mardi 4 février 2014

Les grandes énigmes de Sergio Kokis

La mort reste une figure importante dans l’œuvre de Sergio Kokis. Cette fois encore, dans Makarius, la belle séductrice, la Perséphone de mon Voyage d’Ulysse, est au centre d’une réflexion passionnante. Mort absurde, incontournable après une longue vie ou une courte maladie qui ronge le corps, celle qui vous fixe quand la tentation d’en finir est là ou l’autre, la mégalomane, l’arrogante de plus en plus cruelle avec la montée de l’intégrisme et du terrorisme.

Makarius, un clown noir, dans une Allemagne agitée, décadente, tourmentée, incarne la mort dans ses spectacles. Il la confronte, la bouscule et cette obsession l’entraînera dans bien des directions. Le mime danse avec cette partenaire étrange, récite des textes, étudie ses contemporains, tente de surprendre l’humain dans les différents moments de sa vie.
Nous sommes dans les années précédant la guerre de 1914-1918.

Face à la mort il n’y a pas de fausseté, aucune tricherie possible. C’et pourquoi la mort m’attire… À mon avis, c’est la mort qui révèle la vraie beauté de beaucoup de visages. (p.14)
(Propos de Ferdinand Hodler rapportés par Kokis)

Un personnage familier aux lecteurs de Kokis. On a fait sa connaissance dans Les saltimbanques où le cirque Alberti réussissait à migrer en Amérique après avoir survécu aux affres de la Seconde Guerre mondiale. Il est un personnage de Kaléidoscope brisé, une terrible épopée dans les pays d’Amérique du Sud.
Le romancier retrouve le mime dans sa jeunesse, nous fait assister aux origines du cirque Alberti.
L’Allemagne est instable. Les riches cherchent à s’enrichir, les communistes et les fascistes, les anarchistes et autres utopistes s’affrontent sur tout. Des assassinats sont commis au nom de la liberté, de la révolution et des classes ouvrières. Berlin est une ville où les Russes s’installent pour fuir la révolution et la prise du pouvoir par les bolcheviks. Un monde excessif, décadent, propre à toutes les dérives. La guerre se profile et devient un spectacle pour une jeunesse blasée.
Makarius connaît une certaine célébrité, demeure un solitaire malgré quelques aventures amoureuses. Il choisit de devenir soldat pour voir la mort dans les yeux quand l’ennemi bondit en vous mettant en joue.
Carlos Schulz pratique un métier qui n’a plus la cote dans le monde de la photo et du numérique. Il exécute certaines commandes et illustre des ouvrages éclectiques. Il est né au Brésil, a migré en Europe, vit en Italie, tente de reconstituer l’histoire du mime qu’il a croisé au Brésil, dans l’atelier d’un peintre qui lui enseignait.
Carlos, on s’en doute, est fasciné par les représentations de la mort, son importance dans la société ancienne et contemporaine, ses multiples visages, particulièrement chez les peintres. Ses conversations avec Jacobo Lunardi, le pathologiste de la morgue de Milan, portent sur la mort, la vie, l’art, les croyances religieuses et peut-être aussi sur le plaisir de vivre et d’être. Des questions qui reviennent dans les romans de Kokis. Dans Le maître de jeu en particulier.
Sa fascination pour le travail des peintres occupe une place importante aussi dans son oeuvre. Kokis décrit minutieusement les gestes du graveur, du mime qui explore d’autres façons de jouer, de représenter la comédie humaine, de faire exister la Mort dans une danse qui subjugue les spectateurs.

En suivant ce raisonnement, on peut alors conclure que l’artiste véritable ne se conforme pas aux convenances : il aspire à une représentation complexe du réel, sans rien laisser de côté, quitte à aller à contre-courant de l’opinion publique. (p.258)

Carlos n’ose pas amorcer son grand projet, l’aboutissement de sa vie d’artiste et de créateur. Depuis des années, il songe à créer sa Danse macabre. Une tradition qui a connu bien des variantes au cours des siècles. La mort qui ne fait pas de distinction entre les humains, emportant autant les grands que le reclus dans un monastère, le roi et le plus humble des travailleurs.
— La seule justice, répétait mon père en nous regardant dans les yeux.
Je n’ai jamais su s’il disait cela par bravade ou s’il était en paix avec cet aspect de la vie.
De jeu théâtral qu’elle était au début, la Danse macabre est devenue une œuvre picturale. La plus ancienne de ces représentations remonte aux années 1400 et se retrouve dans un cimetière de Paris. Carlos voit avec ses yeux de graveur quand Makarius intègre dans sa gestuelle les mêmes images.
Makarius vit la guerre de 14-18, connaît l’horreur des affrontements, voit les morts, les blessés, la souffrance et l’absurdité d’un tel affrontement. Blessé, il se retrouve dans un hôpital, vit un moment chez les fous où il en apprend beaucoup sur la nature humaine. Il connaîtra après l’aveuglement communiste en Russie, les obsessions idéologiques et meurtrières.
Kokis est à son meilleur dans ces pages d’une justesse étourdissante. Il écrit de véritables fresques sur la guerre, la montrant dans tout ce qu’il y a de souffrance et de douleurs.
Carlos entreprend de graver sa Danse macabre avec les images du monde de maintenant. Le profil du clown noir devient un fil conducteur.

La mort qui danse aujourd’hui au Vietnam, en Angola ou en Amérique latine, celle des stalags nazis et des goulags sibériens, celle d’Hiroshima ou celle de Dresde. Mais aussi la Mort qui s’étonne de l’aliénation contemporaine, de la consommation effrénée, de la bêtise véhiculée par les journaux ou la télé. Sans compter les nouvelles figures de la déchéance humaine, comme la peur de vieillir, la peur obsédante de mourir, de passer inaperçu ou d’avoir un corps distinct des canons de la mode. Je rêve d’un personnage de Mort à la fois politicien, médecin à Auschwitz, animateur de shows télévisés et prédicateur évangéliste. (p.24)

L’artiste cherche à être un homme qui réfléchit, prend ses décisions sans être influencé par les messages et les modes qui font courir les foules. Penser, discuter, méditer. Une chose de plus en plus difficile dans une société où toute forme de spiritualité est quasi disparue. Même qu’on peut se demander si la pensée n’est pas en train de s’effriter. Cet art de la réflexion chez Kokis n’est possible qu’entre certains individus, des solitaires, des créateurs qui se tiennent en retrait. L’écrivain croit à une sorte de caste, des âmes soeurs qui réfléchissent aux grandes questions qui ont secoué les époques.

C’est la conscience lucide de la mort qui pousse à l’art et à l’aventure. (p.117)

Une forme d’élitisme, mais aussi un humanisme qui s’engage malgré bien des réticences. Peut-être que l’on se tourne ici vers Albert Camus, sa conscience de l’absurdité de l’existence, la nécessité aussi de l’action pour calmer la terrible désespérance de l’humanité.
Le meilleur de Sergio Kokis surgit dans ce roman avec ses tourments, ses obsessions, ses questionnements qu’il ne cesse de confronter dans ses écrits et des tableaux inquiétants qui ornent la page couverture de ses livres. Des personnages décharnés, chiffonnés par la vie et toutes les expériences, dépouillés de leurs illusions et qui affrontent la souffrance et la désespérance à mains nues. Tous fixent la mort, en deviennent le reflet. Peut-être que chaque individu doit illustrer sa propre Danse macabre pour donner sens à sa vie, aller vers la fin avec une certaine sérénité. Comment dire la mort et la vie ?
Les jumelles s’enlacent dans un pas de deux, incapables de se séparer, de communiquer et de se révéler l’une à l’autre. J’aime ce Kokis qui tranche dans le vif, peut lancer des énormités, mais reste un vivant qui cherche une direction, tente de trouver un peu de sens dans le grand chaos de l’univers. Et quel conteur ! Il vous entraîne partout en Europe et en Amérique du Sud, ne vous laisse jamais un moment de répit. Un magnifique roman qui échappe à toutes les définitions. C’est fort heureux.

Makarius de Sergio Kokis est paru chez Lévesque Éditeur, 486 pages, 35,00 $.