vendredi 13 juin 2014

Claudine Bourbonnais décrit son Amérique

MÉTIS-SUR-MER OCCUPE une place importante dans ma vie. D’abord parce que ma compagne Danielle est née tout près à Saint-Octave-de-Métis et aussi parce que je ne rate jamais une occasion de m’y attarder. Les grands jardins d’Elsie Reford sont un véritable paradis. Et Métis Beach comme on disait autrefois, ce lieu où les riches anglophones venaient s’installer pour l’été, reste fascinant. Des maisons immenses et magnifiques au bord du fleuve, des jardins qui suggèrent la paix et le bonheur. Une enclave unique, un lieu qui illustre bien la situation politique du Québec à une certaine époque.

Tout commence à Métis Beach dans le roman de Claudine Bourbonnais. Les riches anglophones débarquent quand viennent les beaux jours et s’installent dans des domaines où les francophones agissent comme main d’oeuvre. Ils sont serviteurs, hommes à tout faire ou cuisinière ou femmes de chambre. Les jeunes nantis circulent dans de luxueuses voitures, jouent au tennis, s’étourdissent devant des jeunes francophones ébahis. Certains parlent français, établissent des contacts avec les locaux tandis que d’autres méprisent ces Québécois justes bons à servir.
Romain Carrier accompagne son père quand il fait des réparations sur certaines propriétés, prend vite conscience des différences sociales. Cela ne l’empêche pas d’être attiré par Gail, une jeune fille qui réussira à l’apprivoiser. Ce sera le début d’événements qui transformeront sa vie.

L’Amérique

Métis Beach est un microcosme de cette Amérique où l’argent fait foi de tout, où le racisme, l’ostracisme et le fanatisme ne sont jamais loin. Romain en tournant autour de Gail, la fille d’un anglophone raciste et particulièrement violent, franchit une sorte d’interdit. Il y a aussi les sœurs Feldman qui lui feront connaître un monde différent. Dana écrit et Ethel peint.
Métis Beach n’est pourtant qu’une introduction à l’Amérique. Claudine Bourbonnais nous entraîne aux États-Unis pour le meilleur et le pire. Le jeune Romain se retrouve à New York à peine sorti de l’adolescence. Dana le prend sous son aile, lui permet d’étudier et d’échapper à l’indigence. Il croise Moïse, un rêveur, un contestataire qui veut devenir un second Jack Kerouac. Voilà l’Amérique des cinquante dernières années. La guerre du Vietnam, les jeunes qui manifestent et refusent de participer à cette tuerie, la fuite de certains vers le Canada, les artistes qui s’engagent, le mouvement des hippies qui viendra de Californie. Tout un portrait d’une génération qui refuse la violence et la guerre. Tout comme Romain qui se familiarise avec le féminisme et la lutte des femmes avec Dana. Elle prône l’égalité et la libération du joug patriarcal, publie un essai féministe qui causera beaucoup de remous : The Next War. Ce sera une révolution pour le jeune homme qui a fui un village traditionnel et catholique.
 
Portrait

L’Amérique des contrastes, des extravagances. La droite religieuse qui s’oppose à l’avortement et aux droits des femmes, conteste une série télévisée écrite par Romain Carrier devenu Roman Carr. Il affronte des fanatiques pro-vie qui assassineront sa compagne. C’est les États-Unis de Georges Bush qui déclare la guerre à l’Irak après la chute des tours du World Trade Center et la mort de milliers de personnes. Le pays semble pris de frénésie.
Roman Carr se souvient des opposants à la guerre du Viet Nam, des contestataires qui ont fui au Canada. Il proteste et écrit dans le New Yorker. Son passage à une émission de télévision se transforme en un véritable lynchage. Après tout cela, il choisit de revenir à Métis-sur-Mer pour raconter son histoire.
Une image des États-Unis qui fait frémir. Le plus puissant des empires du monde est ébranlé par des fanatiques religieux qui n’hésitent pas à tuer pour défendre des idées indéfendables. Une société où le dialogue et la discussion ne sont plus possibles. Le passage de Roman à cette émission de télévision pour débattre de ses idées est troublant. On ne discute plus dans les médias, on fouille la vie des invités, on exécute à froid devant une foule hystérique. La pensée, la réflexion ne sont plus au rendez-vous. On condamne, on lynche sur la place publique. À faire frémir.
Un roman qui vous secoue, vous blesse, vous enthousiasme et vous fait passer par toutes les gammes de l’émotion. Une Amérique qui ne réussit plus à combattre ses démons, le racisme et le fanatisme religieux, une société qui oublie ses valeurs démocratiques pour imposer ses vues les plus conservatrices et les plus rétrogrades. Terriblement dérangeant et inquiétant.
À lire lentement, en prenant son temps même si l’écriture de madame Bourbonnais vous emporte, à Métis-sur-Mer ou encore sur une plage dans le Maine ou en Gaspésie. Et pourquoi pas au lac Saint-Jean, sur le sable du parc de Pointe-Taillon ? Une révélation que ce premier roman de Claudine Bourbonnais.

Métis Beach de Claudine Bourbonnais est paru aux Éditions du Boréal, 29,95 $.

Quelques citations :

Les moments passés ici avec Dana et sa sœur Ethel ! Dana, penchée sur sa Underwood, ses doigts courant sur les touches, pendant qu’Ethel à son chevalet appliquait à la truelle sur de grands canevas les couleurs qu’elle préparait dans de vieilles boîtes de conserve Heinz. Les sœurs Feldman en création, et la maison respirait le joyeux désordre. (pp.54-55)
« Vos rêves se limitent à un mari et à une belle maison pleine d’enfants, équipée de beaux appareils électroménagers modernes, un mode de vie qui vous comblera affectivement et matériellement. Faut-il voir dans cette nouvelle richesse de l’Amérique un piège pour les femmes ? Les femmes sont-elles les victimes du capitalisme triomphant de l’après-guerre ? » (Des commentateurs outrés la taxeraient de « dangereuse communiste » pour avoir osé écrire cela.) (p.148)
C’est ce qu’ils disent, Dick ! Mais ça n’arrivera que lorsque l’humanité sera lavée de ses péchés. En attendant, ils se donnent la mission de nettoyer cette planète de tout ce qui les rebute : les libéraux, les laïcs, les féministes, les homosexuels. Bref, tous ceux qui ne sont pas eux et ne pensent pas comme eux. Alors, ils investissent le pouvoir, les tribunaux, les écoles : réintroduire la prière dans les classes, faire de la théorie de Darwin une hérésie, éradiquer l’homosexualité, enlever aux femmes le droit à l’avortement. Ces gens-là, Dick, veulent nous faire reculer de vingt ans, supprimer les droits pour lesquels nous avons lutté dans les années soixante, ces années que tu détestes tant mais qui ont quand même fait avancer le monde ! (p.348)