à s’aventurer dans le rêve et les illusions.
La narratrice de Nirliit s’occupe des enfants pendant les jours sans nuit de l'été où ils sont abandonnés à eux-mêmes et errent partout. Les travailleurs sont revenus avec les outardes, provoquant des remous dans la communauté, une certaine fébrilité. Ces mâles fascinent les jeunes femmes comme la flamme attire les papillons. L’aventure, le différent, le rêve de bousculer un quotidien tellement monotone. Une chance de croire que l’avenir peut échapper aux balises qu’elles connaissent. Ils sont tellement différents des hommes du village et ils ont l’attrait de l’étranger, de celui qui vient de loin.
Richard Desjardins a fait une chanson magnifique sur ce sujet pour Elisapie Isaac sur une musique de Pierre Lapointe. Il chante le drame d’une femme du Nord qui aime un Blanc. Il est là le temps d’une saison et repart avec tous les espoirs dans son sac.

T'es attirant comme un beau piège
Tes lèvres brillent comme un appât.

Elsie sait que son amour est impossible et qu’une autre femme attend son homme dans le Sud, mais elle rêve, aime, souffre et baisse la tête. C’est tout le drame de Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel.
Les Inuit surveillent ces hommes qui construisent des maisons ou des écoles, réalisent des projets qui souvent ont été imaginés par des gens du Sud qu’ils n’ont jamais rencontrés, qui savent ce qu’il leur faut et ce dont ils ont besoin. On les consulte si peu, si mal et est-ce qu’on les entend quand ils parlent. L’impression de ne pas avoir une langue commune même s’ils utilisent les mêmes mots.
Ils restent l’alcool, la drogue qui fait perdre la tête et qui peut mettre sa vie en danger et celle des autres. On paie jusqu’à 200 $ pour un dix onces de vodka. On boit, on hurle, on se bat, on baise avec n’importe qui, on mange n’importe quoi, on s’élance sur un tout-terrain pour fuir sa rage et se perdre dans la toundra qui avale tout. Le mari sait que sa femme le trompe avec l’étranger. Il baisse la tête, serre les poings, et sous l’effet de l’alcool peut éclater et commettre le pire. Elles sont si belles ces jeunes filles à peine rescapées de l’enfance et de l’innocence. Elles vivent un moment de grâce, le temps d’une saison en fermant les yeux pour ne pas penser à l’avenir.

Combien de temps avant que les nombreuses grossesses et les Coke enfilés à la chaîne ne vous fassent prendre une cinquantaine de livres ? Combien de temps avant que l’alcool, la cigarette et les nuits blanches ne rident prématurément vos visages, que les dizaines de sortes de bonbons disponibles à la Coop n’aient raison de la plupart de vos dents, combien de temps avant d’avoir vingt-cinq ans et d’en paraître quarante ? Des fois c’est très court, des fois vous atteignez le summum de votre beauté à treize ans et c’est terminé à quatorze, des fois vous êtres trop dures pour vous-mêmes ou alors c’est la vie qui ne vous fait pas de cadeau, des fois quatorze ans et déjà fanées les jolies roses du Nord. (p.29)

Drame

On imagine mal le drame de ces populations, les bouleversements survenus dans ces communautés de nomades depuis l’arrivée des Blancs et des missionnaires. En 1950, par exemple, les envahisseurs ont éliminé les chiens de traîneaux pour sédentariser des populations qui ont survécu en se déplaçant sur ce territoire immense selon les rythmes que la nature impose. Autant leur couper les jambes et les séquestrer. Ils sont perdus depuis, déboussolés, déchirés entre la tradition et une vie qu’ils ont du mal à comprendre. La sédentarité pour eux, c’est renoncer à leur nature profonde. Ceux et celles qui vont là-bas pour aider, comprendre, les accompagner ne peuvent que constater les dégâts. Nomades amputés, ils ne savent plus que fuir leur réalité qu’ils détestent, tuer dans un délire éthylique ou mettre fin à leurs jours.
Les jeunes femmes vivent « le grand amour » pendant quelques semaines, refusant de penser à l’automne, aux jours qui vont rétrécir. La même histoire se répète été après été. Les hommes remontent dans les avions et laissent un vide impossible à combler, une vie qu’il faut tenter de colmater. Ce n’est pas souvent possible parce que la rupture a été brutale et douloureuse. Les Inuit ressentent ces blessures d’amour au plus intime de leur âme. Il y a l’été où tout leur échappe et l’autre saison où il faut guérir ses blessures d’être.

Elle se demande comment on fait, comment on fait pour guérir son cœur, comment on fait pour s’empêcher de trembler et de continuer à espérer, encore. (p.171)

Un problème sociétal qui ne cesse d’empirer. C’est du moins ce que les récits qui se multiplient laissent entendre. Il faudrait peut-être empêcher les Blancs de venir semer la pagaille, laisser ce territoire aux autochtones pour qu’ils en fassent un pays qui correspond à leurs préoccupations et à leurs traditions. Comment résister à l’envahisseur ? Comment retrouver son être profond de nomade ?
Il faudra du temps, de la patience parce que les blessures sont profondes et que la convoitise des Blancs est là, émoustillée par la présence des minéraux précieux qui fait saliver les profiteurs, que d'autres projets risquent encore d’ignorer ces populations qui ne savent que se perdre dans les drogues et l’alcool. Le délire, c’est tout ce qu’ils peuvent partager.
Nirliit décrit un drame omniprésent dans les ouvrages de Jean Désy, mais qu’il n’aborde que rarement de front, préférant s’isoler dans une nature qui le transporte et l’enivre. Juliana Léveillé-Trudel est sans pitié en racontant l’histoire de ces jeunes femmes, à peine échappées de l’enfance, qui risquent tout devant le sourire d’un envahisseur même si elles savent que l’abandon, la solitude et souvent la violence les attendent après un si court été où elles rêvent d’abolir toutes les frontières.
Un récit terrible, le plus dur, le plus senti que j’ai lu sur ce pays si près et si loin. Un texte qui ne pardonne pas.
Une manière toute simple de raconter des drames qui m’ont laissé étourdi, comme foudroyé par la violence de ce pays si vaste et si beau. C’est tout le drame de l’Amérique qui se répète depuis que des Blancs se sont installés sur des territoires qui ne leur appartiennent pas. Les autochtones n’ont su que baisser la tête jusqu’à maintenant, mais il faut espérer que tout va changer. La mort lente de ces femmes en Abitibi ou sur la Côte-Nord, ces femmes enfermées dans un silence terrible, ne peut que nous faire frémir. Étrange, mais je racontais un peu ces contacts perturbants dans La mort d’Alexandre où des forestiers se permettent tout face aux Cris de l’Abitibi. C’était en 1982, mais personne ne semble entendre ce que les écrivains racontent. Louis Hamelin l’a fait dans Cowboy en décrivant le drame des Indiens et les terribles effets de ces contacts destructeurs. Je peux encore citer Lucie Lachapelle et Gérard Bouchard dans Uashat. Mais qui écoute le cri des écrivains au pays du Québec ? Espérons que le drame si terrible et si émouvant raconté par Juliana Léveillé-Trudel aura des échos. Surtout qu’il est question d’en faire un film. Peut-être que l’on entendra enfin les cris de désespoir qui proviennent du Nord pour tromper notre quiétude.

LÉVEILLÉ-TRUDEL JULIANA, NIRLIIT, Éditions LA PEUPLADE, 184 pages, 21,05 $

PROCHAINE CHRONIQUE : Les sanguines d’Elsa Pépin publié chez Alto.

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