jeudi 15 mai 2008

Alain Gagnon ajoute une page à sa cosmogonie

La «vraie histoire américaine», pour certains, débute il y a cinq cents ans à peine, avec le débarquement des Français à Gaspé ou des Espagnols au Mexique. Avant ce contact, les historiens sont longtemps demeurés muets. Heureusement, les documents sur la présence amérindienne se multiplient depuis quelques années pour nous faire connaître ces nomades ingénieux.
L’installation des Blancs en Amérique entraîna un choc de civilisations. Des manières de faire et de voir scandalisèrent les Européens qui ont tout fait pour éradiquer ces croyances et les juguler. Comme par miracle, ces nations ont résisté à toutes les agressions. Ils survivent, dépossédés de leur âme et de leur territoire comme le montre Richard Desjardins dans «Le peuple invisible». La grande tragédie américaine, celle des Amérindiens et des esclaves noirs, aura marqué le dernier millénaire, qu’on le veuille ou non.
Alain Gagnon a toujours été fasciné par ces «présences» qui hantent des territoires que nous croyons connaître. Il se plaît à nous rappeler que nous vivons dans un pays au passé méconnu que nous refusons d’envisager. Comme si l’homme de maintenant écrivait sur des pages déjà écrites sans qu’il ne le sache. Tout un espace et un temps échappent à l’Amérique contemporaine qui fait trembler la planète.
Heureusement qu’il y a des écrivains comme Alain Gagnon. Parce que même s’ils sillonnaient ce continent depuis des millénaires, les Autochtones n’ont laissé aucune ruine comparable à celles des Grecs ou des Romains pour nous rappeler leur existence et leur ingéniosité. Bien sûr, l’architecture des Incas ou des Aztèques impressionne, mais en Amérique du Nord, «les signes» se sont vite évanouis et on a tout fait pour les effacer.

Pays inventé

Saint-Euxème, ce pays du Lac-Saint-Jean réinventé par l’écrivain originaire de Saint-Félicien, vit des moments pénibles. Un être inconnu, venu d’un autre temps, sème la mort. Plusieurs victimes sont trouvées ici et là dans un état lamentable. La population n’ose plus sortir. Une telle violence est inexplicable. D’où viennent ces traces aux abords des cours d’eau, ces empreintes de canard gigantesque... Il n’en faut pas plus pour qu’Olaf Bégon, le chef de police nouvellement à la retraite, futur époux de la belle Markita, sorte de l’ombre. Alain Gagnon a trouvé dans le roman policier un terreau fertile qui permet d’évoquer l’inexplicable et de résoudre toutes les énigmes.
Olaf doit abandonner sa «raison raisonnante» et laisser agir ceux qui savent visiter le monde des esprits. Il faut contrer une sorte de sorcier qui provoque des choses terribles à Saint-Euxème en jonglant avec des forces qu’il maîtrise mal. Olaf suit la voie amérindienne, se laisse guider par la jeune Kassauan pour repousser l’action néfaste de l’oncle Louis. La tente tremblante devient la clef d’une autre dimension et permet de découvrir l’autre réalité.
«En rien, elle ne voyait ni n’entendait l’Esprit des eaux. Elle porta son attention sur les bouleaux jaunes de l’autre rive. Ils demeuraient silencieux. Elle ne percevait pas leur respiration. Les bouleaux et les cyprès étaient pourtant les arbres qu’elle ressentait avec le plus de facilité auparavant, c’est-à-dire lorsqu’elle se promenait seule et libre en forêt. Un couple de sarcelles vint la distraire. Elle les suivit du regard. La femelle s’approcha. Elle cancanait. La jeune fille se surprit à rire et, entre les sons nasillards, elle crut entendre: «Sauve-toi, petite. Sauve-toi.» (p.109)

Grande maîtrise

Alain Gagnon jongle avec ce puzzle avec beaucoup d’habileté. Il le faut pour plonger dans cette histoire où plus rien n’est certain. Comme Olaf, le lecteur écoute la rumeur publique qui permet de suivre des personnages qui vivent des aventures qui sortent de l’ordinaire.
L’auteur de «Sud» et du «Gardien des glaces» démontre sa grande maîtrise. Il possède le don de raconter la plus invraisemblable des histoires et de la rendre plausible. Il nous emberlificote. Et même s’il rôde dans des territoires que nous commençons à mieux connaître depuis «Le truc de l’oncle Henry», la magie opère encore. Un plaisir, une écriture, un monde étrange et familier. Alain Gagnon construit son pays imaginaire et nous entraîne dans une autre dimension, pour notre plus grand plaisir. 

«Kassauan» d’Alain Gagnon est publié aux Éditions du Cram.

Josée Bilodeau nous plonge dans la ville

Le véritable personnage de ce roman de Josée Bilodeau est un quartier de la ville. On devine que c’est Montréal. Un bout de rue, une certaine artère avec tous les personnages qui l’habitent, qui font vivre cet endroit. Avec leurs drames aussi, leurs malheurs comme leurs bonheurs.
Ce n’est pas sans rappeler «Mrs Dalloway» de Virginia Woolf ou encore Marie-Claire Blais dans sa grande fresque qu’est «Soif» et les romans qui ont suivi. Une évocation, un petit air de parenté, rien de plus parce que Josée Bilodeau a bien sa manière de faire, de dire, de montrer les gens. On circule, on se promène d’un bout à l’autre d’une journée du mois de mai qui se prend pour un condensé de l’été. La chaleur colle au corps et au cœur, au cerveau presque. Tout s’échiffe, tout se défait, tout éclate dans un orage fou qui secoue la vie.
Nous allons ainsi d’un personnage à l’autre, ils doivent être une bonne douzaine à se promener ainsi dans le quartier. Des jeunes, des enfants, des adolescents, des adultes qui vivent l’amour, les grands déchirements, des tragédies qui brisent l’être et vous laissent comme un pantin. Parce que la mort frappe aveuglément, la maladie s’installe quand on commence à sentier le vieux, quand tout bascule aussi et que l’on n’ose plus mettre le nez dehors, même quand on étouffe. C’est une journée où l’on prend des grandes décisions de quitter l’homme avec qui on vit depuis trop longtemps, où une rencontre change la vie et permet de croire que l’avenir a le droit d’exister. C’est tout cela que Josée Bilodeau met en scène.

Fresque

A vrai dire, je me réconcilie avec le mot fresque. C’est tout un quartier, une rue qu’elle anime, des drames qui couvent et qui explosent quand la marmite devient trop chaude. Des accusations d’agressions sexuelles qui se formulent, un drame qui bascule, un cuisinier inconscient qui empoissonnent tout le monde et qui change la vie de plusieurs clients. Une jeune adolescente qui vit sa première journée de femme en ayant ses règles et qui a rendez-vous avec la mort sans le savoir.

On se perd dans ce labyrinthe, on finit par s’attacher à certains personnages, on les reconnaît d’un tableau à l’autre, on les suit dans leurs courses ou leurs dépressions. On visite la ville, on sent la chaleur, la vie, les pulsions qui font que la vie change et reste toujours un peu pareil.
Une écriture efficace, sans fioriture, sans complications non plus. Le défi est grand parce que le lecteur a du mal à s’accrocher à des personnages. Pourtant c’est là un portrait de la vie, une tranche de la ville qui s’anime, qui bouge, qui est portée par ses habitants qui souffrent, aiment, pleurent et luttent pour continuer à vivre.
On finit par plonger dans ces courts tableaux, de bondir de l’un à l’autre, avec une hâte et une anxiété particulière. C’est probablement le tour de force que réussit cette écrivaine. Nous faire embarquer dans ce puzzle et nous y accrocher pour suivre tous les personnages qui nous arrêtent et nous bousculent.
L’entreprise était hasardeuse mais Josée Bilodeau relève le défi et embarque son lecteur qui doit accepter de travailler. Ce n’est pas une lecture passive que demande ce court roman. Il faut s’activer, bouger, suivre les personnages, comme si on décidait de passer toute une journée de canicule à suivre des gens dans la rue et dans des logements surchauffés. Tout est en ébullition. Tout est porté au paroxysme. Nous suivons la jeune étudiante qui découvre la ville en tentant l’impossible, décrire la ville, les pulsions de la ville. Et elle trouve tout comme le lecteur qui se laisse emporter et souffler par cette histoire aux mille facettes, aux cent personnages qui vivent l’amour, la peine, la douleur, la passion comme tous les gens doivent le faire dans la vie de tous les jours, dans la vie parce que rien ne peut arriver sans ces grands rendez-vous qui colorent, masquent, emportent et bousculent. Un roman singulier malgré ses parentés, bien senti et qui emporte. Que demander de plus ?

«On aurait dit juillet» de Josée Bilodeau est paru chez Québec-Amérique.