lundi 21 mars 2016

Robert Lalonde imagine un dialogue avec Tchekhov

ROBERT LALONDE a séduit bien des lecteurs avec ses chroniques dans Le Devoir ou en flânant dans ses carnets. L’important pour cet écrivain est de lire le monde et de s’approcher des autres pour saisir leurs regards. Émilie Dickinson, Annie Dillard et Marguerite Yourcenar l'attirent. Il a même emprunté la manière de plusieurs d’entre eux dans Des nouvelles d’amis très chers où il se plaît à écrire à la manière de Colette, Flannery O’Connor, Maupassant et quelques autres. Pas étonnant qu’il revienne vers Anton Tchekhov, l’homme de théâtre, l’auteur de nouvelles et d’oeuvres marquantes comme Oncle Vania ou Les trois soeurs. Un clin d’œil, une complicité, une manière de saluer un écrivain qu’il aime depuis toujours.

Je reviens souvent vers certains écrivains. Homère et L’odyssée, Gabriel Garcia Marquez. Combien de fois j’ai relu Cent ans de solitude ? Günter Grass et Paul Auster aussi. Il y a eu Giono, Tolstoï et Dostoïevski dans les commencements. Il m’est arrivé de prendre un été pour relire tout d’un écrivain. Marie-Claire Blais il y a quelques années, et Robert Lalonde. Véritable aventure que cette plongée dans un monde autre. Un chemin s’ouvre sur les préoccupations, les obsessions, les questions que l’auteur transporte d’un livre à l’autre. Je me suis toujours promis de le faire avec Victor-Lévy Beaulieu, mais il faudrait tout oublier pendant un an et plus. L’ampleur de son œuvre prend la dimension d’un continent. Je reviens aussi à La Maison du Remous de Nicole Houde, y trouvant chaque fois un aspect qui modifie mon regard. Le gardien des glaces d’Alain Gagnon est aussi l’un de mes livres fétiche. Malheureusement ou heureusement, le métier de chroniqueur vous garde dans l’actualité des livres et vous manquez souvent de temps pour les retrouvailles, les retours aux sources.

TEMPS

Anton Tchekhov vit ses derniers mois dans Le petit voleur, la dernière parution de Robert Lalonde. Sa santé est chancelante. La tuberculose sans doute, celle qui ne pardonne pas et que l’on combat par des séjours au bord de la mer où le soleil se fait plus tendre avec l’air salin. La vie en Russie, près de Moscou, les hivers froids, la neige et les vents ne pouvaient qu’être néfaste à l’écrivain. Il devait migrer, chercher le soleil.  
Juste avant de partir pour la Côte d’Azur, l’auteur de La cerisaie reçoit une lettre d’un admirateur. J’imagine que l’écrivain ne prenait pas la peine de répondre à toutes les demandes. Les propos du jeune Légorouchka attirent son attention. Une correspondance s’ensuivra. Le jeune idéaliste sait le toucher par sa spontanéité et surtout par ses textes maladroits. Josapht Goldenveiser, juif, fait tout pour masquer ses origines. Les deux ne se rencontreront jamais et tout se passera dans ces échanges épistolaires. Cela me fait penser à Georges Simenon et Pierre Caron qui ont correspondu pendant des années.

VÉCU
Le maître et le disciple vivent à peu près les mêmes choses. Légorouchka, lors de son voyage en train, rencontre Alba, dont il devient éperdument amoureux. L’homme de théâtre n’oublie pas Olga Leonardovna Khipper qui incarne l’un de ses personnages dans La Mouette.
Cette correspondance entre le jeune et le maître permet à Robert Lalonde de s’attarder à l’art d’écrire. Anton prodigue des conseils au jeune apprenti, lui lègue si on veut un art, une manière de dire, un certain héritage.

Ferais-tu partie, toi aussi, de ceux qui sont avec les autres sans y être ? Ce qui expliquerait que tu veuilles écrire ? Si tel est le cas, sache que tu ne dois pas montrer le personnage simplement comme il est. Tu dois savoir à quoi il rêve ! Et ne jamais parler de ce que tu ne connais pas, ne comprends pas. Tu ne dois pas peintre la vie telle qu’elle est ni telle qu’elle devrait être, mais telle que tu la voies en rêve - du moins pour commencer. Dis-toi bien que, pour se montrer intelligent, l’intelligence ne suffit pas. Il faut y mettre le cœur. (p.18)

Tchekhov s’adresse au débutant d’égal à égal. Il en est toujours ainsi. Simenon en a fait autant avec Pierre Caron. Légorouchka est capable de tout, même de plagier son maître tandis que l’écrivain reconnu porte des jugements sévères sur son travail. Même quand on louange ses œuvres, il voit des défauts et des failles partout. Ce doute, je le connais bien. Je refuse de relire un de mes livres après publication par crainte de ne voir que les maladresses. Je peux les reprendre plus tard, quand ils sont complètement détachés de mon présent.

Apprends que celui qui t’écrit ces mots a beau pérorer, en vérité il est dégoûté de sa vie comme de son travail. Entré en littérature par une porte dérobée, il ne songe, ce matin, qu’à mettre le feu au sinistre bâtiment. Le théâtre est une malédiction et la prose un enfer imitant la prison de l’île de Sakhaline, ses forçats de gais lurons ayant à cœur de jour la fleur à la bouche, comparés aux gribouilleurs absurdement acharnés à insuffler du sens à de pauvres mots usés à force de traîner partout. (p.25)

Tchekhov n’arrive à rien avec un roman, revient aux nouvelles et au théâtre, se laisse apprivoiser par celle qui donne son visage à Arkadina. La comédienne lui permet de s’abandonner à l’amour, d’aller plus loin que les contacts charnels qui l’ont toujours déçu. Il n’est pas très différent de Léon Tolstoï qui a toujours eu un rapport ambigu avec la sexualité. Légorouchka veut tout cacher par l’écriture, devenir un autre, faire oublier ses racines juives, « tout détruire » comme il l’affirme dans un moment d’ivresse.
Pendant que Tchekhov séjourne en France et qu’il prend du mieux, le jeune admirateur débarque à Mélikhovo, s’installe dans la famille du maître, travaille avec Micha le frère de l’écrivain, devient le protégé de Macha, sa sœur, qui dirige la maison avec douceur et fermeté. Il se meurt d’amour pour la belle Alba, lui écrit, lui fait part de sa révolte et finit par l’effaroucher avec des propos qui laissent prévoir la grande révolution qui changera le visage de la Russie quelques années plus tard.

ÉCRITURE

Ces échanges entre le jeune idéaliste et l’écrivain permettent à Lalonde de s’attarder au travail « du souffleur de mots » qui exige tout. Pourquoi ? Comment écrire pour se rapprocher de la réalité ? Qu’est-ce qu’il faut rejeter et garder ? Pourquoi une rencontre, un regard engendrent une œuvre quand de grandes idées ne savent que battre de l’aile ?

Depuis dix jours, je gribouille des phrases qui tournent en rond, à la manière des Chinois qui peignent sur une théière de porcelaine. Il n’y a pas de vide entre les mots et le vide est nécessaire, le non-dit, le soupçonné. Mon malheureux début de roman croule sous les débris de paysages ! Je mets « commence » et « achève » dans la même phrase, abuse outrageusement de formules idiotes « pour ainsi dire », « il pensait secrètement », et cetera ! Je besogne comme le journaliste étirant sa copie ! (p.99)

Pendant ce temps, Alba prend peur et rompt avec Légorouchka. Est-il possible de livrer son âme à celle que l’on aime ? Peut-on faire confiance aux mots au point de révéler ses pulsions les plus secrètes ? Victor-Lévy Beaulieu prétend pouvoir tout dire en écrivant, abolir toutes les barrières et les balises. Est-ce possible ? Et comment se libérer d’un écrivain que l’on admire par-dessus tout ? Comment devenir soi, trouver son rythme, une parole qui vous colle à la peau, qui vous dit dans votre regard et votre pensée ? Peut-être que le cerner dans un roman ou un récit est la meilleure manière de prendre ses distances. Robert Lalonde le sait et Victor-Lévy Beaulieu l’a fait en se mesurant à Nietzsche et James Joyce.

J’ai erré sans cesse parce que je ne suis pas vous. Parce que même en m’arrachant l’âme et en parcourant le monde de part en part avec elle au creux de ma paume, je ne serai jamais, pas même un tout petit peu, comme vous. Nous sommes, vous et moi, à la fois inséparables et inconciliables. Je ne vous ai jamais vu que sur des photographies, vous ne m’avez jamais aperçu que dans votre imagination, peut-être dans vos songes. Mieux valait que nous ne nous rencontrions pas : nous aurions mis le feu quelque part - votre briquet, ma main et le tour était joué. Car je sais que vous méprisez autant que moi ce monde de dangereux fous, mais n’osez pas, par décence, vous en prendre à lui. Les hommes de l’avenir, je le sais, entendront votre voix. Ils pleureront, d’abord, puis se repentiront et s’efforceront de vivre mieux. (p.181)

Robert Lalonde va au cœur du Tchekhov qu’il aime, qu’il lit et relit, effleure ses tourments, ses peurs et ses craintes, partage ses doutes et ses enthousiasmes. Il reste peut-être ce jeune idéaliste qui imite le maître et le pille. J’ai dû me défaire de Jean Giono à vingt ans et revenir dans mon pays du Lac-Saint-Jean pour trouver ma voix. L’écrivain est un lecteur du monde et des autres écrivains. C’est ce que je dis toujours aux stagiaires du Camp littéraire Félix lors de notre première rencontre. S’il est tout à fait normal de mettre ses pas dans les empreintes de ceux qui nous ont précédés, surtout quand on sent une affinité d’âme, il faut aussi savoir prendre ses distances. Et peut-être qu’avec Légorouchka, nous sommes tous des petits voleurs devant ceux qui nous ont accompagnés sur la route des mots.
Un livre séduisant parce qu’il nous entraîne là où soufflent les phrases, où naît l’écriture. Bel hommage à un écrivain fascinant qui saura mourir comme s’il était sur une scène après avoir bu une coupe de champagne. Une manière de se rapprocher de cet art étrange qui cherche à cerner la vérité, un certain réel, à se perdre aussi peut-être… dans un monde qui ne cesse de fuir. Robert Lalonde surprend encore une fois par sa justesse et la magie de son écriture, son empathie et sa capacité d’écrire à la manière du grand Tchekhov.

PROCHAINE CHRONIQUE : Carnet d’une méduse de MONIQUE BRILLON publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

Le petit voleur de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal, 192 pages, 19,95 $.

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