vendredi 13 janvier 2017

Marcelle Ferron a dû lutter pour faire sa place

MARCELLE FERRON A RÉUSSI à s’imposer comme peintre dans une période où la place des femmes n’était guère évidente. Signataire du Refus global, elle a participé aux activités du groupe des automatistes, s’est exilée en France pendant des années. De 1944 à 1985, elle entretient une correspondance avec ses sœurs Madeleine et Thérèse, ses frères  Jacques et Paul. Des lettres d’une franchise incroyable où l’artiste témoigne des difficultés de sa vie, de sa longue et lente ascension dans le milieu des arts, de ses problèmes financiers, de ses filles, de sa santé et de ses amours. Pendant ce temps, Madeleine tarde à s’imposer sur le plan littéraire. Jacques se cherche comme écrivain et finit par publier. Thérèse trouve sa voix comme journaliste après une vie matrimoniale houleuse. Paul vit sa vie de médecin discrètement.

Après la lecture de La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, j’avais envie de rester en contact avec cette période effervescente et de plonger dans la correspondance de Marcelle Ferron avec ses sœurs et ses frères. Des lettres qui s’échelonnent sur une quarantaine d’années et qui témoignent de la modernité qui s’impose au Québec. Une belle manière de traverser la Révolution tranquille par le biais de cette famille qui échappe aux normes. Les lettres nous entraînent dans le quotidien de l’artiste et les grands questionnements que la vie impose. Les obstacles seront nombreux pour Marcelle qui compose avec une santé fragile même si elle déborde d’énergie et est animée par une volonté qui ne la fait jamais reculer. Rien n’ébranle son idéal, sa volonté de peindre et de faire sa place dans un monde où il est difficile de survivre.
J’ai un peu hésité en amorçant la lecture de ce gros ouvrage. J’avais l’impression de m’égarer dans la banalité du quotidien. Pour tout dire, je suis un peu échaudé après avoir lu la correspondance de Gabrielle Roy avec son mari Marcel. Mon cher grand fou fait plus de 800 pages et ne livre pas grand-chose de la vie particulière de la romancière avec son médecin de mari. Madame Roy évite les sujets intimes et ne parle jamais de ses questionnements d’écrivaine et de ses vues sur l’écriture.

FRANCHISE

Marcelle Ferron est d’une franchise étonnante (tout comme ses sœurs et ses frères). Une qualité que tous partagent dans cette famille, même au risque de choquer ou de faire de la peine. Et quelle tendresse entre eux, quels liens indéfectibles malgré certains heurts !

Après l’insouciance de l’été, je prends de nouveau la littérature à cœur ; je songe à revoir ma grammaire et j’ai sorti mon dictionnaire. C’est un rite, car la tristesse qui commande d’écrire ne laisse pas à son employé le loisir de parfaire ses moyens. Ceux à qui elle l’a laissé souvent ne l’ont jamais revue. Je pense à Pierre Baillargeon ; quoique je l’aime, j’admets avec toi qu’il manque d’invention. « Il naquit, dites-vous, d’une grammaire. »
Fort bien, mais avant de trop médire de lui, admets à ton tour que plusieurs de tes jeunes enthousiastes seraient encore plus stériles en étant plus rigoureux. Leur génie n’est que de l’incorrection. Qu’ils se précisent, ils deviendront lucides et verront qu’ils n’ont rien à dire et qu’ils le disent mal. Pierre dit peu, mais écrit bien. (Lettre de Jacques à Marcelle, 1947) (p.63)

Personne n’écrit pour la postérité même si on peut avoir des doutes avec Jacques qui a entretenu une correspondance abondante avec Victor-Lévy Beaulieu, Robert Cliche et sa sœur Madeleine, John Grube, André Major et Julien Bigras.
Bien sûr, la lettre a perdu de sa noblesse avec l’arrivée d’Internet. Il n’est guère possible maintenant d’entretenir une correspondance et de développer des idées comme c’était le cas jadis. Nicole Houde aimait écrire des lettres et prenait un soin particulier à le faire jusqu’à la fin de sa vie. Je n’ai jamais su écrire des lettres. Internet a sauvegardé plusieurs amitiés dans mon cas.

UNE VIE

Marcelle Ferron, dès ses premiers moments au sein du groupe de Borduas, a su que la peinture ou les arts visuels, seraient plus qu’un passe-temps. Toute son énergie a été canalisée même si elle avait une vie de famille et que les enfants sont arrivés au début de la vingtaine. Madeleine repoussera son goût de l’écriture et y viendra après que ses enfants soient devenus autonomes. 
Je garde un souvenir ému d’une rencontre avec elle à la Bibliothèque de La Baie où nous avions fait une lecture publique. Elle venait de publier Le chemin des dames, je crois. Une rencontre inoubliable, une femme d’une gentillesse exceptionnelle.

À ma connaissance, je ne crois pas avoir changé de philosophie comme tu dis — mes idées changent et évoluent, ça c’est entendu. Je ne puis vraiment pas entrevoir d’être figée dans une attitude jusqu’à la fin de mes jours. La peinture peut-être comparée à une passion, une passion dont on ne peut se passer, qui, plus on s’y donne plus elle influence notre vie, notre pensée, nos amours.
Je ne parle pas des gens qui prennent la peinture comme hobby — même là, tu vois des gens devenir des esclaves de leur fichu hobby — de la pêche, de la chasse. Et qu’est-ce que c’est à côté de la peinture ! de la musique ou de la danse !
Chacun n’attache pas la même importance aux mêmes objets. C’est une question de tempérament, etc. On peint parce qu’on a besoin de peindre, comme on a besoin de manger, d’aimer. (Lettre de Marcelle à Madeleine, printemps 1948.) (pp. 107-108)

Madeleine et Thérèse feront toujours passer leurs enfants et leur mari en premier. Thérèse trouvera sa voix après sa séparation et quand elle doit subvenir à ses besoins. Elle écrira des contes et des articles pour les journaux. Toute la famille était fascinée par l’expression artistique sauf Paul, le frère médecin, qui s’est amusé avec Jacques dans le Parti rhinocéros.
Peu à peu, Marcelle s’impose, prépare ses expositions dans des conditions difficiles. Son atelier froid et humide n’aide pas à améliorer sa santé. Elle réussit à survivre en vendant des tableaux ici et là. Elle démontre un courage terrible et ne recule jamais. Elle n’hésitera pas à bousculer son quotidien et à aller voir ailleurs. Sa décision de s’exiler en France par exemple avec ses trois filles.

Je m’en vais là pour peindre. Et puis je suis fatiguée de vivre avec l’ombre de René qui (me) menace sans cesse de me tuer.
C’est très difficile de refaire sa vie avec trois enfants. J’en prends un peu mon parti et essaie de vivre là où mes goûts me portent. Ne va pas t’imaginer que tout va toujours bien.
Il y a des fois où de me voir engagée dans une vie choisie à vingt ans, que cette vie est quasi inchangeable sans sacrifier des êtres que j’aime, me fait sombrer dans un de ces cafards et affaissement qui semblent des gouffres. Je pars parce que j’ai un besoin urgent de partir. Je compte réorganiser ma vie de fond en comble et ça en ayant la possibilité d’une servante, etc. (Lettre de Marcelle à Thérèse, juillet 1953) (p.238)

On ne peut qu’admirer son courage et sa fermeté. Une décision que Jacques aura bien du mal à oublier. Il prendra des années avant de se réconcilier avec elle.
Marcelle joue des coudes pour entrer dans les galeries renommées d’Europe. Pas étonnant que les problèmes financiers reviennent souvent dans ses missives à Madeleine qui n’aura jamais ce genre de soucis. Robert Cliche, son mari, se fait un nom comme avocat et devient un notable de la Beauce. Il fera aussi sa place en politique comme on le sait.
Thérèse et Marcelle ont épousé des instables et des rêveurs qui arrivent mal à concrétiser leurs ambitions. Elles se sépareront. Jacques quittera sa première épouse et Paul se mariera un peu tardivement.

QUOTIDIEN

Des considérations sur l’art et l’écriture se glissent dans ces missives. On s’explique, on se parle dans le blanc des yeux et l’amitié connaît des hauts et des bas. Chacun tente de faire sa place, emprunte des chemins personnels.
Jacques sème la zizanie et comme il est l’aîné, se considère peut-être comme le patriarche qui doit se mêler de tout. Ses propos causeront souvent des frictions avec ses sœurs qui se montrent patientes et choisiront souvent de fermer les yeux pour ne pas envenimer les choses.

J’ai été brouillée avec Jacques pendant un long mois. Il faisait du petit placotage de commère qui me déplaisait beaucoup. Je n’ai plus aucune prise pour les chicanes de ce genre — ça ne m’atteint plus — il a eu l’air bête devant ma parfaite indifférence et a cru bon de faire amende honorable. (Lettre de Marcelle à Thérèse, décembre 1950) (p.201)


FASCINATION

Il est fascinant de voir Jacques faire ses premiers pas dans sa vie d’écrivain et de partager ses questionnements. Il reprendra plusieurs fois ses premiers textes qu’il tente de faire publier, s’aventure du côté du théâtre, semble s’amuser de tout, même de la tuberculose qui le cloue au sanatorium. Ses sœurs seront pour lui de fidèles lectrices et des critiques éclairées.
Marcelle multiplie les efforts et même quand elle commence à être connue, sa situation matérielle reste précaire. Parce que c’est plus difficile pour une femme et elle le répétera souvent. Elle plonge dans un monde d’hommes et doit travailler sans relâche.

Tu ne sais rien de ma vie à ce sujet. Ce que j’ai appris de tout ça, je t’en reparlerai, mais il y a une chose de certain : le monde actuel accepte, mais que par apparence, qu’une femme peintre puisse exister. Il faudrait être tout et ce n’est pas humainement possible. (Lettre de Marcelle à Madeleine, octobre 1962) (p.462)

Une fougue, une énergie et une passion admirable. Je suis devenu frénétique en lisant ces lettres, revenant souvent pour m’attarder à certaines considérations sur l’art, la vie ou l’amour. Une époque, des êtres qui ont fait ce que nous sommes maintenant. 
Marcelle Ferron a su réaliser un travail colossal, s’imposer dans un monde souvent hostile. Un livre magnifique. Ces lettres témoignent de la vie de trois femmes fascinantes, d’un Jacques original et un peu cynique, de Paul toujours là pour aider. À lire absolument pour ceux et celles qui aiment l’intelligence et découvrir une époque encore mal perçue.

CORRESPONDANCE DE MARCELLE FERRON de MARCELLE FERRON est publié aux ÉDITIONS DU BORÉAL.


PROCHAINE CHRONIQUE : Les superbes de LÉA CLEMRMONT-DION ET MARIE HÉLÈNE POITRAS, paru chez VLB ÉDITEUR.