jeudi 15 décembre 2005

Robert Lalonde et les sources de l'écriture

«En ce temps-là, on pouvait encore ouvrir les fenêtres des autobus» (p.9). Tout commence comme un conte, avec cette phrase qui découpe l’espace entre le temps du narrateur et du récit. On apprendra plus loin que l’enfant de l’autobus a treize ans. «Je respirais le vent d’automne, le parfum puissant des feuilles sous la pluie. J’avais sorti la tête et respirais, sans penser à rien.» (p.9)
Voici le monde d’un jeune garçon effarouché qui refuse toutes les balises. Le lecteur trouve dans «Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure?» les germes qui feront de Robert Lalonde un écrivain exceptionnel, un comédien et l’homme unique qu’il est. La genèse aussi d’une œuvre romanesque remarquable qu’il impose depuis plus de vingt ans. Encore et toujours un très grand bonheur de lecture.
J’ai lu le dernier Robert Lalonde. C’était en octobre, les feuillus s’épouillaient et il était difficile de croire à l’hiver. Maintenant, l’envie me prend de relire ce roman, d’en soupeser chaque page pour en déguster les phrases et les images.

Le roman

Tout le roman de Robet Lalonde passe dans cette première scène. L’enfant à genoux sur le siège de l’autobus, la tête à l’extérieur pour s’échapper et plonger dans un automne qui secrète toutes les ivresses. Il cherche à fuir, mais demeure prisonnier. Le narrateur a beau échafauder des mondes dans sa tête, être ballotté entre les jours d’enfermements et les congés, il reste amputé de son enfance. Le pays qui grise et saoule, l’enfant de l’autobus l’a perdu. On l’a sevré de «ses trois pins», du museau amoureux de son chien en l’envoyant au collège. L’autobus le ramène à la maison, mais le parcours est inutile. Il est coupé à jamais de cette enfance.
Comment vivre quand on étouffe dans son corps?
«Je ne suis jamais là où je suis. Je ne pourrais pas, je deviendrais fou. De temps à autre, je m’ébroue, me secoue. J’attrape un mot lâché par le professeur, une image dans mon manuel d’histoire, des simagrées sur le tableau noir, un assourdissant accord d’orgue et je tente, avec ça, de revenir dans la classe, à la chapelle, avec les autres. Mais ça ne dure pas.» (p.36)

La survie

La révolte de l’adolescence, la mort aussi, comme seul un enfant peut la sentir. L’angoisse de la poussée vers le monde adulte peut-être et cette volonté de se «préserver» comme son grand-père l’a fait. Un grand-père qui, dans son journal, a tout dit. Heureusement, il y a l’amitié un peu trouble de Jean-Pierre, son alter ego et Nelson qui l’accompagnera au pays des ombres. On pourrait bifurquer ici du côté du «Grand Meaulnes» d’Alain Fournier. Il y a des similitudes.
Des évasions, des rêves, la survie en noircissant des bouts de papier chiffonnés au fond des poches, des messages qui permettront, peut-être, comme le Petit Poucet, de refaire le chemin à l’endroit ou à l’envers. Il y aura des éclaircies avec «La Flore laurentienne» du frère Marie-Victorin et la musique de Jean-Sébastien Bach. Heureusement!
Le jeune Robert vit son calvaire et une sorte d’illumination qui le pousse à deux doigts de la mort.
«J’étais monté jusqu’au soleil. Il se levait sur les toits. Il allumait la hauteur des arbres, il dominait la ville et je la surpassais avec lui. Le monde était si grand, si clair. Je l’avais cru petit et noir. C’était que j’étais tout en bas, le nez collé aux choses, aux livres, aux gars, aux murs, à mon chagrin. Ce n’était pas une vie.» (p.155)
Quand le grand garçon réchappé de l’enfance grimpe dans la boîte du camion de son oncle, à la fin, il est dorénavant de l’autre côté de la vitre. Il a survécu, mais il est aussi plus étranger que jamais.
«Le vent me fouettait le visage, les épaules, les bras. Le vent m’échevelait, m’assourdissait, me remplissait les yeux de bonnes larmes fraîches. C’était bon. C’était fini. Ça commençait.» (p.157)

«Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure?» de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal.

Sergio Kokis force le lecteur à choisir

La gare est réédité chez Lévesque Éditeur
«La gare» de Sergio Kokis nous plonge dans une fable qui aspire le lecteur. Impossible de s'échapper après en avoir amorcé la lecture. Un véritable thriller. L'étau se resserre autour d'Adrian Traum, le personnage qui nous plonge dans un monde peu rassurant. Du très bon Sergio Kokis.
Dans un milieu souvent hostile, les héros de Sergio Kokis doivent se questionner. Toute tricherie est impossible. Plus rien ne tient et les masques tombent.
Adrian Traum n'a guère le choix. Le fait qu'il soit ingénieur, cadre dans l'usine de son beau-père n'aide en rien. Distraitement, peut-être poussé par un désir inavoué, il descend dans une gare perdue au milieu de la steppe et oublie de repartir. À Vokzal, les trains ne viennent plus. Traum se retrouve au milieu du monde avec un chef de gare qui n'aime pas être perturbé. Il lui faut marcher jusqu'au prochain village où quelques familles vivent de l'élevage du mouton. Ils n'attendent aucun visiteur et jamais personne ne quitte le village. Une société scellée, méfiante devant l'étranger et tout ce qui perturbe l'ordre.
«Adrian se sentait bien mal à l'aise puisqu'il percevait distinctement les regards que les gens alentour jetaient à la sauvette dans sa direction, comme s'ils surveillaient ses réactions.» (p.62)

Justification

Adrian doit répéter son histoire. Les villageois se méfient. Personne ne croit à sa version des faits. Constamment, il est forcé de se justifier face à Otto, le chef de police, ou Mathias l'aubergiste et maire de la commune.
Il attend, répète que sa famille va venir le chercher mais la fameuse voiture ne surgit jamais. Que faire? S'abandonner aux charmes de Maria et aux attentions de la vieille Mila? Se réfugier en marge du monde...
Peu à peu, il abandonne les habits du citadin qu'il est, se glisse dans les vêtements du fils Joseph, le fils idolâtré de Mila.
«Adrian se résigna ainsi à porter les godillots militaires que Maria avait gardés du temps du soldat déserteur. Même s'ils étaient beaucoup plus confortables et convenables pour la campagne, ils provoquaient chez lui un sentiment désagréable, comme s'ils représentaient la perte définitive de son identité citadine.» (p.133)

La réalité

Peu à peu, avec Maria que tous les mâles possèdent au village, selon des règles immuables, Adrian Traum ouvre les yeux. À Vokzal, tous sont capables de tuer pour préserver leur tranquillité et protéger des secrets. Ils ont tué Joseph, le fils de Mila qui devenait dangereux et le soldat déserteur.
Maria est la femme que tous les mâles se partagent selon la loi du troupeau.
«Tu ne peux pas t'imaginer ce qui se passe derrière les portes des maisons de ce village isolé du monde. C'est une vie sauvage, qui ressemble à celle des étables et des enclos. Le jour, tout a l'air paisible, mais les nuits sont remplies de violence et de gémissements. De cris de plaisir aussi, pourquoi pas?» (p. 201)
Restera-t-il à Vokzal comme Théodor, le passionné d'échec, qui n'est jamais reparti?

Les choix

Adrian retrouve ses instincts, son assurance et choisira de partir après avoir discuté avec le chef de gare, le vieux Cyrille, un sage à sa manière.
Une histoire banale mais ce qui importe, c'est la quête, les questions qui forcent Adrian à faire le tri dans sa vie. Est-il ce qu'il est ou seulement le prisonnier de certaines conventions? Peu à peu il assume sa vie, la liberté, la vérité en tournant le dos au monde ancien.
«Pour la première fois depuis très longtemps, Adrian se sentit entièrement libre et confiant, car il allait seul vers une véritable aventure, au risque de sa vie et sans devoir en rendre compte à qui que ce soit.» (p. 210)

«La gare» de Sergio Kokis est paru chez XYZ Éditeur.

Jean O’Neil continue son exploration du Québec

Jean O’Neil, depuis des années, sillonne le Québec, raconte ses périples, esquisse des portraits d’hommes et de femmes. Cette fois, il nous entraîne au Témiscaminque et en Abitibi.
Un pays tout neuf comme on dit, un pays sans frontières qui a servi de déversoir «lors du retour à la terre». Rapidement, cet espace de lacs et de forêts d’épinettes, est devenue un Klondike. L’or et les métaux ont tout changé. L’Abitibi devenant le lieu où il était facile de s’enrichir en claquant des doigts. Du moins on le répétait!
O’Neil plonge dans ce pays mal connu, invente Mélodie qui devient muse, fantasme et guide. Même Champlain est du voyage.

Topographie

Intéressant d’apprendre qu’Eugène Rouillard a baptisé ce territoire du nom des officiers de Montcalm. Il était président de la Commission de géographie et responsable de la toponymie au Québec au moment de la colonisation.
«Quelques noms des cantons de ces braves? Du régiment de la Reine, Des Méloizes, Roquemaure, Hébcourt, Montbray, Dasserat; du régiment de la Sarre, Palmarolle, Duparquet, Duprat, Beauchastel; du Royal-Roussillon, Chazel, Poularies… » (p.35)
Des rencontres avec Michel Pageau, celui qui chante avec les loups. Il est devenu un héros après le passage de la télévision. Anne-Marie Larimée a inventé l’école à Saint-Clément-de-Beaudry et une foule de gens qui jurent que tout est possible dans ce pays. Même le cardinal Marc Ouellet a joué au hockey en Abitibi.
O’Neil décrit ce pays de façon attendrissante quand il se laisse porter par la Harricana ou «la forêt enchantée» de Ville-Marie que j’ai eu le plaisir de visiter.
«Dans les eaux dormantes des fossés qui bordent les routes du Québec fleurit d’abord la salicaire, rouge, un peu moins que le sang, mais rouge à grandeur des chemins d’été qu’elle accompagne. Plus on avance vers le Nord toutefois, plus la salicaire cède sa place à l’épilobe, qui fleurit entre les jambes de l’orignal, qui fleurit rose tirant sur le violet dans une espèce de magenta qui décore tout un morceau de pays.» (p.105)
Des explorateurs, des inventeurs, des hommes et des femmes qui aiment ce pays et en parlent d’abondance. Des rencontres avec des joueurs de hockey, des politiciens, des curés, un évêque et qui encore?  Les originaux ne manquent pas.
Mais pourquoi Jean O’Neil ne mentionne jamais les écrivains qui décrivent ce pays sauvage et envoûtant? Jeanne-Mance Delisle, Jocelyne Saucier, Louise Desjardins, Susanne Jacob, Pierre Yergeau, Lise Bissonnette et Raoul Duguay sont aussi intéressants que Réal Caouette et Jacques Laperrière...
Encore une fois O’Neil manque de tonus. Mais certainement le récit le plus réussi… dans le genre O’Neil. Autant son écriture s’élève en épiphanies, autant elle devient anodine dans la page suivante.

«Mon beau Far West» de Jean O’Neil est paru aux Éditions Libre Expression.

Brisebois questionne et dérange le lecteur


Patrice Brisebois signe un quatrième ouvrage en cinq ans. Isidore Malenfant, le narrateur, est écrivain. Dans ce patronyme, il y a «mal» et «enfant». La source première du mal réside peut-être dans l’enfance si souvent explorée dans les terrains d’écriture.
Isidore a publié deux livres mais écrire reste un acte de dernier recours et de désespérance. Comme le suicide, le geste ultime. «J’attends jusqu’à la dernière minute», écrit-il. Un travail qu’il m’éprise plus ou moins. À la dérive comme un écrivain écarté entre deux livres, Malenfant se partage entre Marylin et July, son ancienne compagne qu’il croise de temps en temps pour des ébats corporels.
Le personnage de Brisebois dérape en ne réussissant jamais à s’accrocher. Il se soûle avec des amis, baise ici et là, s’enfonce tout autant dans sa fiction qui s’étiole que dans ses journées dont il perd le contrôle. L’écriture et sa propre vie s’entremêlent en une danse plutôt étrange. Il tourne, poursuivit par la voix de sa petite sœur Jane morte alors qu’elle était fillette. La vie se déroule à l’envers, le texte s’effiloche sur la page, laisse de grands trous qui aspirent tout. Comme si l’écrit était à la fois sujet et objet. Le roman en chantier basculant dans le récit et vice versa.

Un tout

Tout finit par s’amalgamer, l’enfance, la petite Jane qui impose sa présence, la vie présente et les amours de chat de ruelle. Il est avalé par ce temps où il était un petit garçon égaré entre un père qui «arrangeait» les cadavres et une mère qui se débattait dans sa folie.
«Quand j’étais petit, je passais mon temps à jouer avec le feu, à faire brûler les manches de mes chandails pour voir ce que ça ferait. Je ne prends pas au sérieux ma propre vie car je ne crois pas à ma propre mort. Je dirais bien que la vie et la mort sont rarement propres mais on m’accuserait de faire de l’esprit, ce qui n’est pas mon intention. C’est avec ça que je vis et que je grandis, l’esprit, et je veux garder ça que pour moi.» (p.27)
Une vie impossible, une vie rognée dès les premiers élans malgré l’amitié d’une jeune anglophone qui l’aide à refaire surface. Une vie de fantasmes et de violences où le réel et l’imaginaire s’attaquent. Comme si les époques d’Isidore s’affrontaient en lui et le déchiraient. Tout autant aspiré par la mort, le suicide que par la création qui peut aussi devenir une forme d’anéantissement.
Tout écrivain qu’il soit, Malenfant n’arrive pas à s’inventer un espace où la vie est supportable.
Un livre dur, un chant désespérant, un souffle puissant. Brisebois s’y révèle certainement l’un des bons élèves de ces «maîtres de désespoir» dont parle Nancy Huston dans son dernier ouvrage.
«Je vais vivre avec Marie-Jane. On va se marier à minuit un soir de pleine lune. On va faire des bébés pour qu’ils deviennent nos esclaves sexuels. Ils resteront enfermés jour et nuit, dans une cave sombre et humide, pour toujours. On va installer des pièges cruels devant notre demeure hantée. Elle va peindre des paysages cauchemardesques. Je vais continuer à écrire comme j’ai toujours écrit : à contrecœur et sans espoir. On ne va jamais mourir, nous sommes des vampires, des spectres, des banshees. Des enfants morts dans leur chair d’adultes. Et personne n’entendra notre chant.» (p.133)
Marie-Jane? Une femme où l’herbe que l’on connaît? Ou encore la petite sœur en allée? Et il y a également cette Marie-Jane rencontrée un soir de beuverie et d’orgie… Rien n’est simple chez Brisebois.
Voilà un écrivain sans pitié pour le lecteur. Il nous laisse, après une centaine de pages, dans un état d’hébétude, des nœuds plein la gorge.

«Chant pour enfants morts» de Patrick Brisebois est paru aux Éditions de l’Effet pourpre.

Quand la passion emporte tout

Voici un livre lumineux de par le sujet, les décors et l’écriture. Pan Bouyoucas nous entraîne dans l’île de Léros, en Grèce. Une religieuse, une vie de réclusion sur une montagne, tout près des racines du ciel. Elle accueille une postulante qui vient la surveiller. Une jeune nonne pleine d’idéalisme et d’intransigeance. Nicoletta, la sœur, a vécu dans le monde et s’intéresse à plein de choses malgré sa vie en marge des hommes et des femmes. Surtout qu’elle s’arrange plutôt bien avec les dogmes et les principes de l’Église. La jeune et la plus âgée s’installent dans la routine, hésitent entre les travaux et la contemplation d’une nature qui subjugue et écrase. Elles vivent au sommet de l’univers, à l’abri des passions et des turpitudes... Ce serait trop facile! Arrive un diacre, un peintre amoureux d’Anna dans une autre vie. Sœur Véroniki en religion s’appelait Anna autrefois. Voilà pour la compréhension.
Un être de feu que ce diacre, de passion, capable de boire toute la nuit et de se précipiter en bas des montagnes par amour. Il peint des icônes qui prendront peu à peu le visage de Nicoletta et d’Anna qui magnétise le regard des hommes.
«Car elle avait un visage racé aux traits si beaux qu’on oubliait, lorsqu’on la regardait, sa robe noire, emblème de sa solitude et de sa chasteté, et on se mettait à deviner le corps modelé en statue qu’elle devait cacher.» (p.17)

Triangle

Les trois côtés du triangle se replient et la passion pousse à la trahison et à l’aveuglement. Amours charnels mais aussi questionnement sur l’art et la peinture, la foi et les croyances. Des êtres broyés par un univers trop grand, un pays qui devient tout aussi important que les personnages. Le côté sombre de la nuit, les peurs, les refoulements se dressent devant la lumière aveuglante du jour, la chaleur qui écrase comme si le ciel devenait une grande main qui aplatit tout.
«Le soleil montait devant lui dans un ciel limpide. L’air sentait le thym, quelques cigales sciaient déjà l’air dans le feuillage des arbres, des insectes bourdonnaient, affamés, autour des fleurs. L’île entière, baignée dans la lumière douce du matin, semblait chanter la joie de vivre et rien ne laissait prévoir la visite agitée qui allait suivre, même s’il était un peu écœuré de devoir refaire une expérience dont il connaissait d’avance les résultats.»  (p.35)
Un roman d’atmosphères, une écriture ciselée et particulièrement maîtrisée. Le lecteur progresse dans ces pages comme s’il bondissait d’un petit tableau à un autre.
«Il lui restait une consolation : des trois personnes que le destin avait amenées à se croiser un jour dans cette forteresse, elle avait reçu le plus grand châtiment.» (p.107)
Pan Bouyoucas a écrit là un roman sans bavure. C’est peu dire. Pourquoi Anna? Il faudra lire.

«Anna pourquoi» de Pan Bouyoucas est paru aux Éditions Les Allusifs.

Le quotidien peut devenir un enfer


Christiane Lahaie, dans une suite de chants ou d’élégies, plonge au coeur de la désespérance et de la souffrance.
Il fait nuit de lune, nuit de froidure dans la chambre. L’homme dort et la femme veille. Des carrés lumineux glissent sur le mur, au pied du lit. Le chat Dali explore l’appartement pendant qu’elle tente de démêler le fil de sa vie. Elle a aimé, aime peut-être encore, l’homme qui s’abandonne au sommeil. Elle souhaite l’aube, l’heure du geste. Immobile, effarouchée, la narratrice défait les noeuds de cet amour impossible.
«J’aimerais croire que la nuit est douce. Que le chat est heureux, blotti contre mon ventre. Je ne devrais pas chercher à me souvenir de ça. Je devrais dormir, mais je n’y arrive pas. Je n’y arrive plus très souvent, d’ailleurs. On dirait que je suis aux aguets. Que la peur me tient dans un état de demi-sommeil. Je suis prête à bondir à la moindre alerte. Tout à l’heure, tu as levé le bras pour prendre la salière. J’ai tout de suite couvert mon visage. Un réflexe. Tu m’as bien domptée. Ça t’a troublé ; je l’ai vu dans tes yeux. Comme si tu ne savais pas d’où ça pouvait bien provenir.» (p.69)
Préparez-vous à des scènes d’une violence intolérable. Pourtant, la narratrice étudie et fréquente l’université. Pourquoi tolérer un homme qui accuse le monde entier pour ses échecs et ses dérapages? Comment une telle soumission est-elle encore possible de nos jours?

Efficacité

Christiane Lahaie, en peu de mots, décrit la peur, les drames que l’on masque dans les colonnes des statistiques ou sous la rubrique des faits-divers journalistiques.
Des textes courts, écrits avec un scalpel, qui percent peu à peu le silence. Comme si la narratrice se penchait sur des photographies pour raconter sa descente aux enfers. Une alternance du «tu» accusateur et du «il» le plus neutre pour chasser l’émotivité.
Un récit pathétique qui traduit l’indécision de la narratrice et le courage dont elle fait preuve pour s’évader. Une écriture efficace qui colle à ces textes minimalistes. Il le fallait pour faire ressentir ce climat tout à fait intenable.

«Chants pour une lune qui dort» de Christiane Lahaie est paru aux Éditions Trois.

mercredi 14 décembre 2005

Quels mots vous révèlent et vous hantent?


Il n’y a pas de hasard. Certains mots vous traquent et créent des brèches dans les fortifications que l’écriture dresse autour de soi.
L’abécédaire peut s’avérer un exercice périlleux. Vingt-six mots suffisent-ils à dresser un portrait juste de soi ? Denise Desautels, à partir de chaque lettre de l’alphabet, a isolé un mot pour plonger dans ses hantises et la source de son écriture. Elle s’y abandonne avec une franchise et une honnêteté désarmantes. Une puissance égale à «Ce fauve, le Bonheur» qu’elle livrait en 1998.
«Après, bibliothèque, chat, écrire, journal, père» s’imposent. Une liste d’apparence anodine qui entraîne le lecteur dans l’univers de cette poétesse et écrivaine. Des événements qui laissent sans volonté, une difficulté à écrire cet «après». L’auteure s’arrache à peine à la mort de sa mère. Le monde est dévasté et elle doit réapprendre à posséder le jour.
«Mai 2002. J’écris après. Après la disparition de ma mère et de Lou, deux femmes ayant servi de modèles à deux autres, fictives, qui se relaient auprès de l’enfant, ma semblable, ma sœur, la narratrice de Ce fauve, le Bonheur. Après la parution de l’étrange trilogies : Cimetières : la vague muette, Tombeau de Lou et Pendant la mort. Après septembre, le 11, et ce qu’il y a devant, ce qu’il y a derrière, de souffrant, d’irrésolu, d’aveugle.» (p.7)

La mort

Denise Desautels interpelle ses morts, ceux qui ont menacé sa vie. Le père décédé quand elle était enfant, sa mère, des proches, des disparitions qui sont venues la hanter pour ne plus la quitter. Une présence que l’écriture a su garder à distance mais en exigeant une attention de tous les instants.
«J’écris dans une solitude privée d’ajournement. Traquée par cette insignifiance de l’après qui repousse loin la moindre prétention. Quoi qu’en pense l’autre, qui ne grandira jamais, je refuse de prendre le chemin creux où le sable bouge et nous enfonce. Or, dans ce silence qui précède l’aurore, certains mots ont l’air de petits tyrans.» (p.11)

Un livre touchant où elle ramène des réflexions puisées dans ses nombreux livres et ses lectures. Des textes d’une densité remarquable. Comme si Denise Desautels s’éloignait de sa poésie dans «Ce désir toujours» pour mieux la palper. Comme elle scrute une sculpture, recule devant une toile pour mieux la «voir». Denise Desautels cisèle chaque phrase avec une rigueur d’orfèvre.

«Ce désir toujours» de Denise Désautels est paru aux Éditions Leméac.