samedi 5 septembre 2015

Sergio Kokis redécouvre son corps par la marche

Une version de cette chronique
est parue dans Lettres québécoises,
numéro 159.


Beaucoup d’écrivains ont été des marcheurs. Henry David Thoreau, Walt Whitman et Frédéric Nietzsche étaient de ceux qui allaient un peu partout, de préférence loin des bruits de la ville, pour noter leurs réflexions, s’attarder dans un boisé et n’entendre que le froissement de leurs pensées. Comme si l’acte d’écrire devenait physique et qu’il fallait bouger pour suivre la course des mots. Pour ceux qui écrivent encore sur le papier, bien sûr. Qui le fait maintenant ? Victor-Lévy Beaulieu utilise de grandes feuilles de notaire et je ne sais pas pour Sergio Kokis. Quant à moi, je vais entre ces formes d’écriture. Écrire à la main reste un plaisir. Tout cela pour dire que Sergio Kokis vient de découvrir la randonnée pédestre. Il voulait bouger et se prouver qu’il était encore capable de certains efforts.

Au moment où sa compagne quitte le travail pour retrouver toutes les dimensions de ses journées, Sergio Kokis, qui a toujours été sédentaire, projette d’emprunter les chemins de Compostelle. Tout un défi pour celui qui a pratiqué un peu le sport dans sa jeunesse, mais qui se contente maintenant de pourchasser les mots et de passer des heures devant ses grandes toiles pour trouver peut-être la lueur qui fait que nous sommes des vivants. Ces tableaux angoissants qui nous placent toujours dans une sorte de malaise face à des hommes et des femmes qui respirent à la limite du possible et du tolérable.

L’idée de tout laisser en arrière  pour deux ou trois mois, avec un simple sac à dos, m’a séduit d’une étrange façon. Cela allait à merveille avec la fin de l’exercice littéraire que je venais de boucler. Tout comme si, à mon tour, j’avais aussi besoin de me dépouiller d’une vieille peau encombrante. (p.16)

Marcher en ville est peut-être le pire des supplices, surtout dans une banlieue, par des vents ou des pluies qui donnent envie de s’encabaner pour toute une saison. Bouger, retrouver des muscles ignorés toute sa vie, marcher, calculer des distances, trouver un certain plaisir à n’être qu’un mouvement. Il faut s’entraîner avant de vivre la marche.

SOUFFRANCE

Et arrive le grand départ pour l’Europe. Sergio Kokis traîne la patte, arrive tant bien que mal à suivre sa compagne qui semble flotter sur les chemins de montagne. Notre écrivain complète les étapes de peine et de misère. L’expérience devient un supplice et il est facile d’imaginer que plus jamais Kokis ne s’aventurera sur les routes. Le dos ne veut pas suivre, un nerf qui fait de chaque pas le triomphe de la volonté.

C’est la première fois de ma vie qu’une douleur de cette intensité s’oppose à ma volonté. Elle n’a rien à voir avec les fractures osseuses de ma jeunesse, ni avec mes accidents d’escalade ou les coups de poing reçus dans les bagarres. Cette douleur tend à s’opposer au plaisir exquis de la marche que je viens à peine de découvrir, tandis que mes inconforts du passé n’ont jamais été de taille à me paralyser dans mes désirs. (p.54)

Nous avons souvent imaginé, Danielle et moi, partir sur les routes de Compostelle pour flâner, écrire au détour d’un chemin, d’une montagne ou sous un arbre quand le mitan du jour se fait trop insistant. Après avoir lu des récits, entendus des pèlerins qui sont allés sur les routes, nous avons renoncé. Se précipiter pour avoir une place dans un gîte, dormir dans des dortoirs, renoncer à son intimité pour des semaines nous a découragés. Je rêvais de promenades, de petits gîtes tranquilles et de temps pour les écritures et certaines lectures. Il y a comme une précipitation qui me déplaisait dans cette aventure.
Pourtant Kokis découvre le plaisir de marcher dans la nature, la joie de l’effort et de franchir les montagnes pour voir ce qu’il y a de l’autre côté. Il y a aussi ces hommes et ces femmes qu’ils croisent, parfois énervants, souvent amicaux. Et des lieux qui vous laissent sans voix. Impossible de ne pas s’arrêter pour n’être qu’un regard dans ces pays de montagnes. Et au bout du jour, un bon repas, un vin ou un alcool avec une discussion quand le soir descend. Un plaisir qu’il veut revivre.

RETOUR

Le corps suit cette fois. Il adore ces longues journées en compagnie de son épouse, sans rien se dire souvent. Il retrouve peut-être un amour qui s’était un peu étiolé avec le temps. Surtout, il découvre une femme capable d’efforts physiques impressionnants. Elle va et il suit.
Ilse prend des notes pendant qu’il se contente de respirer et de voir ces pays qui se déplient devant lui. Marcher, s’arrêter dans une nature magnifique, près des cours d’eau, surprendre des fleurs, une bête au milieu d’un champ. Respirer et sentir avec son corps et son âme. Il y aura encore d’autres départs, des découvertes, des parcours difficiles. Plusieurs randonnées se succéderont dans des pays de montagnes, des lieux un peu isolés qui vous emportent dans le temps et l’espace. L’important, ce sont les jours qui se succèdent, l’esprit qui s’ouvre à des lieux qui vous laissent sans mots.
Le voyage est toujours une forme d’initiation ou de méditation. Sergio Kokis lit les notes de sa compagne et des souvenirs, des images reviennent. À partir de ces remarques, il aura l’idée d’écrire ce récit de voyage.

RENAISSANCE

Le peintre s’attarde à l’histoire, à ces lieux en marge de l’agitation du présent et crayonne des paysages lui qui n’a que regardé les hommes et les femmes. Sergio Kokis vit une renaissance, découvre son corps, voit différemment le monde et ses turbulences. Et aussi l’occasion est belle de réfléchir à ses écrits et l’art pictural, de faire le point en quelque sorte. Comment faire autrement ? Nietzshe, raconte Victor-Lévy Beaulieu, s’éloignait pendant des heures. Non pas qu’il franchissait des distances énormes. C’étaient souvent des sentiers de quelques kilomètres. Ce qui importait, c’était de noter ses réflexions et d’écrire à l’ombre d’un chêne en ayant le murmure d’un ruisseau dans les oreilles. Comme s’il convoquait tous ses sens dans l’acte d’écrire. Kokis découvre une autre personne en lui. C’est le plus important.

En fait, le vrai pèlerin marche vers lui-même. Le poète Machado a raison : il n’y a pas de chemin, il y a seulement des marcheurs, des chemineaux de la vie. Et chacun marche vers son lieu de nostalgie, à la recherche de ce qui donnera un sens à son cheminement. (p.77)

Ça donne envie de partir en leur compagnie, de prendre un verre après une journée d’efforts autour d’une bonne table. Et le lendemain à l’aube, dans le plus doux des silences, retrouver la fête des muscles dans le déplacement en montagne ou en bordure de mer.
Ce livre nous emporte sur les pistes de l’écrivain, ses préoccupations et ses réflexions. La marche comme l’écriture poussent vers l’autre, mais aussi vers soi « pour structurer le sens de notre être-dans-le-monde ».
Si j’avais lu ce récit il y a quelques années, j’aurais préparé un sac et serais parti sur les routes de Compostelle, pour le plaisir, le bonheur du jour, vivre l’écriture d’une autre manière, découvrir un monde en soi et autour de soi. Kokis m’aura fait vivre ce rêve. La littérature peut encore cela.

Le sortilège des chemins de Sergio Kokis est paru chez Lévesque Éditeur, 2015, 196 pages, 25 $.

http://www.levesqueediteur.com/kokis.php

mardi 1 septembre 2015

La littérature engendre-t-elle la résistance


Existe-t-il des valeurs, des certitudes que le temps ne peut altérer ? Certains textes philosophiques anciens réussissent encore à nous bousculer. La littérature, la vraie, celle qui touche l’âme, survit à tout. Des mots s’échappent d’un pays mystérieux comme la Chine et nous voilà subjugués. Tant d’écrivains que nous ignorons, tant d’écrivains au Québec qui restent des étrangers dans leur pays. Même la mort ne parvient pas à altérer ces mots qui hantent comme des présences, comme des parfums qui grisent et envoûtent.

J’ai eu du mal au début avec Le parfum de la tubéreuse d’Élise Turcotte. Je résistais. Parce que l’écrivaine demande d’abandonner ses repères, de lui faire confiance et d’aller au-delà de la vie et de la mort. Et il y a eu une phrase : « Quand je lis avec assez de patience, les mots déposent un nouveau parfum. Peu de livres le font : transformer le boisé en chypré, le floral en hespéridé. Mais j’en ai connu. » Un livre comme un parfum qui saisit vos sens… Comment dire non ? Des mots vous emportent dans des dimensions inconnues. S’abandonner aux effluves irrésistibles des livres.
Comme si le sol s’effritait et qu’il y avait une musique peut-être, une présence, une respiration. C’est peut-être cela la mort. Un coup de tonnerre, un grésillement de lumière et puis et puis… Irène est morte. Elle enseignait, elle enseignera à des jeunes.

Je n’ai jamais mis ma foi en une religion. La finalité de notre existence sur terre m’a toujours été insupportable. J’aurais bien voulu croire à une vie après la mort, cela donne aux gens un salut d’avance, une explication au malheur. Je suis trop pessimiste pour ça. Je pensais qu’avec l’âge, l’angoisse s’atténuerait. Mais c’est la littérature qui m’a aidée, pas le fait de vieillir, au contraire. Maintenant, je sais que j’avais raison sur tout, parce que même la vie après la mort est pire que ce que mon esprit noir aurait pu imaginer. Je me récite les mots d’Antonin Artaud avec une ferveur nouvelle : Nul n’a jamais été seul pour naître. Nul non plus n’est seul pour mourir. Je suis morte, oui, mais à aucun moment je n’ai été seule. On m’a tout de suite reconduite à une existence qui n’a jamais vraiment été la mienne. (p.16)

La littérature survit à son auteur et se moque du temps. Des textes anciens permettent de nouvelles découvertes. L’odyssée que j’aime tant ou Don Quichotte écrit au moment où l’on commençait à rêver des nouvelles terres d’Amérique. Don Quichotte, mon contemporain, avec son idéalisme et sa volonté de régénérer le monde.

LIVRE

Irène n’a qu’un livre, celui offert par son amoureux peu avant la soirée fatidique. Un texte de Can Xue, une Chinoise un peu mystérieuse. Elle est née en 1953, a vécu les affres du régime de Mao et mélange, semble-t-il, le réel et le fantastique dans un style éthéré. On a parlé d’elle pour le prix Nobel.
Irène aime le velouté du texte dans une époque où l’on prétend que le livre est mort, qu’il est un objet inutile. Un monde où il y a plus d’auteurs que de lecteurs.

Mes élèves étaient chaque jour plus difficiles à apprivoiser. Ils étaient nombreux à garder leur ordinateur ouvert sur leur table pendant que je parlais de l’odeur des mots et du son de la page. Trop de papier pour rien, avait un jour expliqué un garçon aux besoins démesurés. Ses longs bras flottaient au-dessus de la tête de ses camarades comme des anguilles volantes ; il tendait un livre qui était la preuve de supériorité morale à mon égard. Il savait quelque chose que moi, trop vieille sans doute, j’ignorais. Mon monde était révolu, il était temps que je m’en rende compte. Trop de bruit pour rien, avais-je murmuré à la jeune fille assise en face de moi. Elle avait souri, complice. (p.20)


L’enseignante croit encore au contenu et refuse les raccourcis pédagogiques. Elle n’a jamais dévié des textes qui dérangent et portent la couleur, une odeur et une respiration. Tout cela malgré les pressions des collègues qui cèdent à la facilité et au renouveau où il faut s’exprimer avant de penser.
Et arrive un printemps où le carré rouge aspire le refus et le changement. Une époque si proche et déjà si lointaine. Un espoir, la colère, une volonté de vivre autrement. Irène ne pouvait être que du côté des contestataires. Ce printemps des libertés a glissé dans une guerre juridique où les droits d’un individu pesaient plus que celui d’un groupe. Des cours envers et contre tous, des piquets de grève troués pour un étudiant borné. Irène a refusé et perdu son emploi. Comment tricher quand on croit au pouvoir des mots ?

Enfin, je suis certaine que je parviendrai un jour à les hypnotiser, ceux-là, tous, avec le son de ma voix. Un vers ou deux, un dialogue au paradis, et ils seront envoûtés. Une chose que je n’ai jamais réussi à faire dans le collège où j’étais souvent traitée comme celle qui vend des notes aux clients insatisfaits. Ce n’était pas leur faute, c’était le monde et son calcul. Quoique aujourd’hui, rien ne me retient de dire qu’ils en étaient aussi responsables, que c’étaient eux, la rumeur principale, ceux qui préféraient toujours les livres sans langage. (p.58)

L’enfant qui ne voulait pas dormir a pris racine sur cette révolte. Ces jeunes dans la rue tendaient la main aux contestataires que nous étions dans les années 70. Ils demandaient ce que j’étais devenu avec mes délires d’écriture et de lecture. Avais-je oublié la vie pour les mirages ? Étais-je un Don Quichotte qui ne sait plus s’arrêter ?
L’embellie s’est effacée pour donner le pouvoir à un pastiche de Jean Charest. Les dirigeants ont déployé des policiers, multiplié les arrestations et tout est revenu à cette normalité où l’on pouvait parler des « vraies choses ». Irène a refusé d’obéir, autant dans sa vie d’avant que dans ce purgatoire où on croyait peut-être la briser. Qui ? Dieu, ces forces qui maintiennent les sociétés, l’obscurantisme ? Qui cherche à étouffer la connaissance, les parfums que les mots enrobent ?

Il y a eu des élections, le gouvernement a été renversé, on a tenté le soir même d’assassiner la nouvelle première ministre, incident qui dès le lendemain a été effacé par la novlangue. Puis tout s’est arrêté. J’ai cru les jours suivants qu’une sage détresse me ramenait au point de départ. Mais l’exaltation a persisté. (p.89)

Un texte ne meurt pas même si on fait tout pour qu’il disparaisse. Can Xue triomphe de Mao par son imaginaire et ses évocations. Pas une prison ne vient à bout d’un poème.
Rien ne peut faire plus plaisir à un chroniqueur et un écrivain qu’un roman du genre. Résister, voir au-delà des modes et des directives. Élise Turcotte vous réconcilie avec les textes et la poésie. Écrire et lire, contester avant tout. Il faut savoir dire non, avoir un carré rouge cousu sur le cœur, surtout quand on enseigne des textes qui portent la vie, la mort, une présence que rien ne peut effacer. Un parfum envoûtant.

Le parfum de la tubéreuse d’Élise Turcotte est paru aux Éditions Alto, 128 pages, 19,95 $.