lundi 20 février 2012

Le «je» est multiple chez Nicolas Tremblay

Dans «Une estafette chez Artaud», Nicolas Tremblay se penche sur ce qui l’a poussé vers la littérature. Au centre, Antonin Artaud, le poète, l’homme de théâtre interné qui a subi de nombreux électrochocs. Artaud le génie, le fou et le mégalomane. Un metteur en scène et un comédien qui prônait le retournement du spectacle traditionnel qui fait en sorte que les comédiens se mettent au service d’un dramaturge. Pour Artaud le comédien est autant le sujet de la représentation que le texte.

Famille

Nicolas Tremblay est né à Kénogami, au Saguenay, dans une famille comme il en existait des centaines à l’époque. Une usine qui a donné naissance à la ville et qui semble vouloir fermer ses portes en 2012. Un univers d’ouvriers, un père qui ne jurait que par la boxe et qui rêvait de voir ses fils remporter les plus grands honneurs.
Le roman devient une quête de ses racines, d’identité à travers le filtre littéraire et familial. Artaud s’est comme réincarné dans son ancêtre qui portait aussi le nom de Nicolas Tremblay. Il est Artaud dans son corps et son esprit. En fait, il est son double. L’un est l’autre.
Un joyeux mélange où la biographie, l’essai, la réflexion, la poésie et le théâtre se bousculent. Tout est dans tout.
«Artaud, qui, dans ses délires, affirme beaucoup de choses, (notamment, dans sa correspondance, que Robert Denoël, assassiné pendant la Libération, éditeur des tristement célèbres pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline, serait du monde de ceux qui ont contribué à son internement, c’est-à-dire les «Initiés», pour ne pas avoir, dans son cas, à payer les droit d’auteur sur une réédition des Nouvelles révélations de l’être et d’Héliogabale), prétend avoir été tué et être rené en 1934.» (p.39)
Dédoublement, mutation, fiction, invention et personnages historiques. Voilà un joyeux cocktail.

Migration

Nicolas Tremblay nous entraîne dans un monde où les idées d’Artaud le parasitent. Une œuvre peut-elle migrer dans un autre cerveau? La culture créerait-elle des poupées gigognes?
Comme si les créateurs échappaient au temps et à l’espace quand des disciples se penchent sur leurs écrits. Artaud prétendait avoir été le Christ, il peut bien se réincarner dans un Saguenéen qui se passionne pour son œuvre.
Tremblay mélange tout, ramène des faits, des éléments biographiques et historiques qu’il manipule à sa façon, des personnages connus comme Sir William Price, le fondateur de Kénogami.
De quoi être constamment déstabilisé, bousculé et déboussolé.

Identité

Voilà un formidable questionnement sur l’identité et l’être? Qui sommes nous? Le résultat de nos passions, de nos recherches livresques et de nos études? Nous finissons par être si peu soi quand nous nous approprions l’œuvre d’un autre. Et il y a notre part féminine qui peut faire surface. Tout se mélange et constitue ce texte particulièrement explosif. Les êtres se défont, se modifient, se transforment selon les passions et les champs d’intérêts. Et y aurait-il une forme de prédestination qui ferait qu’un écrivain trouve un maître qui lui ressemble et qu’il fait revivre en lui?
Un texte fou, halluciné qui questionne qui nous sommes et aussi ce que nous transmettons à d’autres. Le «je» prend le bord et devient une suite de «je» qui se bouscule et se reproduise au cours des âges.
«Le présent engendrerait donc le passé, le récit, l’action racontée. «L’écriture est à la fois un acte copulatoire et spirituel. Les mots, une liqueur séminale. Notre corps, une matrice.» Pas sa double nature, masculine et féminine, Nicolas serait même à l’origine de la genèse du monde, comme expulsé de ses orifices. Plusieurs des textes versent en effet dans la cosmogonie, lorsque la mégalomanie de leur auteur est à son comble.» (p.106)
Un roman qui retourne aux sources de l’écrivain, à ses passions qu’il mélange avec les étapes de sa vie. Une entreprise de fiction et une genèse à nulle autre pareille où il modifie la trajectoire de certains écrivains connus.
Nicolas Tremblay ne cesse de surprendre et de bousculer les habitudes du lecteur. La littérature est là pour se questionner sur l’être, la vie et l’héritage dont l’œuvre se nourrit. Déstabilisant mais fascinant.

«Une estafette chez Artaud» de Nicolas Tremblay est  paru chez Lévesque Éditeur.

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