lundi 17 septembre 2012

Denis Thériault exige beaucoup de son lecteur


«L’Iguane» de Denis Thériault, paru en 2003, est un roman exceptionnel. Le genre d’ouvrage que l’on voit surgir une fois, peut-être, tous les dix ans. Plusieurs prix ont couronné cette publication et la suite était attendue. «Le facteur émotif», deux ans plus tard, ne pouvait que laisser sur son quant-à-soi.

«La fille qui n’existait pas» arrive après une maturation de sept ans. Rapidement, j’ai plongé dans l’univers singulier de cet écrivain que j’aime. Des marginaux squattent un édifice désaffecté. Aude dirige le groupe avec son frère Ozzy, un peintre fantasque qui s’égare dans un univers étrange.
«La salle était flanquée de hautes fenêtres et plantée de piliers de béton évoquant la colonnade d’un temple, impression qu’accentuaient les fresques nombreuses dont étaient ornés les murs. Des macaques jouant au basket. Un lézard parlant dans son cellulaire. Une grenouille qui s’appliquait du rouge. Une mante religieuse célébrant la messe devant une assemblée de mouches et de chenilles humaines. Chiens bipèdes, cochons endimanchés, bébés ailés, harpies et autres minotaures: il y avait là tout un peuple de personnages hybrides qui n’auraient pas déparé un tombeau égyptien.» (p.21)

Vie communautaire

Tous partagent le quotidien et s’entraident. Emma, la muette, Matsheshu, un Indien, Proust, un professeur alcoolique, Raoul, un nain exhibitionniste, Mollusque et Frigon le tatoué. Ils vivent d’expédients et se satisfont des hauts et des bas de leur vie.
Aude arbitre les conflits, apaise les tensions, devient une véritable tigresse quand on touche à son frère.
«C’était parce qu’elle faisait peur. C’était à cause de la cicatrice qui lui fendait la face, suscitant une répulsion immédiate. Ce stigmate n’était d’ailleurs que l’aspect le plus criant de sa hideur, que consacraient un teint blafard, des traits grossiers et une robuste carrure masculine. Aude avait l’air d’un gars, tellement qu’on confondait: les femmes la prenaient souvent pour un homme, et même ces derniers s’y trompaient.» (p.18)
Matsheshu joue de la musique dans le métro, Ozzy crayonne les trottoirs pour faire quelques sous, Emma se prostitue et Proust craint plus une pénurie d’alcool qu’un manque d’argent. Tous courent derrière une chimère et cherchent peut-être un monde meilleur.

Bascule

Tout bascule à mi-chemin de cette aventure. Ozzy rencontre Ophélie et c’est l’amour fou, le soleil qui l’aveugle. On a une idée de la fin si on se réfère à l’héroïne de Shakespeare. Aude voit son frère lui échapper et elle rage. Jalouse, elle provoque la catastrophe.
«Aude opina. La situation devenait effectivement invivable. Il fallait neutraliser cette menace qu’incarnait Ophélie. Prendre les grands moyens. Et elle chuchota au tatoué l’adresse de la jeune femme, rue des Hêtres.
— Donne-lui la frousse, murmura-t-elle. Ne la touche pas, mais fais-lui comprendre qu’elle a intérêt à se tenir loin d’Ozzy.» (p.85)
Impossible de revenir en arrière.
Je me suis retrouvé dans un monde où la psychologie prend le relais pour dénouer les liens qui unissent cette famille hétéroclite. Aude souffre de dissociation, invente des personnages pour surmonter les traumatismes ou les événements violents de son enfance. La tribu n’est pas réelle. Tous sont des êtres venus de son cerveau. Madame Tao, la psychanalyste, tente de l’aider, mais tout se complique, comme si ce ne l’était pas assez, quand elle se rend compte qu’elle est un fantasme de son frère. Elle est morte il y a longtemps et Ozzy l’a ressuscitée. Vous en voulez plus? Il faut régresser pour mettre le doigt sur les traumatismes qui ont fait en sorte que ce garçon s’invente une famille et multiplie les personnages. Son enfance est une suite d’horreurs. Suicide du père, viol, violence, meurtre. Le pire. Et que deviendront ces personnages irréels?
J’avoue! Le plaisir n’était plus au rendez-vous, mais Denis Thériault m’a retenu par son écriture. Je n’avais encore rien vu. Ozzy croit qu’il est la réincarnation d’Osiris, le dieu égyptien et qu’Aude est Isis. Il pense pouvoir ressusciter Ophélie qu’il a assassinée. Tout se termine dans une sorte d’apothéose de soleil et de lumière.
J’ai lu «La fille qui n’existait pas» jusqu’au bout par entêtement. Je ne pense pas que la majorité des lecteurs auront cette patience. J’ai décroché quand la psychanalyse s’en est mêlée.
Voilà une sorte de fantasmagorie qui m’a laissé pantois, malgré ma bonne volonté et mon désir d’aimer ce roman d’un écrivain que j’admire. À cause de «L’iguane», bien sûr, ce livre magique.

«La fille qui n’existait pas» de Denis Thériault est paru chez XYZ Éditeur.