mardi 3 février 2015

Robert Lalonde est un révélateur d’être

J’AVANÇAIS DANS Les luminaires, le gros roman d’Eleanore Catton, un peu indécis devant ce continent littéraire qui demande toute votre énergie. Je flânais aussi du côté de l’essai de Catherine Voyer-Léger sur le métier de critique. Ce n’est pas dans mes habitudes. Je lis un livre à la fois et rien ne peut m’empêcher de me rendre à la dernière phrase. À l’état sauvage de Robert Lalonde est arrivé. J’ai tout abandonné. Comment faire autrement ? Je retrouvais l’ami qui débarque à l’improviste. Vous savez ce genre de copain qui ne donne jamais signe de vie et qui arrive sans s’annoncer. Il suffit de quelques minutes et vous avez l’impression d’avoir discuté pendant des heures. Robert Lalonde est comme ça.

J’attends certains écrivains avec impatience. Aussitôt un livre lu, que j’en voudrais un autre. Je suis toujours en manque d’un nouveau Jacques Poulin, Victor-Lévy Beaulieu, Hervé Bouchard, Nicole Houde, Nancy Huston ou Larry Tremblay. Robert Lalonde est l’un de ceux-là. J’ai soupesé le livre, regardé la page frontispice, lu quelques lignes pour tâter le terrain. J’avais déjà tout le roman.


Mon cœur cognait. Je ne voyageais pas, ne me rendais pas à l’île en visite, je fuyais. Hélène et Jacques m’attendaient sans s’en douter. Ils ne le sauraient pas, je ne parlerais pas. Le mal passerait si je ne l’ébruitais pas. (p.9)

Une phrase, c’est assez pour se perdre ou se trouver, pour partir à l’aventure et vivre toutes les extravagances.
Je retrouvais un monde familier et nouveau, l’envie de courir partout comme un chien fou, les grandes questions existentielles qui collent aux personnages et viennent vous hanter. Les départs et les fuites permettent de se rejoindre, de se retrouver et de respirer peut-être. Cette fois, un écrivain tend la main. J’avoue que c’est tentant de mettre le visage de l’auteur du Monde sur le flanc de la truite sur ce personnage, ce grand rebelle au blouson de cuir usé qui a vécu une rupture et fuit l’univers qui était le sien. Il faut bouger, marcher, revenir sur ses pas pour se refaire une âme et se forger peut-être une nouvelle façon de voir. Être est ce qui importe après tout.

J’ai laissé échapper un petit rire plus incertain que la brise, comme la dernière fois, et j’ai pris place sur la banquette, entre la chatte et le chien, comme la dernière fois. Tout était pareil, hormis le mal que j’avais à m’imiter moi-même. (p.12)

Et encore, les espaces, les paysages qui étourdissent comme les voussures des cathédrales, font oublier un peu la douleur, le manque d’être, l’arrachement qui brûle l’âme. Il faut partir sans jamais arriver à s’oublier, aller vers l’autre quand c’est l’autre qui met ses mains sur vos épaules. L’écrivain retrouve des amis, un jeune garçon qui dérange par sa sagesse et son savoir, des hommes et des femmes qui ont décroché et dissimulent plutôt mal leur blessure. Des enfants se retrouvent dans la plus terrible des solitudes, des hommes et des femmes ont choisi les voies de contournement et n’ont pu en revenir. L’écrivain ne peut qu’écouter leur histoire pour mieux la raconter. Une tournée pour discuter avec des lecteurs en Gaspésie où il se retrouve devant un ancien collègue qui se prend pour un de ses personnages. Ça arrive. J’ai discuté avec une Anna-Belle et un Ulysse à quelques reprises. C’est toujours étrange d’écouter quelqu’un qui jure s’être retrouvé dans une de vos fictions.

Texte

À l’état sauvage pourrait être des nouvelles où le narrateur va d’un univers à l’autre, croise des êtres qui brûlent comme ces papillons quand les flammes montent la nuit. Un écrivain, c’est peut-être une lueur dans l’obscurité qui attire les âmes errantes et les porteurs de secrets. Ces marginaux devinent quand quelqu’un a du temps et sait écouter. Les grandes peines permettent peut-être aussi de s’approcher des autres, de ceux qui savent et qui en ont payé le prix. Des êtres exceptionnels que la société rejette comme du bois de grève. Julot qui désespère ses grands-parents ou Mathias, un hyperactif, qui sent les choses autrement. Tous recherchent un ancrage avec l’écrivain qui trouve dans les histoires et les phrases une certitude qui l’empêche de basculer.

J’aurais voulu dire quelque chose, avouer que j’étais un vaincu qui fuyait, qui avait écrit et écrirait des histoires, mais qui ne savait pas nommer sa peur de la défaite, son effroi de l’heure depuis toujours annoncée, que nous étions, lui et moi, deux aventuriers battus, mais qu’il y avait encore des minutes palpitantes, que ce soir, grâce à lui qui veillait, je sauvais la face, je gardais le feu, qu’il avait arrêté le temps, les heures trop pressées. (p.22)

Écrire, c’est tenter de mettre un peu d’ordre dans le chaos en y introduisant sa confusion. L’écrivain ne peut qu’écouter ces égarés qui rôdent à la lisière, ne demandent qu’à dire ce qui a fait basculer leur vie. Un amour, une violence, une manière d’être que les hommes et les femmes acceptent difficilement. Elle porte toujours tellement les mêmes habits notre société.

J’ai voulu protester, mais il m’a posé sa grande main sur ma bouche. D’un coup la furie m’a lâché et nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, tels deux orphelins entrés étourdiment dans la nuit d’un grand mystère. Sa bouche dans mes cheveux. (p.111)

Une attirance physique et métaphysique entre un homme et un homme, une femme, un enfant permet de tenir la tête hors de la tourmente. Des êtres fascinants, inquiétants comme Jim Norris qui sait mieux parler aux chevaux qu’aux humains, un homme qui a perdu son âme soeur dans un affaissement d’une mine ou un autre qui ne peut s’empêcher de faire des projets pour dompter le présent.

Nature

Lalonde, c’est surtout la nature, le monde sauvage dans sa plénitude et sa dureté. C’est comme si vous glissiez dans un grand corps végétal qui moule, apaise, bouscule et fait oublier les feux qui ravagent l’âme. L’errance du chercheur de chimères, du coureur d’histoires le fait aller en Gaspésie, en Abitibi, au bord du fleuve à Trois-Pistoles ou ailleurs pour trouver un être qui se glisse dans son intériorité.

La Matapédia bouillonnait sous une volée de flocons. Le soleil, par-ci par-là, déchirait la nuée du bleu-noir de l’encre coulant dans l’eau, allumait les bouleaux, faisait des ricochets dans les anses encore dentelées de glace. Soudain, le grésil, mais ça s’arrêtait tout de suite, et sur le pare-brise des diamants étincelaient. Un coup de vent et les épinettes valsaient. (p.62)

C’est toujours comme ça avec Robert Lalonde. Un souffle brasse les arbres et provoque des tremblements d’être, des rencontres lumineuses qui vous mettent dans tous vos états. Et cette écriture qui étourdit par sa justesse et sa beauté. Des phrases comme une caresse qui apaise et étonne, vous redonnent le monde peut-être.
Peu importe, ça bouscule toujours, ça m’arrête quand une image luit comme une pierre sur la plage ou une fleur dans un parterre de mousse. Cet écrivain réussit toujours à aborder les grandes passions qui consument et poussent vers tous les excès. Robert Lalonde est un révélateur d’être.

À L’ÉTAT SAUVAGE  de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal, 168 pages, 19,95 $.