vendredi 28 août 2015

Julien Gravelle me redonne un pan de ma vie

Debout sur la carlingue de Julien Gravelle est venu à moi grâce au mouvement du 12 août. Vous savez, cette journée où l’on achète un livre d’un auteur québécois. Remarquez que c’est souvent le 12 du mois d’août dans mon cas. Et je les lis ces romans attendus ou recherchés. Il semble que près de la moitié des gens achètent un livre sans jamais l’ouvrir. Il faudrait une Journée nationale de la lecture au Québec dans tous les villes et villages du pays. Des rencontres dans les parcs, les églises, les places commerciales, les pistes cyclables, à la plage, dans les embarcations, les lieux de travail et les autobus pour découvrir nos auteurs. Faire comme les cigariers de jadis qui exigeaient qu’un lecteur fasse la lecture pendant leurs heures de travail. Leur livre favori, semble-t-il, était Le comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas. Quel roman aimeriez-vous qu’on vous lise à votre travail ? Quel écrivain choisiriez-vous ?

Je savais qu’un écrivain s’était installé à Girardville, au Lac-Saint-Jean, et que ce n’était pas Guy Lalancette. Pour gagner sa vie, il agit comme guide de plein air. Quand j’ai écrit sur Facebook que ce serait mon livre du 12 août, Julie Larouche de Radio-Canada m’a signalé une entrevue réalisée lors de la parution du roman. Il l’a guidé dans un froid qui impose le silence partout avec ses chiens de traîneaux. J’ai visionné ce moment particulier. J’avoue que ça donne envie de partir dans la forêt, de s’abandonner à ces bêtes magnifiques. Je l’ai fait une fois avec une Française comme guide à L’Anse-Saint-Jean. Gravelle est aussi d’origine française. Il faut souvent le regard d’un autre pour nous montrer notre pays dans ses saisons, la forêt avec la respiration des bêtes qui marquent le rythme.
J’ai été happé par un monde que je connais bien et que Gravelle me redonnait avec une justesse inouïe. Je m’en suis voulu d’avoir manqué de curiosité pour cet écrivain, un vrai, qui vit tout près de mon village.
Un oncle habitait Girardville. Je connais bien. Une trâlée de cousins et cousines débarquait souvent à La Doré. Je me souviens d’un dimanche de juin. Ils étaient arrivés dans un petit camion. Toute la famille était debout dans la boîte arrière et chantait et riait. Ils devaient être une douzaine. Une visite surprise pour oublier les heures de la semaine, les travaux qui se multiplient.

HAPPÉ

Le monde de Julien Gravelle a été le mien jusqu’à ce que je parte pour des études. Je ne pouvais m’empêcher d’y revenir cependant avec les outardes du printemps et de prendre la direction de Chibougamau avec mes frères. Gravelle est quelqu’un de ma famille en quelque sorte qui raconte des histoires de travailleurs forestiers, de conducteurs de fardiers qui se débattent avec l’hiver et l’été. Il m’a replongé dans l’univers de La mort d’Alexandre et de mes Oiseaux de glace.
Pas tout à fait pour dire vrai, mes histoires se situent avant la période visitée par Gravelle. La mécanisation n’était pas encore là dans toute sa force. Nous en étions aux débusqueuses. Les machines qui rasent une forêt en une nuit n’étaient pas encore inventées. Julien Gravelle est un frère plus jeune en quelque sorte.
Des conducteurs de camions comme il y en a tant dans mon village qui savent se faufiler dans les montagnes et en rapporter des pans de forêt. Un univers exigeant qui demande à ces aventuriers de garder leur sang-froid pour rester vivant. Ils partent pendant des jours et la vie de couple n’est guère facile.
Basile est l’un de ceux-là. Sa femme est enceinte et rien ne dit qu’il sera père. La rupture plane sur leurs têtes et il fait de son mieux pour retenir Mélanie qui travaille auprès des autochtones à Obijiwan. Ça le touche particulièrement parce qu’il est métis. Son père blanc l’a élevé et il ne connaît rien de sa mère et de sa famille. Un homme qui tente de voir dans son histoire et son héritage.

Basile déclina la proposition. Il repensait à l’ours. Il en avait écrasé un une fois. Beaucoup plus gros que celui-là. Il avait repensé à ses ancêtres, les anciens Ilnuatsh. Ces derniers s’étaient inventé toutes sortes de cérémonies pour témoigner de leur respect envers la bête. Jamais ils ne tuaient sans égard pour elle, comme lui l’avait fait. Il était descendu de son camion. L’animal agonisait. Il l’avait entendu râler. Basile n’avait pas osé le toucher, de peur qu’en un dernier sursaut de vie, il essaie de lui mettre un coup de patte. Il était retourné chercher un bout de corde dans son camion et l’avait attaché à une patte arrière de l’animal grâce à un nœud coulant. Puis il avait tiré la bête suffisamment près du bord de la route pour qu’elle ne soit plus une menace pour les autres véhicules. Après quoi il l’avait laissée agoniser là. (p.26)

Il affronte le danger en longeant la rivière Mistassini qui a avalé François Paradis. Un accident évité de justesse, un blessé et aussi un cadavre dans un campement indien abandonné. Un mort qui le hante. Que s’est-il passé dans la forêt ? Le premier texte se termine sans savoir le pourquoi du comment. L’écrivain nous présente un autre personnage. Question d’identité toujours, de cette vie qui nous est donnée et qu’il faut utiliser le mieux possible. On s’égare un peu, mais cet hurluberlu qui lance sa boule de quilles et la suit vous subjugue. Il aimerait bien se rendre en Californie, mais la boule va bien où elle veut. On apprend à respirer, à faire confiance aux hasards, à ce qui arrive sans chercher à tout contrôler. Il faut suivre ses pulsions et vivre le moment présent.
Yvon, un irascible, un sauvage a quitté sa femme et il est là, seul, buvant son café, travaillant la nuit même si c’est de plus en plus difficile. Il est à l’âge où l’on retourne à la maison pour des jours longs et ennuyants. Il est parti depuis si longtemps.

— Fait trop longtemps qu’elle vit sans moi, Ghislaine, reprit Yvon. Elle a sa vie. Sa job. Ses petits-enfants qui la visitent la fin de semaine. J’ai plus ma place là-dedans, elle est heureuse, sans moi. Indépendante. Son gendre tond la pelouse, son fils rentre le bois. Et moi, je serai quoi, là-dedans ? Une gêne. Le gros épais qui a passé trop de temps au bois et qu’elle aura honte de présenter à ses amis. (p.146)

Il doit faire face au vieillissement. Tout se noue alors, tous les aspects du puzzle tombent en place.

HUMANITÉ

Des personnages à la dérive, des exilés qui cherchent des points d’ancrage. Ils ont connu la douleur, des séparations, la disparition d’un enfant, la vie dans ce qu’elle offre de plus terrible.
Gravelle possède du rythme et l’image qui place un décor, un personnage qu’il pousse dans ses derniers retranchements. Il a surtout une empathie extraordinaire pour les gens qui se retrouvent rarement dans les romans. Il nous fait le coup de Louis Hémon encore une fois en nous entraînant dans la cabine surchauffée d’un camion, dans une forêt où tout change avec la pluie et la neige. Ces hommes se perdent dans leur vie, leurs souvenirs, n’ayant que le travail pour donner une direction à leurs jours. Ils sont frustes, brusques, un peu fous souvent, mais combien attachants. Ils sont surtout humains dans leurs hésitations, leurs colères, leurs peines qu’ils ont du mal à dire.
Une formidable surprise en cette journée du 12 août. Me voilà maintenant un lecteur inconditionnel de Julien Gravelle, un écrivain qui n’a pas peur des chemins peu fréquentés.
Un talent magnifique qui m’a ramené à l’époque où je fréquentais ces hommes qui savaient si bien rire malgré leurs misères. Des travailleurs courageux qui ne reculent jamais même s’ils sont tout mélangés dans leur tête et leur vie. Un livre à lire pour découvrir un Québec dont on ne parle jamais ou si peu. Émile Parent, mon héros de La mort d’Alexandre, a maintenant des frères du côté de Girardville. C’est peu dire. Ils se sont certainement croisés à un moment ou un autre, dans ces chantiers du bout du monde, quand le printemps s’amuse avec l’hiver.


Debout sur la carlingue de Julien Gravelle est paru aux Éditions Leméac, 168 pages, 21,95 $.
http://www.lemeac.com/catalogue/1501-debout-sur-la-carlingue.html?page=1