vendredi 26 décembre 2014

Michaël La Chance refait le parcours de sa vie

Michaël La Chance dans Épisodies raconte des moments qui ont fait de lui le poète, l’écrivain et le philosophe qui tente de voir ce que dissimulent les alcôves de l’horizon. Des rencontres marquantes, des figures inoubliables et peut-être, simplement, la vie dans ce qu’elle peut avoir de plus convaincant et de déroutant. Voilà un livre qui vous accompagne longtemps, provoque bien des réflexions et des détours. Un ouvrage rare où l’on engage un dialogue qui peut se poursuivre bien au-delà d’une simple lecture.

Michaël La Chance établit les attaches de son monde pour mieux voir ce que la vie a fait de lui. Tout comme Dmitri Mendeleïev l’a fait en regroupant les éléments que nous percevons et questionnons. Même que ce tableau prévoit les réactions de substances encore inconnues. L’écrivain établit 130 moments ou épisodies pour démarquer les frontières de son univers, trouver les balises d’un parcours pas comme les autres.

Chaque épisodie est une composition unique de subjectivité et de chance, une combinaison qui ne reviendra pas. Lorsque les circonstances s’y prêtent, j’apprends à faire des entailles de joie, à prendre le départ du quotidien et, parfois aussi, à m’équarrir tout vivant. (p.212)

C’est que cet homme a vécu bien des vies et des mutations. La solitude de l’enfance où le petit garçon s’inventait un monde et des personnages, des rencontres plus tard avec des hommes et des femmes qui ont marqué leur époque, des études et des voyages pour cerner peut-être une certaine forme de vérité. Parce que la vie est faite de rencontres, de lieux et de révélations, aime nous entraîner dans bien des directions pour nous étourdir ou pour toucher l’essentiel, ce qui marque l’être.

Nous sommes ainsi des milliers à hanter notre passé, pauvres fantômes qui voudraient retrouver l’innocence en otage. C’est pourquoi, bien que je sois occupé par l’étalement du présent, le souvenir ressurgit avec un visage différent, il me rappelle qu’une fébrilité du passé ne m’avait jamais quitté, je vois la trépidation dans la toile du jour. (p.10)

Il faut beaucoup d’abandon et de confiance pour tenter de retrouver les moments charnières de sa vie. Il faut consentir à arpenter l’enfance et la vie d’adulte, bondir d’un lieu à un autre sans avertissement. Ce sont plus que des instants ou des événements qui accrochent la mémoire, mais des moments d’être qui vous marquent et vous transforment. Ils sont là, toujours présents, et rien ne pourra les effacer. Ils sont matière de l’individu et sa personnalité. Les chemins entre les moments d’une vie sont inextricables et toujours à repenser.
J’aime ces bonds dans l’espace qui se moquent de la chronologie, quand le passé bascule dans le présent et peut-être esquisse l’avenir.

Chaque épisodie offre un sursis, elle entre dans ma vie comme l’annonce d’une seconde vie. Elle rappelle que d’autres yeux tournent dans mes orbites lorsque je me fabrique des paysages. Je bricole des éblouissements fossiles au fond de mon couloir, mais j’ai quand même un doute : parler de l’Hôtel, décrire le contenu des chambres, est-ce la bonne façon d’échapper à ses murs infinis ? (p.19)

Suite

Michaël La Chance a toujours été fasciné par l’identité qui se forme dans le geste ou la parole. Dans De Kooning malgré lui, un roman déroutant, il s’attarde à l’être et peut-être aussi à ce qui fait que l’on peut devenir un autre. Il suffit d’une bascule, d’une rencontre et son soi est emporté. Une histoire troublante et étrange. Qu’est l’identité ? Qu’est-ce qui la constitue ? Qu’est-ce qui fait que l’on est soi et pas un autre ? Peut-on être plusieurs individus dans une même vie ?


Peu à peu, avec les mots que le peintre tape sur la vieille machine à écrire de sa femme, nous plongeons dans un monde où on bouscule l’identité, la peinture, la lumière, l’œuvre, la vie dans ce qu’elle est et ce qu’elle peut signifier. Nous sommes dans un monde qui se construit et se défait pour faire surgir un moment qui éclate de plénitude.[1]

Certains ont tenté de fuir à cet enfermement. Songeons à Romain Gary qui changera de nom pour échapper peut-être à un monde ou encore Arthur Rimbaud qui coupe avec sa vie de poète pour devenir l’autre « je » en Afrique.
Michaël La Chance a vécu la vie d’artiste et de bohème et d’ermite, d’enseignant et de philosophe. Plusieurs façons d’appréhender un univers qui ne cesse de se dérober devant soi. Parce que la vie est mouvance, événements qui bousculent et vous changent.

Je voudrais fixer par le souvenir les images d’une vie que, pourtant, je n’ai pas vu passer. (p.54)

Certaines rencontres marqueront l’homme en quête de tous les visages de sa vie. Marguerite Duras, Romain Gary, Allen Ginsberg, Gaston Miron, Arrabal, Patrick Straram et d’autres qui se débattent avec leur terrible angoisse de vivant.

Lorsque j’ai croisé Romain Gary, il était sur le chemin de la sortie, il était déjà dehors, il n’avait que faire des voleurs d’épisodes. Déjà, je ne coïncide plus avec ce que j’étais, il est trop tard, je ne peux plus revenir en arrière. Je croyais prendre Gary à son jeu, mais je me suis moqué de moi-même. (p.100)

Des rencontres, des gestes anodins comme celui de cette serveuse qui lui offre un repas dans sa vie de bohème retiennent son attention. Un moment où la vie se fait dense, une seconde que le vivant retrouvera peut-être avant son dernier souffle.
Le temps se recroqueville dans ces courts récits, les moments d’enfance supplantent les expériences de l’adulte et deviennent un tout comme dans un kaléidoscope.

Vivant

Un livre remarquable de franchise, de questionnements, de recherches et de réflexions. Une lecture qui devient une rencontre intime où il n’y a que la vérité qui importe, qui cerne sa vie et l’explique d’une certaine façon en laissant de grands pans d’ombre. Qui peut cerner la totalité de sa vie ? Même Marcel Proust, après sa si longue quête, est demeuré sur sa faim, les mains vides. La vie est ainsi faite. On pense la cerner et elle vous glisse entre les doigts.
Michaël La Chance devient un compagnon de route. J’y ai trouvé un frère qui regarde dans la même direction, m’accompagne et m’aide à mieux respirer. Parce que jamais nous ne cesserons de nous demander ce qu’est le vivant et ce qui importe dans cette aventure où tout est possible. Un livre comme il ne s’en fait guère dans notre époque où des aveugles dessinent l’avenir.

La réalité est une fiction toujours consolidée par son enchâssement dans de nouvelles fictions. Pour fuir l’étranger dans le miroir, il faut faire alliance avec le chaos, il n’y a de garde-fou que l’amour qui attend. (p.199)

Épisodies de Michaël La Chance est paru aux Éditions La Peuplade, 264 pages, 23,95 $.          


[1] Michaël La Chance ouvre un monde fascinant, article paru dans Littérature du Québec, 5 décembre 2011.

mardi 16 décembre 2014

DIX LIVRES À LIRE CETTE ANNÉE

En ce temps de fin d’année, il faut constater que 2014 a été une année faste et belle. Voici donc une liste de dix romans québécois que je vous conseille de lire si vous ne l’avez pas déjà fait.


1-    Révolutions de Dominique Fortier et Nicolas Dickner chez Alto.

Un livre magnifique, superbement présenté et illustré. Une œuvre d’art à offrir en ce temps de réjouissances où l’on cherche quoi donner à nos proches. S’il y a un livre à offrir, c’est celui-là.

2-    L’album multicolore de Louise Dupré chez Héliotrope.

Un livre que j’ai lu et relu pour tout ce que cela remuait en moi, tout ce qui reste quand la mère s’éloigne sans se retourner. Une belle manière de retrouver qui nous sommes et d’où nous venons.

3-    Les États-Unis du vent de Daniel Canty chez La Peuplade.

Daniel Canty confronte nos manies et nos obsessions. Le vent le prend par la main et lui montre les gâchis d’une civilisation qui a tourné le dos à la nature. Partout les mêmes chambres, les mêmes décors, des draps, des fenêtres scellées comme des cryptes pour couper tout contact avec la vie, partout les mêmes cheeseburgers. L’impression de voyager en ne changeant jamais de lieux.

4-    Numéro six d’Hervé Bouchard au Quartanier.

Hervé Bouchard me fait connaître des moments de pure joie. C’est encore le cas avec Numéro Six. C’est peut-être moins tragique. La mort n’est plus au cœur de l’aventure, mais le garçon apprend à aimer, à souffrir, à se faufiler dans l’âge adulte sans trop s’écorcher.

5-    La vie pour vrai de Nicole Houde à la Pleine Lune.

Encore une fois, le lecteur se retrouve dans un milieu peu connu, un univers singulier, mais qui est là avec ses drames, ses intrigues, ses histoires et ses désespoirs. Toujours juste, touchant, beau d’imagination et d’images. On se surprend à aimer cette Céleste de 38 ans qui a su protéger son enfance.

6-    Le feu de mon père de Michaël Delisle chez Boréal.

Un récit d’une totale franchise qui parviendra peut-être à contrer le désordre dans la tête et le corps de cet écrivain unique. Savoir que l’on n’a pas été désiré, aimé par ses parents est peut-être la pire des calamités. Toute sa vie, il cherchera à réinventer ce qui n’a pas eu lieu, à dire en plongeant dans le texte sans parachute.

7-    Grandeurs et misères de l’écrivain national de François Ouellet chez Nota Bene.

Lecture éblouissante que celle de François Ouellet, sentie, forte et convaincante. Un travail colossal qui m’a donné un nouvel éclairage sur l’œuvre de Beaulieu et Ferron. Je lis Victor-Lévy Beaulieu depuis ses débuts. Pourtant, François Ouellet m’a donné l’impression d’avoir souvent mal compris cet écrivain que j’apprécie au plus haut point.

8-    Métis Beach de Claudine Bourbonnais chez Boréal.

Un roman qui vous secoue, vous blesse, vous enthousiasme et vous fait passer par toutes les gammes de l’émotion. Une Amérique qui ne réussit plus à combattre ses démons, le racisme et le fanatisme religieux, une société qui oublie ses valeurs démocratiques pour imposer ses vues les plus conservatrices et les plus rétrogrades. Terriblement dérangeant et inquiétant.

9-    Épisodies de Michaël Lachance chez La Peuplade.

Un voyage à l’intérieur de soi. Michaël Lachance a vécu plusieurs vies et il partage ici ses préoccupations, les grandes questions qui bousculent sa vie. Un bonheur d’intelligence et de réflexions. Un livre comme un compagnon de voyage.

10- L’amour des hommes d’Hélène Rioux chez Lévesque Éditeur.


Une écriture formidable, un souffle unique. Hélène Rioux est vraiment en possession de ses moyens et ce roman est un bonheur d’intelligence, de réflexions qui se mélangent à la légèreté et à la gravité. C’est peut-être un art de vivre tout simplement qui se dessine, qui prend prise sur la réalité, la vie qui s’impose malgré la mort, cette maladie du temps.

vendredi 12 décembre 2014

Un livre pour flâner pendant toute une année


Certains livres étonnent par leur facture et leur contenu. Il faut un éditeur audacieux et des écrivains qui aiment les sentiers peu fréquentés pour que la magie se produise. C’est le cas de Révolutions de Dominique Fortier et Nicolas Dickner paru récemment aux Éditions Alto. Un livre exceptionnel, un objet d’art. Cette maison d’édition de Québec a étonné en publiant L’indésirable de Sarah Waters en 2010 et plus récemment Dans le noir de Claire Mulligan. De quoi désorienter dans un âge où tous prédisent la disparition du papier. Il faut saluer cette audace. Révolutions est une récompense pour un chroniqueur et un fantasme pour tout écrivain. Alto a souvent l’art de surprendre en se moquant des conventions pour renouer avec la tradition des beaux livres que les collectionneurs recherchent comme des objets précieux. 


La Révolution française a marqué les esprits par ses folies meurtrières. Un moment dans l’histoire de la France où l’on a cédé à la déraison pour casser des droits séculaires, découvrir d’autres façons de dire le monde. Même si la volonté de rompre avec l’état monarchique était fort louable, le tout a rapidement dégénéré. Tout comme pendant la révolution russe, des illuminés et des sanguinaires n’ont pas hésité à planifier des massacres et à éliminer tous ceux qui ne pensaient pas comme eux. Staline et Robespierre sont passés à l’histoire pour de bien mauvaises raisons.
Ces années d’effervescences ont donné lieu à décisions qui étonnent encore de nos jours. Est-il possible de rompre avec l’histoire et des façons séculaires de dire les saisons et les jours ?

Le calendrier révolutionnaire, en usage de 1793 à 1806, prétendait mettre un terme au règne des saints et des saintes qui peuplaient le calendrier grégorien pour marquer les jours au sceau de plantes, d’animaux et d’outils davantage en accord avec les vertus républicaines. Ses concepteurs le divisèrent en douze mois, chacun composé de trois décades constituées de huit végétaux, d’un animal et d’un outil ; à ces mois tous égaux succédaient cinq ou six sans-culottides (selon qu’il s’agissait ou non d’une année bissextile), journées dédiées à des vertus particulières, ce qui donnait un tour de l’an complet : une révolution. (p.5)

Une rupture radicale avec une tradition millénaire que l’on pouvait croire immuable.
Dominique Fortier et Nicolas Dickner ont eu l’idée singulière de correspondre pendant une année en s’attardant au calendrier des républicains. Ils se sont donné comme règle d’écrire quotidiennement à partir du mot qui caractérise le jour et le mois. Il est surtout question de plantes qui sont mises en évidence par les concepteurs de ce calendrier unique dans l’histoire de l’Occident, soit Philippe-François-Nazaire Fabre, dit Fabre d’Églantine, poète et dramaturge et André Thouin, spécialiste des plantes exotiques, grand jardinier malgré les perturbations de son époque.

Appellation

Le premier mois a reçu le nom de Vendémiaire et correspondait à la période allant du 22 septembre au 21 octobre de notre calendrier. Il tire son nom des vendanges qui ont lieu pendant cette période. On a beau vouloir tout changer, le vin est important sur la table d’un Français, révolutionnaire ou royaliste. Un peu étonnant de retrouver dans la première décade, le mot raisin. Suivront safran, châtaigne, colchique, cheval, balsamine et carotte… Imaginez un texte qui débute ainsi : « Premier vendémiaire, jour du raisin, je suis allé acheté des courges… » Il me semble que Salvador Dali aurait apprécié.
Peut-être pour mettre un peu de piquant dans leur aventure, Fortier et Dickner ont inventé un site web qui leur envoyait le mot du jour. Ils devaient réagir spontanément, dire ce qu’ils ressentaient. Pour raisin ça peut aller, mais la tâche se complique au cours des décades et devant certains choix des révolutionnaires Thouin et d’Églantine.
Les deux écrivains n’avaient pas imaginé dans quoi ils s’embarquaient. Il y a des définitions neutres si l’on veut, mais certains mots touchent des souvenirs et des événements de leur enfance. Il est difficile d’y échapper. L’écriture est un miroir qui se dresse souvent entre soi et le réel.

Les deux racontent ce qu’ils vivent. Le jeu devient vraiment intéressant. Les mots que Jeeves envoie le matin nous entraînent souvent dans la cuisine.
Les écrivains doivent faire des recherches pour découvrir l’importance d’une plante à l’époque. L’usage ayant fait que le légume a presque disparu de notre quotidien. Le rapport au monde et aux plantes se modifie avec les révolutions, la science, les découvertes et nos façons de nous alimenter. Tout était différent quand on entretenait soi-même son jardin comme a choisi de le faire un certain François Marie Arouet.

Étonnement

Ce qui étonne, c’est l’importance du potager dans le quotidien des citoyens français de l’époque. Les monocultures et l’agriculture industrielle ont favorisé certaines espèces comme le maïs ou le soya au détriment des autres. Beaucoup de plantes du calendrier républicain sont inconnues de nos contemporains. Cela ne veut pas dire qu’elles n’existent plus, mais elles ne hantent plus notre quotidien. La modernité nous a fait oublier la diversité et le foisonnement. Tout comme les plantes ont pratiquement disparu dans le traitement des maladies. Les Indiens utilisaient la nature pour guérir nombre de plaies et de maux. Un savoir presque oublié. Heureusement qu’il y a encore des Fabien Girard pour nous rappeler les grandes vertus de la végétation qui nous entoure.

Si certains de ces noms nous sont aujourd’hui peu familiers, il est étonnant de constater que, pour la presque totalité, les plantes qu’ils désignent ont traversé le millénaire pour nous parvenir intactes, comme si, d’une certaine façon, on continuait aujourd’hui de se plier aux injonctions de Charlemagne. (p.64)

Aventure

Deux écrivains se questionnent sur leur écriture, leur vie et peut-être aussi leur façon de voir le monde. Nicolas Dickner revient souvent à son enfance, son père qui aimait cultiver des plantes et comprendre le monde ambiant. Dominique Fortier n’est pas en reste avec son enfance, sa grande curiosité de voir tout ce qui l’entoure et de l’écrire. Chacun fait part de ses étonnements, se livre peu à peu, questionne et nous voilà dans un aventure passionnante où nous apprenons plein de choses sur les époques, des manières de faire, le temps qui va, les migrations de certaines plantes qui sont passées d’un continent à un autre. On peut traverser les siècles en suivant la route des épices. J’aime surtout quand les écrivains nous entraînent dans leur quotidien, leurs projets d’écriture et certains moments qui ont marqué leur vie.

Aventure

Une découverte, une aventure, un livre qu’il est à peu près impossible de lire de la façon habituelle. Il faut y aller au jour le jour comme il a été écrit. J’ai mis pas mal de temps à le parcourir, le délaissant pour y revenir, pour avancer dans ce monde familier et étrange. J’ai résisté souvent à la tentation de revenir en arrière, de flâner et de faire mes propres recherches. Je me promets de le relire le plus lentement possible, un mot par jour pendant toute une année. Peut-être alors, comme le rêve Dominique Fortier, je m’attellerai à la tâche d’inventer un calendrier typiquement québécois. Quelle aventure fabuleuse et quelle belle folie ! L’écrivain peut se permettre ce genre d’utopie.
Un livre magnifique, superbement présenté et illustré. Une œuvre d’art à offrir en ce temps de réjouissances où l’on cherche quoi donner à nos proches. S’il y a un livre à offrir, c’est celui-là. Surtout si vous aimez Dominique Fortier et Nicolas Dickner.

Révolutions de Dominique Fortier et Nicolas Dickner est paru aux Éditions Alto, 432 pages, 32,95 $.

mercredi 3 décembre 2014

Lori Saint-Martin se fait redoutable


L’écriture exploratoire, même si elle se fait discrète et ne fait guère courir les foules dans les salons du livre, existe. Quelques écrivains se permettent d’ouvrir des portes et de secouer les formes conventionnelles du récit. Lori Saint-Martin, dans Mathématiques intimes, choisit des thèmes comme un musicien le fait quand il s’abandonne aux vertiges de l’improvisation. Des textes brefs où elle retrouve ses préoccupations, les nœuds qui constituent son oeuvre. Elle m’a fait songer à Keith Jarret qui, seul au piano, crée un environnement sonore unique.

Lori Saint-Martin aborde des sujets neutres de prime abord, comme si elle travaillait à la manière des peintres anciens qui devaient reproduire des objets familiers ou encore certains aliments. Fruits, maison, princesses et grenouilles, haines, mères… Treize bornes, treize points de départ pour tout dire en triant ses mots. Tout est balisé et c’est ce qui a étonné et dérouté le lecteur que je suis. J’avoue n’avoir jamais tellement aimé les contraintes pour écrire. Je fais plutôt confiance au sujet et c’est lui qui impose son espace. Certains collectifs, je pense à la revue XYZ, ont exploré cette approche en réduisant l’expression à quelques lignes. Les résultats étaient surtout révélateurs de l’imaginaire des participants. Pour l’innovation ou les surprises d’écriture, le rendez-vous était un peu raté. Lori Saint-Martin ne triture guère la langue française dans ses textes. C’est pourtant drôlement efficace.

Mon amant ne connaît pas ma langue, mais je connais la sienne. Il a essayé, pour moi dit-il, de s’y mettre. Peine perdue, il massacre chaque syllabe, même celles de mon nom. Il a changé mon nom, l’a absorbé dans sa langue. Il m’a absorbée, changée. (p.7)

Tout ce drame en si peu de mots. Ça m’a coupé le souffle, comme si quelqu’un m’entrait une lame entre les côtes.
Comment camper des personnages avec si peu de moyens ? Comment pousser l’action et la faire ressentir ? L’écrivaine s’impose dans ce jeu minimaliste et plaque le lecteur contre le mur. Elle réussit souvent à nous étourdir d’un direct au menton.

Alors j’achète un bidon d’essence et je le vide sur sa couverture grise et sur ses cheveux comme des serpents gris puis, l’allumette chaude encore à la main, je me mets à courir en riant à l’idée d’être enfin débarrassé d’elle. (p.31)

C’est un peu affolant, j’avoue.

Couple

Madame Saint-Martin aime les amants qui se retrouvent dans une chambre ou un café. Ils échangent quelques mots, les corps se toisent et s’apprivoisent. Après, ils repartent dans leur autre vie sans se retourner. Personne ne se livre dans ces rencontres. Il y a les regards, des silences qui déstabilisent. Jamais de cris ou d’esclandres. Nous ne sommes pas à l’opéra. Les ruptures surviennent dans un battement de paupière ou un signe de la main. Le monde de Lori Saint-Martin est fragile comme les ailes d’un papillon. Il suffit d’un souffle, d’un regard pour que tout s’effrite.

Son nouveau-né dans les bras, elle monte, morte de peur. Et si  sans le vouloir, bien sûr  elle se penchait sur la cage d’escalier, tendait les bras, les ouvrait ? Elle voit la scène se dérouler, frémit et ferme les yeux, serre le petit paquet contre elle. Elle seule crierait, lui n’aurait pas le temps, ne saurait pas. Il a dix ans, vingt, et elle paraît une enfant à côté de lui si grand, si fort, une enfant fripée qui ne desserrerait son étreinte pour rien au monde, qui a oublié comment on fait. (p18)

Il faut une grande maîtrise de l’écriture pour réussir ces petits tableaux qui ne s’étiolent jamais.

La vie

J’ai dû aller et revenir souvent sur une phrase pour saisir le drame, retrouver l’endroit précis où une trappe s’ouvre et avale le personnage. Peut-être que la vie veut cela. Il faut jouer, faire semblant, tricher pour survivre dans une société où les esclandres sont des signes de faiblesse. Il faut aller et sourire même quand on a l’âme en lambeaux et que chaque mouvement vous arrache un cri. L’écrivaine montre la fragilité des êtres à qui on demande de porter des armures et d’être des héros qui ne reculent jamais. Il y a le geste, la folie qui fait tout basculer et la fascination peut-être de la mort, la fuite qui arrête tout et ne règle rien.

Ses nuits à présent sont délicieuses. Son mari dort et elle rêve du jour prochain où justice sera rendue. Elle caresse à cœur de nuit une pensée, bonne comme le sommeil, la beauté de l’inévitable à tourner et à retourner, oui, une pensée meilleure que le sommeil, mille fois meilleure que l’amour : cette certitude qu’elle a de lui survivre. (p. 37)

La cruauté de ces esquisses fait frissonner.
Et encore plus étonnant, les questions qui attirent l’écrivaine sont là. Elle ne trahit jamais son univers pour le plaisir de s’amuser. Madame Saint-Martin revient sur les énigmes abordées dans son roman Les portes closes. Le couple, l’amour et aussi les mensonges qui tapissent le quotidien, les trahisons que l’on ignore par crainte ou lâcheté. L’homme et la femme se surveillent du coin de l’œil, retiennent leurs souffles, détournent le regard pour que rien ne change. Même le meurtre s’impose dans un geste de tendresse presque, sans les grands soubresauts que l’on nous plaît à reprendre indéfiniment au cinéma.

Le jour où ma mère est morte, avant de monter dans l’avion, je me suis acheté une robe à fleurs. (p.50)

Lori Saint-Martin, malgré son apparente neutralité, frappe fort. Rien de tendre ou de neutre. Tout bouillonne à l’intérieur de la vie cruelle, impitoyable et les gens se libèrent dans un sourire qui donne des frissons dans le dos. C’est peut-être l’époque qui veut ça. Autant de récits qui deviennent des grenades qui peuvent exploser d’un moment à l’autre.
Mathématiques intimes se lit comme des haïkus, en revenant souvent sur ses pas, pour que les mots se déposent. Sans ces arrêts, le risque est grand de tout rater. Cette écrivaine est redoutable. Quelques mots et nous sommes au bord du précipice, devant le plus horrible des drames. Toujours dans un extraordinaire dépouillement, une neutralité, une certaine froideur je dirais qui dérange.

Saint-Martin Lori, Mathématiques intimes, Québec, Éditions L’instant même, 98 pages, 14,95 $.