jeudi 31 août 2017

MICHELINE MORISSET TOUCHE À L’ÂME

MICHELINE MORISSET travaille à son œuvre loin des regards et des bruits de la foule. J’ai particulièrement aimé Le cœur c’est fatal où elle effleure des blessures qui ne guérissent peut-être jamais. L’écriture, chez cette écrivaine, est une manière de secouer l’être, d’effleurer ce qui blesse, triture et pousse dans des comportements étranges. Encore une fois dans Ce visage où habiter, un titre intriguant, elle tourne autour d’une famille qui a connu un drame terrible et qui s’enfonce dans le silence. La mort des parents hante tous les membres de cette famille, mais pas pour les raisons que le lecteur peut imaginer.

Je reviens avec Le cœur c’est fatal que j’ai lu et relu pour cette respiration qui soulève les œuvres de Micheline Morisset, la mélodie qui vous hypnotise et subjugue.

« Des agressions dans l’enfance ont balafré le corps, des amours mal vécus ont froissé l’âme. La vie est la plus terrible tempête qu’un vivant puisse affronter. Et cette dérive du temps qui finit par tout gâcher quand le corps n’est plus fiable. »

J’écrivais tout ça en 2013 et il me semble y trouver les racines de ce roman qui s’attarde à la famille Garon. Philippe a été pris en charge par les voisins après la mort des parents et Estelle s’est sacrifiée pour garder ses soeurs autour d’elle. La jeune fille renonce à son identité, refuse « d’habiter son visage » à la mort de sa mère. Comment ne pas penser à Laetitia, le personnage de Nicole Houde dans La Maison du remous, qui doit prendre la direction de la maisonnée à douze ans. La fatalité familiale leur vole leur enfance.
Philippe s’adapte mal à la vie chez les Michaud. Tout le monde s’occupe du matin au soir, mais le jeune homme a la tête ailleurs. Voilà un rêveur impénitent qui ne songe qu’à partir pour oublier peut-être l’incendie qui a tout saccagé dans sa vie, ce jour funeste où il est resté sans un geste devant le désastre, incapable de tenter de sauver son père et sa mère.

Je suis demeuré chez les Michaud tandis qu’on avait dispersé mes sœurs aux quatre coins, tant à Notre-Dame-du-Lac qu’à Saint-Eusèbe. Plus tard Estelle, capitaine de navire, a repris la marmaille, toute la nichée agglutinée à sa taille et à ses quinze ans, sauf moi. Je pense qu’elle n’aurait pas pu composer avec un jeune homme près d’elle, d’autant plus que je m’étais montré plutôt trouillard et engourdi lors de l’incendie qui nous avait laissés anéantis ; je suppose qu’elle m’en voulait. Comment classer tout ça ? (p.185)

Il reste l’homme qui regarde, le distant et le lointain. Il a vécu la guerre sans vraiment connaître ses atrocités même s’il était en Angleterre et en France. Il y a aussi ce terrible secret qu’il aimerait certainement effacé.

SILENCE

Estelle baisse la tête. Il y a des choses dont on ne parle pas, qu’elle n’ose même pas effleurer. Elle fait tout pour garder ses sœurs dans la maison familiale, protéger son clan. Certaines, adultes, iront à Toronto ou ailleurs. La vie veut cela. Agathe s’enferme dans sa chambre pour lire ou encore écrire dans ses cahiers. Et il y a Élise, la fille d’Agathe, qui tente de savoir qui elle est. Elle cherche à « trouver son visage », à se donner une identité, un corps avec une histoire, un passé pour mieux envisager l’avenir. La problématique que l’on rencontre dans le personnage de Vivianne dans Comme des sauvages, le roman d’Emmanuelle Tremblay. Elle est de celles qui sont « orphelines de visage » comme l'écrit Nicole Houde.
Ce qui me fascine, encore une fois, ce sont ces secrets que l’on moule dans le silence, ces gestes,  ces événements qui font claudiquer. Tous ces moments que l’on tente de nier et qui hantent un peu tout le monde. Nombre de romans s’attardent à cette problématique qui marque les personnages et les empêche de lever la tête. Francis Rose, dans S’en aller, met en scène un fils qui veut se libérer de son père. C’est un peu la trame de Jean-François Caron dans De bois debout où le fils est fasciné par un père qui demeure une énigme. Toutes ces histoires de famille étouffent et empêchent les garçons comme les filles de prendre leur vie à deux mains.

Certes l’habile dissimulateur avait toujours aimé mêler les cartes, plus, il avait choisi de se bricoler une histoire qui dilapidait tous les morceaux inconsolés de son passé. Oublieux de tout et de lui-même. Sans compter qu’en ta présence réciter les événements, seulement les réciter, l’amusait. C’était plus crucial que la vérité. Il conversait peu et voilà que toi, Élise, tu l’écoutais. Voilà que des phrases, juste leur rythme, suscitaient quelque chose de vivant dans les yeux d’une femme ! Il n’éteindrait pas ces étincelles pour deux, trois faussetés dérisoires. Son discours chaque fois s’embrouillait dans un bel assemblage de leurres, de ruses, une impression de distorsion romanesque, une confusion des temps et de gens inscrivait son périple dans les hautes sphères de la légende ! (p.198-199)

SECRET

Philippe s’installe dans son auto, y rêve pendant des heures, regarde les jeux de la lumière sur lac Témiscouata, ce pays où il est revenu après son aventure européenne. Séducteur impénitent, il n’évoque jamais sa vie en Angleterre et en France. Et il préfère certainement oublier la folie qui a brisé la vie de sa soeur Agathe.

Philippe est dans sa Camry comme d’autres dans une chambre à soi se maintiennent au plus près de leur part qu’ils n’ont pas choisi de dompter. C’est sa machine à habiter, sa cellule d’habitation que d’aucuns jureraient exiguë ou sans intérêt, mais qui le protège, mieux le comble en lui offrant au quotidien et la clarté et les paysages et la puissance évocatrice de la musique dans laquelle il se noie de longues heures durant. (p.122-123)

J’ai souvent eu l’impression de m’avancer dans un tableau où tout est silence, figé hors du temps et du mouvement. Il y a bien des murmures, des gestes lents, des déplacements sur la pointe des pieds, mais tout est si discret et feutré. L’écrivaine aime les formes dans le brouillard, une certaine réalité qui se dissimule du côté de l’horizon. J’aime cette écriture qui nous garde dans le flou et l’imprécis.
Micheline Morisset possède un sens de l’observation unique et arrive à décrire le monde avec une précision d’orfèvre. Tout prend de l’importance dans ce roman où les gens parlent peu ou pas, où le décor, le lac, la maison, certains gestes disent tout.
Estelle, dans la cuisine, devant son fourneau ou en pliant les draps après le lavage, arrange et protège son univers. Philippe, dans son auto, avec sa cigarette et son whisky rêve. Tout près de ses sœurs, il est le voyageur immobile, incapable de s’avancer dans une autre vie. Comment oublier cette journée qui l’étouffe et qui a bouleversé la vie de sa sœur Agathe ? Il est une image dans ses beaux vêtements, une ombre qui n’arrive pas à habiter l’espace. Il est ce nuage dans le ciel qui glisse à la surface de l’eau. Clémence a envie de voir ce qui se cache derrière la carte postale.
J’aime particulièrement Agathe que tous croient un peu folle, qui vit le nez dans un roman ou une fiction, qui écrit aussi des textes que personne ne peut lire.

J’aime cette histoire, mon histoire de fille défectueuse. Je vous écris avant de l’oublier, avant que tout se confonde, avant qu’un jour l’auguste d’une voix me tire du côté du néant. De toute façon, c’est toujours pour ça que l’on écrit, n’est-ce pas, madame ? Avant qu’il soit trop tard, remettre les morceaux en ordre. L’enfance avant la mort, les yeux de mon frère, son visage, avant le cœur qui s’immobilise. Et puis on en possède tout une, une histoire pas vrai ? Nous ignorons la vôtre, vous parlez si peu de vous quand vous vous affichez, droite et tout sourire, dans la cuisine. Avez-vous une histoire comme la mienne, je veux dire que vous aimez ? (p.254)

Tous dans une bulle que personne ne veut crever, sauf peut-être celle qui agite l’écriture.
Comment habiter son visage, ne pas être écrasé par les secrets de famille, les devoirs que l’on s’impose. Estelle renonce à sa vie et ne connaîtra jamais les feux de l’amour. Agathe ne peut plus sortir de sa chambre pour être après ce moment de folie avec Philippe. Celles qui s’en tirent le mieux, tout comme chez Emmanuelle Tremblay, sont celles qui échappent au cercle des enfermements et aux pièges de la famille en s’éloignant.
Micheline Morisset ajoute ici une brique importante à son œuvre exigeante. J’aime la précision de son écriture, la petite musique qui vous hante pendant la lecture. Ses textes ont souvent la netteté d’une partition musicale parfaitement équilibrée qui vous emporte au loin, peut-être là où les humains n’ont plus besoin des mots pour être tout entier dans leur tête et leur corps.



CE VISAGE OÙ HABITER de MICHELINE MORISSET est paru aux ÉDITIONS DRUIDE.