vendredi 16 mars 2018

PIERRE MORENCY EST UN ENCHANTEUR

PIERRE MORENCY ne publie pas souvent. Son dernier ouvrage remonte à 2008 et c’est toujours un événement, du moins pour moi qui le suis depuis la parution de L’œil américain en 1989. Il revient après dix ans de silence avec Grand fanal, un livre qui mélange les poèmes et la prose. Un grand bonheur pour l’admirateur que je suis. Que voulez-vous, je suis fidèle à quelques écrivains et je les accompagne pour ainsi dire depuis que nos routes se sont croisées. Tous ont marqué mon itinéraire de lecteur et certainement aussi celui de l’écrivain que je suis devenu au fil des ans.

Voilà un titre intriguant. Parce que se faire traiter de « grand fanal », quand j’étais enfant, n’était pas tout à fait un compliment. Ça voulait dire quelqu’un qui prenait beaucoup d’espace et ne manquait jamais une occasion de se faire remarquer, pas nécessairement pour les bonnes raisons. C’est du moins ce dont je me souviens. Un original, certainement un esprit libre.
C’est aussi la lumière de la lanterne un peu crue et aveuglante, sifflante même parce que le fanal « parle » quand on l’allume. J’aimais cette « lumière sonore » quand je m’isolais dans le camp en bois rond de mon père, au milieu d’une forêt de cyprès. Je pouvais m’égarer toute la nuit dans Les frères Kamarazov de Dostoïevski ou encore dans Guerre et paix de Léon Tolstoï sans craindre d’être dérangé. La visite parfois d’un orignal qui passait par là et était attiré par la lueur. Un ours aussi qui s’éloignait rapidement quand il voyait mon gros livre. Les ours ne s’intéressent pas à la littérature, c’est connu.

Il cherchait l’eau de vie dégrisante, les vents nets et clairs, les oiseaux plongeurs, les poissons étincelants, il cherchait des pêcheurs et des nageurs comblés, peut-être aussi cherchait-il tout simplement parmi nous un être humain. Voilà donc revenu le vieux Diogène, lui dis-je. Pour toute réponse il me souffla près de l’oreille : « Je ne vous parle même pas de la faim et de la soif, mais de la manière dont vous vous y prenez pour manger tant de bruit. » Il éclata de rire, saisit son fanal et replongea dans la nuit. (p.14)

Cette lueur qui permet de s'avancer dans les ténèbres. C’est ce qu’a toujours été Pierre Morency dans sa poésie et ses récits. Un homme qui nous ouvre les yeux quand il s’enfonce dans un boisé, nous montre tout ce qui vit dans notre proche environnement, s’arrête sur des instants de vie et les tourne entre ses doigts.
Je pense aux émissions qu’il a animées à la radio de Radio-Canada de 1979 à 1981 et qui portaient le nom de Bestiaire de l’été. Il s’attardait aux oiseaux et nous permettait de découvrir un monde enchanteur. J’aimais sa voix chaude et berçante qui m’entraînait dans les marais ou encore entre les arbres et les buissons, nous faisait voir ces petits chanteurs que nous oublions trop souvent. C’était la plus belle manière de présenter le monde qui nous entoure, de faire entendre la musique de notre environnement. Je n’ai pas raté une émission. Je fermais les yeux et partais dans un monde si loin et si proche. C’est la magie de la radio, du moins ce l’était. Ces éblouissements ne sont guère possibles maintenant. Ma passion pour les oiseaux remonte à cette époque.
J’ai eu tout autant de plaisir à lire ses récits que Pierre Lussier a illustrés de belles façons. Je les garde précieusement, y retourne souvent pour me ressourcer, me bercer un moment dans cette écriture limpide comme une eau de source. Des petits bonheurs comme ceux-là font la vie. Comme d’écouter les œuvres pour piano de Claude Debussy dont je ne me lasse jamais.

REGARD

J’aime Pierre Morency parce qu’il est un regard sur le monde que nous connaissons si mal. Le lire ou l’écouter permet d’en apprendre sur vous et les autres. Il sait prendre le temps de regarder, possède l’art de vous mettre en état d’écoute.

J’ignore ce qu’il en est pour toi, mais depuis mon jeune âge j’ai beaucoup aimé regarder le plumage, l’agencement des couleurs, les mouvements, le vol des oiseaux. Le vol surtout, qui est comme un appel à s’alléger et à voir de haut. D’où me vient ce besoin, je ne saurais le dire, c’est du domaine de la curiosité. Cet appétit de connaître m’a amené à sortir dehors, à marcher là où c’est nature, ce qui est une bonne chose pour la santé mentale et le bien-être physique. J’ai ainsi donné beaucoup de plaisir à mes yeux ne serait-ce qu’en observant un simple nid posé su sol ou dans un arbre, en examinant la grande variété des oeufs si différents d’une espèce à l’autre, en suivant du regard le poème mobile des grandes oies migratrices dans le ciel d’avril. (p.17)

Il n’a pas perdu « ce don de faire voir » et c’est ce qui fait tout le charme de Grand Fanal, de ces courts textes et de ces poèmes qui nous permettent de nous rapprocher de l’état de conscience. C’est peut-être ça et tellement plus. Il nous donne la permission de tout arrêter pour nous abandonner à nos yeux et nos oreilles, pour nous sentir là, debout dans le présent et dans un moment d’être.

Parfois les mots sont torture
À qui tant les a poursuivis.
Le chien de mon voisin vient de mourir.
On l’a mis en terre avec sa laisse
Et la balle grise qui le faisait courir aux quatre coins
d’une vie restreinte.
Les mots sont lièvres chevauchant la tortue. (p.25)
 
Ce témoin ne cesse de parcourir des territoires qu’il connaît et qu’il ne cesse de redécouvrir. La pointe de l’île d’Orléans par exemple où il habite, ce lieu où il est possible de surprendre la côte de Charlevoix au loin, ces montagnes que Gabrielle Roy aimait tant. Là, debout sur les rochers comme à la proue d’un grand navire, il respire le fleuve « aux grandes eaux » qui rêve de la mer au-delà de l’embouchure du Saguenay.
Morency a des lieux comme ça près de l’eau où il se recueille, s’attarde, sent la vie tout autour, les courants marins et peut-être aussi les murmures de l’Amérique.

C’est un matin de gloire sur la neige
Un matin où l’on entre dans la chaleur de l’esprit
Pour dire enfin toutes les présences qui
        nous manquent
Pour faire se lever un silence majeur.

Apparaît alors la parole inouïe
Ouverture sur une chambre posée au milieu de la mer
Où viennent des oiseaux aux ailes de solitude.

Les heures vont couler en vagues lentes
Avant de se fondre avec la blessure de l’horizon. (p.45)

ARRÊT

Que j’aime cette poésie toute simple, ces mots qui me sortent de la bousculade des jours. Comme cela m’arrive dans le petit chemin derrière la grosse dune de Wilson que je « marche » deux fois par jour. Un lieu à l’abri des vents, un refuge pour tous les oiseaux du secteur. Un endroit où le poème peut habiter. Je m’arrête en entendant le rire du grand pic qui martèle un pin mort. Je le cherche parce qu’il joue à se dissimuler derrière le tronc. Je ne continue que quand j’ai vu sa grosse tête échevelée, son cou comme le manche souple d’une massue qui frappe le tronc avec une belle régularité. Et cette livrée noire, comme celle des frères enseignants de ma jeunesse, avec le rouge et le blanc. C’est un émerveillement chaque fois, tout comme mes conversations avec les mésanges qui me suivent tout l’hiver. Et je m’arrête encore parce qu’un arbre se plaint sous la poussée du vent. Le bruit de la chaise berçante de mon père me revient dans le soir, quand le silence collait au bord des fenêtres. Et tous les chemins des lièvres sur la neige nouvelle, la broderie fine et étudiée de la perdrix qui va ici et là.

Le store laisse entrer des filets de lumière.
Les corneilles là-bas ont un cri noir.
Elles se saisissent du printemps et le picorent
Tant et si bien qu’une chaleur s’échappe de la neige.

Sur la plage noire coule un peu de clarté.
À force de vouloir il faut bien que surgisse le mot
Qui fera chanter ce qui veut vivre
Afin que ce matin ne tombe pas trop bas.

Dans une île au milieu du fleuve, un homme
Vient parfois chercher cette chaleur
Que donnent les oiseaux quand ils volent
Et qu’ils posent un chant vif sur le store fermé. (p.73)

Pierre Morency me touche particulièrement. L’impression qu’il me saisit par les épaules, me rend toujours plus vivant et conscient. C’est peut-être ce qu’il est après tout, un « grand fanal » qui dégage une belle lumière sonore qui permet de mieux voir, de respirer dans un monde de plus en plus bruyant. Sa poésie permet de revenir aux choses vraies, au métier de vivre et de respirer, de voir et de comprendre toutes les merveilles qui traversent nos jours.
Je ne me lasse jamais de le lire, comme je ne me fatigue jamais de marcher derrière la dune en retenant mon souffle pour surprendre mon ami le grand pic, un monde qui ne cesse de m’enchanter quand je me donne la permission d’ouvrir les yeux et d’entendre toutes les musiques du monde. 


GRAND FANAL de PIERRE MORENCY est une publication des Éditions du BORÉAL.



http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/pierre-morency-397.html