vendredi 18 mars 2016

Les grands questionnements de Yann Martel


J’AIME LES ÉCRIVAINS qui jonglent avec des questions sans jamais accrocher de réponses à celles-ci. Yann Martel est de ceux-là. Depuis Paul en Finlande, paru en 1994, on retrouve des thèmes qui migrent d’un ouvrage à l’autre. L’histoire de Pi, en plus de l’avoir propulsé parmi les vedettes de la littérature mondiale, établit les grandes énigmes qui le hantent. Les croyances religieuses, les textes censés nous dire pourquoi nous vivons et surtout pourquoi nous disparaissons ; la présence des animaux et ce qu’ils peuvent nous apprendre puisqu’ils partagent le même univers. Le fameux tigre dans L’histoire de Pi permet au jeune garçon de se transformer. Nous devons peut-être faire une rencontre avec l’animal qui dort en nous pour être dans toutes nos dimensions. Encore une fois, la bête joue un rôle important dans Les Hautes Montagnes du Portugal. Le singe cette fois, ce cousin lointain avec lequel nous vivions il y a des milliers d’années, semble-t-il.

Autant le dire tout de suite. J’ai eu du mal à trouver des balises, à m’accorder au rythme de l’écriture dans les premières pages. J’étais déstabilisé. Je me suis arrêté pour essayer de comprendre ce qui n’allait pas. L’impression de fausser, de ne pas suivre les directives du chef d’orchestre. Je lisais tout faux, tout croche. Comme je l’ai dit souvent, je ne suis pas du genre à refermer un volume quand quelque chose m’échappe ou me heurte. Les livres, les romans en particulier, sont là pour nous pousser dans des directions inconnues.
Le Portugal, bien sûr, au début du siècle dernier avec les premières automobiles, ces engins qui fascinaient ou apeuraient. Peu de téméraires s’aventuraient sur les routes alors avec ces machines qui atteignaient des vitesses vertigineuses, jusqu’à cinquante kilomètres à l’heure. De quoi affoler les plus téméraires et surtout les chevaux qui occupaient toutes les voies publiques. Et l’état des chemins rendait l’aventure de la vitesse encore plus périlleuse. La première route recouverte de goudron remonterait à 1915, en France. Louis Hémon s’apprêtait à venir au Québec pour écrire Maria Chapdelaine. C’est tout dire.
Martel a eu la bonne idée d’imposer à son écriture la cadence de l’époque. Rien de ce que la modernité nous inflige. Pas de souffle asthmatique et scandé. La phrase se perd dans des méandres comme une rivière. Et surtout, elle nous entraîne dans de longues descriptions qui pourront impatienter bien des lecteurs. Il faut lire la description de l’automobile qu’emprunte Tomas, son personnage de Sans-abri. Une présentation minutieuse, maniaque je dirais, qui vous fait voir l’auto de l’avant à l’arrière.

Son oncle rayonne de fierté et de bonheur devant son gros bidule gaulois. Tomas garde la bouche cousue. Il ne partage aucunement l’engouement passager de son oncle. On peut voir depuis peu quelques-uns de ces engins dernier cri dans les rues de Lisbonne. Au milieu de la circulation animale de la ville, animée, mais somme toute pas très bruyante, les automobiles vrombissent comme d’énormes insectes, un fléau désagréable  à l’oreille, pénible à l’œil, malodorant. Tomas ne voit nulle beauté en elles. Et le modèle de couleur bordeaux de son oncle ne fait pas exception. Aucune élégance ni symétrie. L’habitacle lui semble ridiculement surdimensionné par rapport à la piètre écurie où sont fourrés les trente chevaux à l’avant. Le métal de la chose, qu’il y a en quantité, brille très fort - inhumainement, dirait Tomas. (p.37)

Moi qui me suis tenu loin des mécaniques, tout comme Tomas, et qui n'a jamais compris la fascination que ces jouets exercent, j’ai dû prendre mon mal en patience.
Et puis le déclic s’est fait. J’ai compris que l’écriture reflète le sujet chez Martel. Pas question de fausser l’époque pour séduire un lecteur impatient. J’ai ralenti pour me mouler à ces longues reptations qui vous emportent dans le voyage initiatique. Tomas traverse le Portugal, passe par tous les états avant de se retrouver dans la petite église de Tuizelo, devant un crucifix réalisé par le père Ulisses lors de son séjour en Afrique. Le religieux, dans sa lointaine colonie, a compris que l’homme descend du singe ou tout simplement l’évolution des espèces que Charles Darwin décrivait en 1859. Il a sculpté un Christ en croix. Sauf que le Fils de l’Homme a le corps d’un grand singe. L’objet devrait bouleverser les croyants et soulever la controverse. Tomas prévoit une véritable révolution.
Mais après sa traversée du pays, toutes les difficultés qu’il surmonte, le crucifix du père Ulisses perd de son importance. Comme on le répète, ce n’est pas d’atteindre le but qui importe, mais le parcours, le temps que l’on prend entre le départ et l’arrivée.


SECONDE ÉTAPE


Sur le chemin de la maison est plus étonnant. Surtout que nous nous retrouvons avec Eusebio Lozora, un médecin pathologiste qui pratique des autopsies pour trouver les causes d’un décès. Nous sommes ainsi. Nous nions souvent la mort, tentons d’expliquer le tout par un raté ou un bris du corps.

Tout cadavre est un livre avec une histoire à raconter, tout organe, un chapitre, les chapitres unis les uns aux autres par un récit commun. Il est du devoir professionnel d’Eusebio de lire ces histoires, en tournant les pages avec son scalpel, et d’écrire à la fin de chacune un compte rendu. Ce qu’il écrit dans son rapport doit refléter en toute exactitude ce qu’il lit dans le corps. Il en résulte un genre de poésie froide. Comme n’importe quel lecteur, c’est la curiosité qui le pousse à continuer. Qu’est-il arrivé à ce corps ? Comment ? Pourquoi ? Il cherche l’absence obligée et pleine de ruse qui finit par avoir raison de nous tous. Qu’est-ce que la mort ? Il y a le cadavre - sauf que c’est là la conséquence, et non pas la chose en soi. Quand Eusebio trouve un ganglion largement hypertrophié ou un tissu d’une rugosité anormale, il sait qu’il est sur la piste de la mort. Comme c’est curieux : la mort se présente souvent sous le déguisement de la vie, une masse de cellules irrégulière, exubérante - ou elle laisse un indice avant de fuir les lieux, comme un meurtrier, une arme encore fumante, une croûte sclérotique sur une artère. (p.145)

Je me suis régalé. Son épouse, Maria Louisa Motaal Lozora, se passionne pour la religion et les textes fondateurs. Une femme curieuse et intelligente qui décortique les miracles de Jésus et fait un parallèle entre les évangiles et les romans d’Agatha Christie. Si Yann Martel a mis du temps à m’apprivoiser, là j’étais prêt à tout avaler. Un moment magnifique. Une autopsie qui laisse sans mots.

TROISIÈME MONDE

Dans la dernière partie, À la maison, un sénateur, un homme politique canadien, après la mort de son épouse, fait un voyage à Oklahoma aux États-Unis où son regard croise celui d’Odo, un grand singe. Les vies de l’animal et du sénateur Peter Tovy ne seront plus les mêmes. Tout bascule. L’homme acquiert Odo et les deux  traversent les États-Unis, roulent vers New York, font d’étranges rencontres, s’apprivoisent et finissent par se poser au Portugal, à Tuizelo, le centre du monde, de l’histoire, de tous les départs et de tous les commencements. Le voyage chez Yann Martel est toujours l’occasion d’un grand bouleversement intérieur.
Les deux apprennent à vivre ensemble. Deux regards, deux manières d’appréhender la réalité se confrontent.

Peter s’aperçoit que c’est ainsi que tous les conflits entre Odo et les chiens prennent fin, toute tension mise au jour et puis purgée, après quoi plus rien ne reste, plus rien ne subsiste. Les animaux vivent dans une sorte d’amnésie émotionnelle centrée sur le moment présent. Tumulte et agitation sont pareils à des nuages d’orage, ils éclatent spectaculairement, mais ont tôt fait de s’épuiser et cèdent alors la place au ciel bleu de tous les instants. (p.325)

Un roman en trois temps, où chacune des parties renvoie à l’autre, des histoires difficiles, pour ne pas dire étranges. Béatrice et Virgile a dérouté bien des lecteurs à sa parution. Une manière d’appréhender ces grandes questions qui demeurent malgré nos étourdissements et nos fuites. Martel croit qu’il y a une autre dimension dans la vie, secoue l’être humain qui porte en lui une certaine animalité et une forme de spiritualité. Les deux ont tout à apprendre en s’apprivoisant et en vivant dans le respect l’un de l’autre. L’homme n’est pas qu’esprit comme on a voulu nous le faire croire au Siècle des lumières. Si la raison a cherché à dominer, ce fut toujours aux dépens du corps avec les conséquences que nous connaissons. Il faut peut-être laisser parler le singe en nous, laisser vivre l’animal et s’accrocher au moment présent pour être dans toutes les dimensions de son être comme j’aime souvent l’écrire.
Un roman passionnant, des histoires qui nous laissent sur un pied et c’est tant mieux. Les grands bouleversements, dans Les Hautes Montagnes du Portugal, se produisent après la perte d’un être cher, une douleur qui laisse le survivant meurtri et dans un état de fragilité. Le moment peut-être de tout remettre en question et de changer ses comportements futiles.
Yann Martel aime les allégories, les voies parallèles, les chemins de traverse. La vérité est dans les romans d’Agatha Christie et dans les évangiles. Elle est dans le regard d’un animal qui s’abandonne au plaisir du mouvement. Tout ce qui fait que nous sommes des vivants, des êtres qui savent plus formuler des questions que de trouver des réponses. Il faut se méfier des explications parce que ce sont des cages qui enferment et qu’il est très difficile, après, de trouver la clef qui ouvre la porte. Des histoires comme je les aime et qui demandent un effort. C’est souvent à vous donner le vertige. La vérité se cache peut-être là où nous oublions de regarder.

PROCHAINE CHRONIQUE : Le petit voleur de ROBERT LALONDE publié chez BORÉAL.

Les hautes montagnes du Portugal de Yann Martel est paru chez XYZ éditeur, 352 pages, 27,95 $.

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