vendredi 22 décembre 2017

NIVIAQ KORNELIUSSEN NOUS SAISIT

NIVIAQ KORNELIUSSEN permet aux lecteurs de s’aventurer au Groenland, un pays que je ne connais guère, je l’avoue, sauf par les récits de quelques audacieux qui cherchent des traces de John Franklin, de sa terrible expédition de 1845. Plusieurs écrivains du Québec se sont aventurés dans le Nord après Yves Thériault et Agaguk. Jean Désy, dans plusieurs de ses ouvrages, Paul Bussières dans Mais qui donc va consoler Mingo ? et plus récemment Juliana Léveillée-Trudel dans Niirlit, un roman saisissant. Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur la violence, les ravages de l’alcool et de la drogue chez les Inuit, les conséquences de la présence des Blancs dans ce pays si fragile et fascinant. Le dernier refuge peut-être des rêves d’un certain Nouveau Monde. Très peu d’autochtones cependant ont écrit sur leur vision du monde. Un noyau s’installe au Québec avec Naomie Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, Joséphine Bacon  et quelques autres. Marie-Andrée Gill fait aussi entendre sa voix particulière. Niviaq Korneliussen propose un regard étonnant qui prend des couleurs particulières pour nous les Québécois.
  
La Peuplade a eu la bonne idée, il y a quelques années, de nous offrir en traduction des fictions qui nous arrivent des pays de la Boréalie. Trois ouvrages jusqu’à maintenant dans la collection Fictions du nord qui m’a entraîné en Laponie finlandaise avec Aki Ollikainen et dans l’Islande de Gyrðir Elíasson. Des romans fascinants pour les lecteurs qui cherchent un monde différent. Je pense particulièrement à La faim blanche d’Ollikainen, un texte d’une dureté bouleversante. J’ai souvent eu l’impression d’être un peu chez moi avec ce décor, la neige et les arbres. Et que dire du conte d’Elíasson, Les excursions de l’écureuil, qui m’a souvent fait perdre mes repères. La lecture nous égare parfois et c’est tant mieux.
Les aventures de Sara et Fia pourraient nous entraîner dans une petite ville du Canada, de la Sibérie ou du nord du Japon. Montréal, Winnipeg et Calgary peut-être. Des jeunes, femmes et hommes, n’en ont que pour la fête et les beuveries. Une jeunesse à la dérive dans ses excès et qui se moque des conséquences. Nous avons aussi ce genre de littérature chez certains écrivains du Québec. Des aventures avec des hommes et des femmes, des ruptures et des retrouvailles. Des secrets de famille entre frères et sœurs. Toujours la famille qui cause tant de traumatismes et d’angoisse. Une sorte de mal à l’âme hante cette jeunesse qui se débat et se noie souvent dans le présent qui devient un gouffre.
Un décor quasi absent et ce qui importe, ce sont ces jeunes qui se retrouvent jour après jour, la nuit surtout, dans des endroits sombres et bruyants où l’on danse comme des possédés, tout en buvant et se droguant. 

QUÊTE

Homo sapienne s’avère pourtant une extraordinaire quête d’identité. Ces jeunes Groenlandais sont aspirés par une fatalité qu’ils ne peuvent rejeter malgré tous leurs efforts. Quand on se sent impuissant, il reste toutes les extravagances souvent suicidaires. Ce qui n’empêche pas certains d’étudier pour arriver à briser peut-être le cercle infernal. Une certaine lucidité réussit toujours à s'imposer.

Les journées s’assombrissent. Le vide en moi s’agrandit. Mon amour n’a plus aucun goût. Ma jeunesse vieillit. Ce qui me maintient en vie se dirige uniquement vers la mort. Ma vie s’est usée, flétrie. Quelle vie ? Mon cœur ? C’est une machine. (p.30)

Ce n’est pas sans me faire penser au roman de Léveillée-Trudel qui se heurte à une fatalité qui écrase les jeunes femmes inuites séduites par les Blancs et abandonnées. Igaluit, le film de Benoît Pilon, illustre parfaitement cette réalité.
Cette formidable quête d’identité passe par une sexualité débridée et obsédante, par la mutation dans le cas de Fia. Un processus douloureux, terrible s’amorce en elle. Une sorte de mort symbolique pour renaître autre, dans son vrai corps. Elle doit se défaire d’une sexualité imposée pour s’installer dans sa vraie nature et se faire accepter par ses proches.
Ba initie Fia qui n’arrive jamais à s’abandonner dans les gestes de l’amour. Elle joue, fait semblant comme elle a fait avec les hommes. Elle découvre peu à peu qu’elle est un homme dans sa tête et son corps. Un sujet que l’on n’aborde que rarement dans notre littérature. C’est encore peut-être un tabou, je ne sais pas. Une question identitaire qui prend ici un aspect singulier.

MUTATION

Si on s’en tenait à la gestuelle des personnages, on aurait des corps qui cherchent frénétiquement le plaisir, l’orgasme et une forme de mort dans l’alcool et les drogues. Ce n’est surtout pas ça. Toute cette frénésie masque le désarroi d'une jeunesse qui tente de trouver des points d’ancrage. Tous doivent vivre une sorte de mutation pour continuer à croire à l’avenir. Ou bien fuir encore comme le frère de Fia qui réside à l’étranger et déteste son pays d’origine.

Je n’en aurais pas réchappé si je ne m’étais pas enfui. Mais ici, ils ne pourront m’atteindre. Je ne reviendrai jamais au Groenland. Je ne veux plus jamais être emprisonné. Je ne veux plus jamais être emmuré entre de hautes montagnes. Je ne veux plus jamais appeler un Groenlandais « mon compatriote ». Je ne veux plus jamais habiter au même endroit que les captifs de la prison. Parce que j’ai honte d’être groenlandais. (p.75)

Une situation difficile parce que tous se heurtent aux préjugés et aux normes de leur société. Ils ont appris les règles, les gestes acceptables et une certaine morale. Il faut un courage terrible pour s’arracher à ces balises et oser marcher dans un monde où il faut établir ses propres règles. Un cheminement qui se fait dans la douleur, le découragement, les hésitations qui peuvent pousser certains vers les gestes sans retour.
Faut-il mourir en quelque sorte pour renaître, trouver qui on est dans son corps et dans sa tête ? Qui sont ces garçons et ces filles qui se débattent continuellement entre la langue maternelle et l’anglais ?
Le texte de Niviaq Korneliussen est truffé de phrases en anglais qui montrent cette perte d’identité et d’ancrage. Nous en savons beaucoup sur le sujet au Québec. Que penser de tous ces jeunes qui choisissent l’anglais pour chanter en rêvant de devenir des Américains.

La noirceur amène aussi avec elle sa bonne amie la lumière. No thanks. Not ready. Je change la chanson avant qu’elle ne soit finie. Walk of Shame de P!nk démarre. That’s more like it. La légèreté me souhait la bienvenue. La légèreté amène avec elle la fête. Séduire des filles. Sexe. Vie sans intérêt. Repousser la faute sur l’alcool, être innocente. C’est la faute de l’alcool. Je ne suis pas méchante, c’est l’alcool qui crée des problèmes. Mais la légèreté amène aussi les effets secondaires de l’alcool. Les vomissements du lendemain. Les conséquences fâcheuses de l’inattention. La légèreté amène son maudit accompagnateur : le remords, qui ne vient jamais avant qu’il ne soit trop tard. Le remords. Le remords va avec la saleté. (p.187)

Une écriture incantatoire que la traduction n’a pas altérée et qui m’a fait souvent penser aux chants de gorges des Inuit. Si les répétitions m’énervent d’habitude, elles sont nécessaires dans ce texte d’hésitations qui témoignent d’une recherche frénétique où il faut s’accrocher aux mots comme aux barreaux d’une échelle pour se hisser hors de soi. Une forme de prière, de rapt sauvage pour cerner sa pensée qui ne cesse de se diluer et de fuir. Une écriture haletante, souffrante. 
L’anglais appuie ces pertes d’être, ces glissements du soi. C’est le propre de l’aliénation. Une langue bouscule l’autre pour s’imposer et couper les individus de sa propre réalité. L’anglais envahit tout l’espace de l’esprit peu à peu. C’est le cas partout sur la planète. Nous en avons beaucoup à dire sur le sujet au Québec avec ceux qui s’affolent devant la présence de plus en plus forte de l’anglais dans nos vies et ceux qui cherchent à se perdre dans l’américanité. Les jeunes vivent ce déchirement terrible au Groenland comme dans les rues de Montréal. Le plongeur de Stéphane Larue est certes un bon exemple de ce tremblement identitaire.
Ce roman prend une signification particulière pour nous les Québécois. J’y ai reconnu nos tiraillements, nos hésitations et nos certitudes qui n’en sont finalement pas. Notre acharnement aussi à se noyer dans les rires et un humour bouffi qui pousse vers un désabusement de plus en plus grand. Ce n’est pas vrai que l’on peut rire de tout et se moquer de son âme.
Madame Korneliussen nous décrit une pensée tronquée qui se double d’une hésitation sexuelle et identitaire. Une quête qui passe par le corps pour arriver à faire surface et à s’exprimer au grand jour. Un roman particulièrement touchant. Étourdissant même. Des propos qui frappent le lecteur en plein cœur. Absolument saisissant, mais d’une vérité périlleuse.


HOMO SAPIENNE de NIVIAQ KORNELIUSSEN, une publication des ÉDITIONS LA PEUPLADE.


  

jeudi 21 décembre 2017

LE LIVRE, CET OBJET INDISPENSABLE

JO ANN CHAMPAGNE a eu la bonne idée de demander à vingt-cinq personnalités de parler de l’importance que le texte imprimé occupe dans leur vie. Une incorrigible passion nous entraîne dans cet amour incontrôlable que des individus éprouvent pour la lecture et le livre. Voilà une belle occasion de s’aventurer dans un univers qui reste un peu mystérieux même pour ceux et celles qui fréquentent les livres régulièrement. Je suis un de ces incorrigibles. Si je n’ai pas eu le temps de me pencher sur quelques pages d’un roman, d’un essai ou d’un recueil de nouvelles, ma journée claudique. Je suis peut-être un genre de drogué.

L’écrit a connu bien des mutations avant de prendre la forme de l’objet que nous connaissons, ou de cette fameuse liseuse électronique qui peut contenir toute une bibliothèque. Si vous faites une recherche sur Google, le mot liseuse va vous référer systématiquement à l’appareil électronique. On oublie le liseur, celui ou celle qui savourent les textes ou encore le lecteur, ce personnage qui lisait à haute voix, pour le roi en particulier, ou quelqu’un de la noblesse. C’est vrai que cette définition s’est perdue avec la modernité. Ce lecteur indispensable qui lisait il n'y a pas si longtemps les aventures du Conte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas aux travailleurs dans les fabriques où l’on roulait les cigares.

ÉLITE

La capacité de lecture fut longtemps le propre d’une élite, souvent des dirigeants, des rois, des nobles ou encore des administrateurs. Une caste qui avait accès à des connaissances que les autres ne possédaient pas.
La lecture est devenue accessible à tout le monde avec l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Il imprima la Bible entre 1452 et 1455. On dit qu’il en fit 180 exemplaires. Cette invention, l’une des plus importantes de l’histoire de l’humanité, a permis qu’un texte soit lu par plusieurs personnes en même temps. L’imprimé permettait de toucher un public plus nombreux pour la première fois et n’était plus l’affaire d’un maître ou d’un initié, d’une classe sociale ou de privilégiés. Un court apprentissage permettait d’avoir accès aux secrets des mots et de lire dans la solitude de sa maison. Elle a provoqué bien des bouleversements dans la société d’alors. Certains voulaient diffuser les textes et encourager l’accès à la connaissance. Le droit à la pensée et à la parole prenait une importance capitale et certains s’opposèrent. Les protestants encourageaient la lecture tandis que les catholiques s’en méfiaient. Ils voulaient surtout garder le contrôle des ouvrages que les gens pouvaient avoir entre les mains.

HISTOIRE

Les participants à ce collectif nous font faire le tour de cet objet étrange qu’est le livre. L’imprimeur, l’éditeur, le lecteur, bien sûr, celui à qui s’adresse toujours une publication, le libraire et le bibliothécaire, l’attachée de presse qui a la difficile tâche de diffuser une nouvelle parution et de la faire lire par le plus grand nombre possible de gens. Même que nous nous aventurons du côté d’un magicien qui restaure les livres anciens, ces trésors si fragiles qui sont menacés de disparaître avec tout un savoir.
Certains y vont d’un témoignage personnel très émouvant comme France Matineau qui associe les livres aux agressions de son père.

Et ce vampire-là me mord le cou, ce père-là perd son nom de père dans la bibliothèque, jours, mois et années confondus, lieu de ses désirs d’homme, lieu de mes terreurs d’enfant. Attouchements se muant en violence au fil du temps, ce que la société, dans un vacarme de nouvelles à pleines pages, appelle pédophilie, viols et agressions, et que la victime ne peut souvent pas nommer, sinon sentir comme perte et déconstruction de soi, dans la honte de son corps. (p.138)

Elle sera longtemps une enfant muette qui deviendra une grande spécialiste de la langue française. Un témoignage assez bouleversant.
Claude Vaillancourt s’intéresse pour sa part au livre de papier et à la lectrice numérique qui fait saliver bien des gens. Un texte qui fait la part des choses et rassure l’amant des livres de papier que je suis.

Si le livre papier résiste, s’il ne disparaît pas en tant qu’objet comme le disque et le film sous les coups de la numérisation, c’est aussi qu’il a des avantages insurpassables : il offre un grand confort de lecture, il fonctionne sans électricité, se transporte facilement, s’annote sans difficulté. Il ne deviendra jamais obsolescent. (p.198)

Les deux supports, pour emprunter un langage contemporain, ont leur place et leur rôle à jouer. Ils sont en quelque sorte complémentaires.
L’interprétation et la confrontation des points de vue devaient provoquer des conflits. Les gens n’arrivent que rarement à faire l’unanimité sur un texte. Ces différents points de vue effarouchaient particulièrement les catholiques. Il ne devait y avoir qu’une interprétation de la Bible et c’était celle des dirigeants de l’Église et du pape. Ces regards sur le texte ont mené aux grands schistes religieux que nous connaissons.

VOYAGE

Quel beau voyage les invités de Jo Ann Champagne nous proposent dans ce monde qui ne cesse de se réinventer. Le livre est un outil indispensable, l’objet peut-être le plus utilisé dans le monde, celui qui fait la somme des connaissances des civilisations moderne et ancienne. Tout le passé reste accessible grâce à l’imprimé et aux documents qui s’accumulent dans les grandes bibliothèques qui préservent la mémoire du monde.
Ces témoignages permettent de faire le tour d’un univers qui ne cesse d’étonner même quand on fréquente les livres tous les jours.
Un texte peut aussi prendre une importance capitale dans une société et bousculer l’ordre des choses. Un manifeste comme le Refus global au Québec est devenu une référence et un texte mythique. Un cri libérateur qui a mené à la Révolution tranquille. C’est ce qui fait que l’humanité possède des textes cultes, sacré presque comme Don Quichotte de la Manche (imprimé en 1605) ou encore L’odyssée d’Homère, dont la première traduction en français, remonte en 1574. Ces textes ont marqué l’imaginaire et ont eu une importance décisive sur l’art de raconter des histoires.

TÉMOIGNAGES

Un très beau livre qui nous présente des figures attachantes, le dernier texte de Benoît Lacroix qui parle de sa passion pour la lecture alors qu’il est centenaire.  

La lecture ! Mon amour, mon passe-temps, ma vie encore aujourd’hui à cent ans (déjà !). (p.27)

Hubert Reeves aussi, Louise Portal et plusieurs autres, dont Laurent Laplante (que dieu ait son âme) qui questionne les médias, la parole de plus en plus muselée dans la presse et la liberté qu’offre les livres, le dernier refuge de la liberté de pensée et d’expression.
Une manière de s’attarder auprès d’un objet qui a toujours été au centre de mes activités, ces volumes qui ont accompagné les étapes importantes de ma vie. Je suis l’un de ceux qui ont été contaminés par l’écrit, même si les livres étaient une denrée rare dans la maison de mon enfance. C’est peut-être cette rareté qui m’a poussé vers eux et à lui vouer un véritable culte pendant toutes ces années.
Il manque cependant le témoignage du chroniqueur, du critique qui est souvent vu comme un juge qui sépare l’ivraie du bon grain, celui qui a la difficile tâche de trancher entre ce qui est bon et mauvais. Un travail contesté et souvent contestable qui permet bien des écarts dans les médias. Il reste un intermédiaire important pour faire connaître une fiction ou un ouvrage scientifique à un public élargi. J’aurais aimé qu’un chroniqueur explique ses choix, sa façon de lire et ce qu’il cherche dans un roman, un essai ou un recueil de nouvelles. Les approches des chroniqueurs restent souvent nébuleuses et leur regard semble relever la plupart du temps de l’arbitraire et des préjugés. Surtout en littérature québécoise.
Comment ne pas applaudir devant un tel projet et surtout devant la facture d’Une incorrigible passion. Pour une rare fois, j’ai remisé mon marqueur jaune et n’ai laissé aucune trace de mon passage. Je n’ai pas osé, par respect pour l’objet. Un beau cadeau à offrir en ce temps de réjouissances.


UNE INCORRIGIBLE PASSION de JO ANN CHAMPAGNE, une publication des ÉDITIONS FIDES.


  

mercredi 20 décembre 2017

SYLVIE NICOLAS POURSUIT SA QUÊTE

SYLVIE NICOLAS nous convie à un voyage singulier dans Le cri de la Sourde, un roman polyphonique où la romancière s’aventure dans son histoire familiale pour y secouer des sédiments, retrouver des voix perdues et oubliées, des figures de femmes et d’hommes qui survivent malgré tout. Elle nous entraîne dans un jeu de marelle étrange, surprend les voix de la mer qui racontent peut-être le récit de l’humanité et aussi sa propre histoire. Une entreprise difficile parce que les pas des humains ne vont jamais en ligne droite. Un roman comme je les aime où l’écriture est une embarcation qui vous entraîne très loin, au large, dans des lieux que nous négligeons souvent parce que nous pensons les connaître pour les avoir visités pendant toute notre enfance.

Un morceau de pays, une fin et un commencement devant la mer qui se querelle avec l’horizon selon les jours et les manigances du vent. Les marins partent et reviennent, repartent pour aller plus loin encore, se faufilent derrière l’horizon et oublient de rentrer.
Tout cela dans un magma où les époques se confondent comme des alluvions que la narratrice retourne pour comprendre son passé et ses façons d’être.

Tu faisais ce à quoi les enfants excellent : tu n’écoutais pas, mais tu entendais tout. Tu ignorais à cette époque que les mots prononcés, les phrases échappées, les fragments de récit et les témoignages des uns et des autres pouvaient se déposer en toi comme sable au fond des rivières. (p.22)

Ce besoin de certitude qui hante les écrivains. Cette recherche dans le lieu de sa naissance, son pays, les propos des femmes et des hommes qui ont nommé des territoires et qui sont morts comme tous les vivants doivent le faire. Le territoire forge les humains avec ses regards, ses rires, ses histoires, ses mythes et toutes les descendances légitimes et illégitimes. Une terre vivante que certains, affligés d’une forme de clairvoyance, peuvent lire en affolant leur entourage.

Mais ce jour-là, à peine les premiers mots prononcés, le soleil, comme un témoin gênant, disparut, plongeant momentanément la pièce dans une étrange noirceur. Barthélémy sentit son cœur se déchirer, et les effluves du matin qui lui avaient légué l’impression d’un désastre envahirent la cuisine et prirent possession de son être. Affolé, il se précipita. Véra gisait sur le plancher, la main resserrée sur le tamis, le visage recouvert par la fine poussière de sucre. (p.20)

Avec son art des mots, Sylvie Nicolas arrive à mettre de la couleur sur des visages que le temps a presque effacés. C’est la magie de l’écrivain que de faire revivre le passé. Sans eux, que resterait-il de nos parents ? Que reste-t-il de ma mère et de mon père après toutes ces années ? Des images, des bouts de vie, des anciennes photos. Des visages que je n’arrive plus à reconnaître. Nos proches avec le temps deviennent des étrangers.
Une mère qui cultivait le silence. Le grand-père Louis-Harmel, barbier, était tout aussi discret. La légende voulait qu’il ait rencontré le célèbre Al Capone dans sa virée américaine. Il protégeait ses secrets avec le tranchant de son rasoir. Et ce garçon attendu, le septième de la famille, qui posséderait un don et cette jumelle inespérée…

Le garçon annoncé naquit à l’aube, à l’instant où la marée se retirait pour laisser derrière elle, dans la bouche béante de la baie, de négligeables traces d’une existence en allée et l’écho tonnant des premiers cris du nouveau-né. Accompagnée d’un violent coup de tonnerre, si puissant qu’il pénétra la mémoire des Surlilois, la venue du septième fils de la lignée fut suivie d’une seconde naissance. Quelques minutes plus tard, La Sourde, l’enfant insoupçonnée, fit son entrée au monde sans émettre le moindre son. (p.27)

Les écrivains se nourrissent souvent des silences de leur famille et ne les abandonnent que quand ils peuvent les exhiber devant un public. Ce n’est pas malsain, mais une curiosité qui permet de savoir qui étaient ceux et celles qui ont guidé nos premiers pas, ont semé en nous des mots et des façons de secouer les réalités de la vie. Un héritage de légendes et de mystères, de drames que les familles n’aiment guère évoquer pour se protéger peut-être d’une certaine honte.

Tu n’as pas encore conscience que la souffrance du monde trouvera ancrage en toi, qu’elle s’y fraiera un sentier accidenté que tu remonteras inexorablement, toi, fille, femme, mère, éternelle itinérante ; non, tu ne sais pas que les mots, égarés, perdus, tendus entre ciel et terre, constitueront le chemin te permettant de te rapprocher d’un territoire d’appartenance. (p.64)

ACCOMPAGNEMENT

Une mère dans sa vieillesse que la narratrice accompagne vers son dernier souffle. Une femme qui savait redevenir une petite fille quand l’orage approchait et que le ciel se barbouillait d’éclairs pour ébranler la charpente du monde. Ma mère craignait tellement les orages et le tonnerre. Fallait fermer toutes les portes et les fenêtres pour éviter les courants d’air. Souvent, elle allumait des bougies qu’elle déposait devant les fenêtres. J’ai pris du temps à chasser cette peur.

Assise sur la chaise noire jouxtant le lit, la tête vide, le corps engourdi près de ta mère morte, tu aurais voulu te retrouver dans l’une des berçantes de ton grand-père, devant la fenêtre aux orages, à crier à tous vent : allons jusqu’au ciel, bousculons les cauchemars, frappons de nos pieds ce qui pourrait faire de nous du même et du pareil, grimpons à l’échelle des vents, soulevons toutes les vagues et toutes les tempêtes, surtout celles dont nous ne connaîtrons jamais les noms, posons nos lèvres sur la nuit, abreuvons-nous de la Voie lactée et avalons les étoiles par milliers. (p186)
 
Sylvie Nicolas se laisse emporter par les ombres qui ont traversé son parcours et qui pouvaient inventer bien des légendes. Des héros qui savaient la langue des éléments et qui devinaient ce que l’avenir réservait à leurs proches comme Éluard et le vieux Barthélémy.

ÉCRITURE

Pourquoi ce goût des mots dans une famille où ce genre de métier n’intéresse personne ? Pourquoi j’ai tant voulu écrire dans ma tribu de quasi-analphabètes ? Qu’est-ce qui a poussé Victor-Lévy Beaulieu et Nicole Houde à entraîner leur famille dans leurs histoires ? Pourquoi ce silence tressé comme un tapis dans tous les villages ?

Tu t’es demandé si tu n’étais pas devenue écrivaine pour tenter de rejoindre la contrée d’amour de ta mère. Certains jours, tu serais prête à l’affirmer. (p.106)

Sylvie Nicolas, l’héritière, jongle avec les mots, la poésie des choses et des jours pour la placer au centre de la table comme un bouquet de fleurs sauvages.
Elle se faufile entre les rumeurs, les croyances, les grandes tragédies du monde qui débordent des mailles de l’histoire. La présence des sous-marins allemands par exemple dans les eaux du fleuve Saint-Laurent pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les navires torpillés, faisant naître bien des exploits, des rencontres peut-être vraies ou imaginées. Comment démêler tout ça ?

La mer t’ouvre les chemins menant à la mémoire, aux origines, t’impose de cueillir chaque image, chaque son, chaque odeur, dans une permanente sensation de découverte, de nouveauté, de « première fois », et de redonner à ce que tu as vu, entendu, humé une chance de retrouver son commencement. L’air que tu respires se transforme alors en promesse. En espérance. (p.227)

Des enfants naissent, grandissent, aiment, se marient, font des petits et racontent des vérités à leurs descendants. Plus tard, ils s’éloignent du port d’attache par temps de tempête ou de soleil. Tous héritent d’un grand coffre avec des regards, des façons de voir et de dire devant une épreuve.
Ce sont aussi ces lieux porteurs de secrets et de légendes, ce pays apprivoisé dans les premiers regards, la mer comme un grand livre jusque de l’autre côté de l’horizon ; les marées qui écrivent les saisons dans une respiration jamais fatiguée. Les joies, les repos et ce désir tenace de s’accrocher pour aller vers le dernier jour du dernier souffle. Il y a peut-être une chance terrible dans tout ça. Une absurdité aussi.
La plupart des écrivains mettent toute une vie pour classer les débris qui encombrent leur tête. Je suis certainement de ceux-là. Je me perds si souvent dans les lieux de mon enfance pour faire résonner les rires de mon père ou les monologues sans fin de ma mère.
La poésie porte le roman de Sylvie Nicolas. Ses phrases vous abandonnent dans la beauté des choses. Le cri de la Sourde est un magnifique récit qui s’offre comme une partition qui vous berce pendant longtemps, longtemps. Une lecture exigeante, mais tellement réjouissante. Un bijou d’amour et de tendresse, de fidélité aussi envers ses ancêtres.


LE CRI DE LA SOURDE de SYLVIE NICOLAS, une publication des ÉDITIONS DRUIDE.