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jeudi 20 octobre 2022

L’ÉTRANGE RECHERCHE DE FANIE DEMEULE

JE ME DIS SOUVENT que Fanie Demeule est complètement tordue. Voilà une romancière qui m’étonne, me dérange et me perturbe. Je ne rate jamais l’un de ses livres pourtant. Elle aborde des sujets que jamais je n’oserais effleurer dans mes aventures de souffleur de mots. L’auteure la plus originale et intrigante que je connaisse. «J’aime croire que de me tourner vers la part d’ombre est ma manière d’enjoliver notre course fatale. En vérité, je veux égoïstement que mes écrits me pérennisent. Deviennent mes fantômes.» (p.81) Tout est dit. Pour ceux et celles qui cherchent des sentiers peu fréquentés et particulièrement abrupts. Suivre Fanie Demeule est une aventure qui me laisse toujours avec un paquet de questions. C’est peut-être pour ça qu’un auteur publie. Pour nous secouer, nous empêcher de nous engourdir dans nos habitudes et élargir notre perception du monde.

 

Fanie Demeule regroupe dans Je suis celle qui veut sauver sa peau une quinzaine de nouvelles parues ici et là dans des revues entre 2017 et 2021. Des versions revues, j’imagine. Je m’arrête souvent dans un texte de cette auteure prolifique pour reprendre mon souffle, chercher la face cachée d’une histoire qui va au-delà de l’étrangeté et du sordide. L’écrivaine aime provoquer son lecteur et le traquer dans ses peurs et ses répulsions. Elle m’abandonne au détour d’une phrase où je me demande pourquoi je la suis dans ces chemins si tortueux et déroutants. 

Que ce soit la femme qui trompe tout le monde et s’enlise dans ses mensonges dans Roux clair naturel ou Mukbang qui fut pour moi une révélation. Jamais je n’aurais pu imaginer que quelqu’un ingurgite autant de nourriture pendant une émission de télévision, devienne une vedette qui se gave et que l’on idolâtre. De quoi faire des cauchemars et certainement un symptôme d’une société de consommation qui cherche à tout posséder et qui met la planète en danger. 

Dans Je suis celle qui veut sauver sa peau, madame Demeule, joue avec une situation banale, ordinaire qui nous entraîne dans un moment où tout dérape et glisse dans l’irrationnel. Un couple va camper pour quelques jours en montagne. Un orage assez violent frappe les randonneurs et la jeune femme devient hystérique devant le déchaînement des éléments. Elle met en péril la vie de son compagnon en dévalant les pentes. Et j’ai imaginé que c’est là une manière pour Fanie Demeule de me pousser le plus souvent possible dans l’incompréhensible et des comportements qui échappent à toute logique. 

 «C’est assuré. En cas d’urgence, je me soustrais et t’abandonne. Je ne suis pas celle qui assurera ta survie, encore moins ton bien-être. Je serai celle qui se foutra de tout; de la bienséance, de ma dignité, des autres, de toi. Je te pousserai à la mer pour prendre ta place dans le canot de sauvetage. Je suis celle qui veut survivre à tout prix.» (p.9)

C’est peut-être là le fil conducteur de son écriture. Fanie Demeule obéit à son instinct et ses pulsions. Elle refuse les réactions formatées et la retenue n’est pas un mot de son vocabulaire. Elle aime les êtres excessifs et les entraîne souvent dans des situations où ils y laissent leur peau. 

Le texte intitulé Le jet m’a dérangé. Comme si elle abordait un sujet tabou qui me touchait particulièrement. Une femme prend plaisir à surprendre les hommes pendant qu’ils urinent. Une sorte de perversion où le personnage est prêt à toutes les manœuvres pour satisfaire cette obsession.

«Qu’on ne se m’éprenne pas : je me vous de voir la bite. Tout ce qui m’intéresse dans cette scène est le jet, ce trait translucide, continu. L’arc net que forme le jet décrit une trajectoire parabolique reliant le pisseur au reste du monde, telle une corde métaphysique. Ce jet divin, surréel, que j’entends parfois, au comble de ma joie, gicler sur la porcelaine.» (p.30)

Un peu déviant, un tantinet pervers. Une forme de voyeurisme plutôt étonnant et anodin quand on y pense. Un sujet que personne n’ose aborder et qui prend une direction particulière.

 

BASCULE

 

Alliage s’amorce comme un texte féministe. Une travailleuse s’impose dans le domaine de la construction, un secteur réservé aux mâles même si certaines se faufilent dans cet univers depuis quelques années. L’ouvrière est habile et son savoir-faire est reconnu. Les hommes maugréent et se sentent menacés. Un accident provoqué, une mort horrible. Tout pourrait s’arrêter là, mais Fanie Demeule nous pousse plus loin. Une autre reprend la tâche avec une compétence similaire et un terrible acharnement. La vengeance sera à la hauteur.

«La jeune est réceptive, intuitive, j’oriente ses mouvements, aiguillonne ses choix. Le mur que j’avais laissé en plan s’achève en un rien de temps. Ses gestes ne sont pas complètement les miens ni entièrement les siens. Ils sont à mi-chemin entre les deux. L’œuvre d’un nous indiscernable.» (p.59)

Un ésotérisme où les femmes recourent à la sorcellerie pour travailler le métal et lui donner les formes qu’elles souhaitent. Une manière de s’imposer et de se soutenir au-delà de sa propre vie.

Cet ultime rendez-vous flotte dans les nouvelles de Fanie Demeule même si les personnages ne s’effacent jamais totalement et s’accrochent pour orienter les gestes des vivants. Une sorte de sororité pour le meilleur et souvent le pire. 

«Au sous-sol, je ne cesse de ressasser ma mort en tentant de la défaire, de la déjouer. Quand une chose décède, ne serait-ce qu’une seule fois, il est difficile de la ramener à la vie. Tout le monde le sait. Je pousse mes vœux pieux alors que d’autres émettent des vagissements dans l’oreille des dormeurs. Mais je continuerai de vouloir me réanimer. Mon acharnement n’aura pas de fin.» (p.113)

Le personnage refuse la mort et s’accroche à son milieu antérieur. Ça peut devenir angoissant, autant pour les vivants que pour ces morts qui rejettent leur sort et restent dans une sorte de «purgatoire». Pas très apaisant. Mais on n’écrit pas pour rassurer les gens.

 

INTOLÉRABLE

 

Madame Demeule nous entraîne souvent dans l’intolérable et même le sordide. Surtout dans son dernier texte Reliques où son personnage décrit ceux qui ont échappé à la décrépitude. Catherine de Sienne, une sainte qui n’a pas fini sous la torture ou encore lors d’une agression crapuleuse, est le prétexte de ce récit. Son corps imputrescible fait l’objet d’une vénération étrange. Une croyance assez primitive, rarement contestée. Il y a quelque chose de morbide dans tout ça. La narratrice, très consciente de sa mort, dicte ses volontés. 

«Elle s’avancera, rabot en main, et entreprendra la tâche la plus laborieuse. C’est elle qui écorchera ma peau pour la tanner et en recouvrir nos fauteuils. Désormais, ce sont mes bras et mes cuisses qui accueilleront la visite.» (p.155)

Des nouvelles qui permettent d’explorer l’univers d’une écrivaine qui ne se contente jamais des apparences. Elle me perturbe et me secoue dans mes habitudes et surtout, mes aventures livresques. C’est comme si elle se plaisait à jouer la mauvaise conscience qui cherche à me déstabiliser en me montrant un autre versant du monde, en se moquant de la rationalité qui masque toutes nos folies et nos obsessions. C’est sans doute pourquoi je la lis et que ses choix d’écriture me fascinent malgré bien des questionnements. 

 

DEMEULE FANIEJe suis celle qui veut sauver sa peau, Éditions HAMAC, Montréal, 176 pages.

 

https://hamac.qc.ca/livre/je-suis-celle-qui-veut-sauver-sa-peau/

vendredi 17 juin 2022

ISABELLE DIONNE OU L'ART DU FRAGMENT

Isabelle Dionne, une enseignante au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière déroute un peu quand on prend la peine de s’aventurer dans D’autres font du vitrail, un court ouvrage au titre intriguant. Toutes les balises familières disparaissent. Pas vraiment d’histoire, encore moins de personnages ou de péripéties qui vous happent. Tout est raconté au «je» et l’écrivaine y va de fragments qui nous entraînent imperceptiblement dans ses souvenirs d’enfance ou lors d’une baignade, un spectacle ou un moment plutôt banal de son quotidien. Elle étonne en nous poussant devant un objet ou un paysage, arrête le temps, se moque de la chronologie, secoue des impressions et reconstitue la grande aventure de la vie.

 


Le titre d’un livre est toujours une clef qui permet d’ouvrir une porte et de se faufiler dans un monde qui surprend, étonne ou rebute. D’autres font du vitrail m’a forcé à réfléchir à cet art qui joue avec la lumière, du moins dans son sens le plus large, utilise des morceaux de verre de différentes teintes que l’on soude pour faire un tout harmonieux. Une sorte de casse-tête où les pièces suggèrent une scène plus ou moins réaliste. On retrouve ces fresques dans les églises où ils ont comme fonction de créer une ambiance feutrée, propre au recueillement, au silence et à la méditation. Le vitrail permet de se soustraire au temps et à l’espace en jonglant avec la splendeur du jour. 

Le texte déroute au premier coup d’œil. Les trente-sept fragments, les plus longs s’étendent sur deux pages, un peu plus parfois, se présentent d’un bloc. La majuscule lance l’extrait comme il se doit et après, plus de virgules, de tirets et de capitales. Tout se termine par un point. Comme si le paragraphe était un immense énoncé où tous les éléments s’accrochent l’un à l’autre. Une succession de mots sur laquelle nous trébuchons en cherchant une cadence, une rythmique qui porte toute écriture. 

 

PONCTUATION

 

Pourquoi devenons-nous craintifs quand la ponctuation disparaît? On dirait que nous ne savons plus comment aborder un texte, que nous perdons pied, que nous risquons de nous égarer sans ces balises qui nous permettent d’avancer. Plusieurs se sont butés aux romans de Marie-Claire Blais, refusant même de s’aventurer dans une histoire qui se présente comme une jungle où le lecteur doit se frayer un chemin en luttant avec une phrase qui pivote et nous attire dans un terrible remous. Pourtant, c’est si naturel en poésie où le discours se dépouille de tous ses artifices pour muer en diamant qui brille de mille facettes. 

Bien sûr, il y a un souffle dans ces fragments que nous devons trouver, une cadence. J’ai pris un moment à m’ajuster à Isabelle Dionne. J’ai dû recommencer La verrue, le premier texte, une bonne dizaine de fois. Comme quand je m’adonne à la course à pied. Il faut toujours un temps avant de glisser dans la foulée où je dépense le moins d’énergie.

Rapidement, je me suis senti à l’aise dans cette forme inusitée qui m’a encore ramené au vitrail. Les phrases se soudent les unes aux autres pour former un élément du roman. Chacun des fragments reproduisant dans sa structure le grand ensemble que constitue l’ouvrage.  

«nous observons le fouet transformer le mélange on dirait une danse s’émerveille mon fils nous ajoutons du lait tiède les ingrédients secs avant de verser dans le moule “cuire une quarantaine de minutes” le temps que la France a mis pour basculer dans l’horreur le temps que les images du drame ont pris pour faire le tour du globe les rues de Paris du Stade de France au Bataclan plus tard le Nigéria et Ouagadougou chaque fois des gens morts ou vivants recouverts de poussière une danse macabre aux infos» (p.19) 

Nous passons de la préparation d’un gâteau, une activité de la mère avec son fils, à un drame qui secoue la planète, à une souffrance endémique qui gangrène nos sociétés depuis que les grandes nations de ce monde, malgré une supériorité militaire et des armes effarantes, n’arrivent plus à gagner leurs guerres. Les forces conventionnelles sont inopérantes devant ces armées de l’ombre, les actes de ceux que l’on nomme des extrémistes qui frappent partout, s’en prenant aux populations dans des gestes désespérés. Ces attentats des terroristes (le mot le dit, ils veulent répandre la terreur) sont l’expression d’une détresse et d’un mal être qui touche de plus en plus d’individus hantés par la violence, l’impuissance et la mortUne perte du réel, certainement. 

 

ADAPTATION

 

Isabelle Dionne nous propose un bel espace de liberté et nous passons de l’intime au public, du geste quotidien à une action désespérée qui dépasse l’entendement. C’est d’une intelligence, d’une délicatesse qui laisse sans mots. 

Quel bonheur de se retrouver devant de petits bijoux qui épousent presque la forme du poème! Je signale ce fragment magnifique qu’est Le coupe-ongles.

 

«La rognure d’ongle forme un fin demi-cercle sur le bois foncé de la table juste une légère résistance

une coupe nette et sans douleur

 

une autre puis une autre puis une autre

 

constellation de croissants de lune

 

je balaie les restes de la main jette le tout à la poubelle

 

si seulement les peines disparaissaient aussi facilement.» (p.38)

 

Quoi de plus banal que de se tailler les ongles? Et voilà que nous glissons imperceptiblement vers une émotion intense, une douleur, un malaise, un chagrin qui s’accroche, un mal être qui plie le corps et l’âme. J’aime cette question qui s’impose à la fin et vous fais vaciller. 

Ça surprend telle une bourrasque qui empêche presque d’avancer dans un matin froid. Tous ces petits moments qui font une existence, une trame, une histoire, comme il faut des secondes pour donner la minute et après les heures. 

«je me relève m’éloigne du jardin salue cette abeille avec gratitude respect pour ce dévouement ma reconnaissance se mêle alors de tristesse devant cette vie sacrifiée au travail cet insecte en train de mourir d’épuisement.» (p.61)

Isabelle Dionne nous ouvre les yeux sur toutes les dimensions du monde, ses beautés comme ses horreurs. 

Un roman qui m’a fait penser à un bréviaire ou encore à un livre d’heures qui permet de revenir dans des souvenirs d’enfance, des moments de sa jeunesse ou des événements qui se sont imprégnés dans la mémoire pour ne plus s’effacer. Tout ce qui constitue les grands et petits drames de la vie.

 

COULEUR

 

Ces courts textes, je les ai parcourus à petits pas pour bien saisir la saveur des mots qui nous emportent souvent vers une réalité intérieure, une réflexion qui vous laisse au cœur d’une hésitation, devant une explication qui n’apaisera jamais comme il se doit. L’absence de ponctuation donne une force inquiétante aux mots.

Autant se méfier des fragments d’Isabelle Dionne parce que sous des apparences de légèreté et d’innocence, l’auteure nous pousse vers certaines hantises qui s’accrochent à nous. C’est la caractéristique de l’écriture que de chercher un sens à l’existence, d’orienter les regards pour rassurer peut-être ou encore pour nous indiquer une direction même s’il n’y a jamais de réponses définitives et de vérités immuables. 

Ce roman m’a forcé à m’arrêter à la gestuelle qui marque les jours, à tout ce qui m’entoure et que j’ignore la plupart du temps dans mes occupations bien souvent futiles. Un livre magnifique de sensibilité.

 

DIONNE ISABELLED’autres font du vitrail, Éditions Hamac, 112 pages, 15,95 $.

mercredi 23 mars 2022

LA MISSION ET LES LUTTES D’ISABELLE RIMBAUD

ARTHUR RIMBAUD EST une figure connue du monde littéraire. L’auteur d’Une saison en enfer a marqué les imaginaires et sa vie aura fasciné bien des lecteurs et des spécialistes. Même que j’ai dans la tête la superbe version des Poètes de sept ans qu’a faite Léo Ferré. Un texte terrible et une musique poignante qui donnent la chair de poule. Si nous sommes familiers avec Arthur, ses poèmes inoubliables, nous en savons beaucoup moins sur sa famille, du moins c’était mon cas. Je connaissais l'existence de Mon frère Arthur, l’œuvre de sa sœur cadette. J’ignorais qu’il avait eu un frère aîné, Frédéric et deux sœurs. Tous ont entendu parler de sa relation tumultueuse avec Paul Verlaine alors qu’il était à peine sorti de l’adolescence et qu’il écrivait une poésie remarquable en très peu de temps. Des textes qui échappaient aux normes, marqués par des images fulgurantes et une liberté viscérale qui rompait avec les critères de l'époque. Pourtant, très vite, il a tourné le dos au monde littéraire pour devenir «un autre», vivre la plus grande partie de sa vie à l’extérieur de la France, se faisant aventurier et trafiquant, surtout en Éthiopie. Ces séjours ont fait naître bien des légendes sur ses voyages.  

 

 

Josée Marcotte dans La sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, nous entraîne dans Charleville, une petite ville située dans les Ardennes. Le père, un capitaine d’infanterie, a abandonné tôt la famille et la mère a dirigé ses affaires de façon inflexible. Une femme dure, peu aimée de son entourage, catholique et bigote, particulièrement ferme et intransigeante envers Frédéric, l’aîné, qu’elle bannira pour une mésalliance. Elle refusera jusqu’à sa mort de reconnaître ses deux petites-filles.

Le roman de Josée Marcotte débute avec la naissance d’Isabelle, la dernière du clan Rimbaud. Nous sommes en 1860. Quelques mois plus tard, le capitaine quitte définitivement son épouse et ses enfants. Isabelle est encore un bébé lors de ce départ. Elle ne rencontrera jamais son paternel et ne cherchera pas à le faire non plus.

Ce sera la Mère, une femme inflexible qui dirigera désormais la destinée de tous. Dure en affaires comme dans ses croyances, elle montrera un certain goût du changement, étrangement, déménageant souvent dans Charleville et en exploitant la ferme de Roche, un héritage qu’elle habitera une grande partie de sa vie pendant la belle saison. 

 

Cette scène… Ce n’est pas tant l’abandon du père que celui de la Mère qui, tirant une croix sur son homme, renonçant à ses forces pour le retenir, offre alors volontiers à sa fille une icône. Posture d’idole féminine. L’image même du corps maternel, unique et esseulé, paré d’une lumière résolue, sorte de beauté avilie et rigide, capable d’une vigueur insoupçonnée, prête à se déchaîner sur le monde. Une petite apocalypse. Dès l’origine. La Mère Terrible est née. (p.17)

 

 

Une figure tutélaire, celle de Vitalie autour de laquelle tout gravite comme un soleil qui attire les planètes tout en les maintenant à distance.  

Arthur est là, en arrière-plan, fugitif, fuguant à Paris ou à l’étranger, revenant dans la famille, toujours accueilli par la Mère malgré ses frasques, ce qui ne sera jamais le cas de Frédéric, le grand frère mal-aimé. 

 

L’ENFANCE

 

Josée Marcotte se concentre sur Isabelle, la petite dernière, la discrète, l’obéissante, celle qui restera aux côtés de la mère et travaillera comme une servante. Sa sœur Vitalie, la parfaite, décédera à dix-sept ans, d’une maladie qui semble héréditaire chez les Rimbaud. (À noter que la fille aînée porte le prénom de la mère et le grand frère celui du père.)

Des études chez les religieuses où l’on apprend à être de bonnes croyantes et tout ce que l’on enseignait alors aux futures conjointes et mères de famille. Elle épousera contre toute attente Pierre Dufour (Paterne Berrichon) à l’âge de 37 ans, un homme qui voue un culte à Arthur tout comme elle. Il fera sa demande en mariage par lettre sans l’avoir rencontrée.

Nous suivons la jeune femme dans un monde austère où chaque chose a sa place, où chaque geste doit se conformer aux exigences de la Mère. Isabelle est docile et vaillante, ne rechigne jamais devant les tâches quotidiennes et s’y applique avec toute son énergie. 

Surtout, instants importants et inoubliables, elle assiste Arthur dans ses derniers moments et sera là à sa mort à l’hôpital de Marseille. Cet événement changera sa vie et la transformera.

 

Dans la détresse d’Arthur, elle a enfin trouvé un écho à son mal-être. Une filiation primordiale et liminaire dans cette vie. Elle le perçoit tel l’unique miroir lui renvoyant la plaie, sans voilure. Dans toute sa nudité la plus crasse. Elle éprouve en cet instant un amour farouche et désespéré pour son frère. L’amour est à réinventer. (p.127)

 

Isabelle trouve sa mission. Elle se consacrera à la mémoire d’Arthur, travaillera inlassablement à rétablir sa réputation, faisant naître des légendes et des mythes, celui de son ultime conversion et son retour dans le giron de la foi chrétienne. Elle en fait une sorte de saint qui s’est repenti au dernier moment. 

La petite sœur revendiquera des droits et entreprendra d’expurger l’œuvre d’Arthur, n’hésitera pas à dissimuler des lettres, à couper certains passages, à caviarder si l’on peut dire des poèmes. Arthur doit être vu comme un croyant et un mystique. Ses manœuvres seront démasquées par les spécialistes, bien sûr.

 

Les biographes affirment sans scrupules que la version officielle et le rapport des actions des dix dernières années de la vie d’Arthur Rimbaud sont faussés par sa famille — par Isabelle, plus précisément : «C’est elle qui a publié des documents relatifs aux séjours en Afrique et qui en a donné une interprétation conforme à ses désirs.» Ces infâmes messieurs récusent la théorie selon laquelle Arthur serait «un être au-dessus de l’humanité». Ignares! Écrivailleurs de grand chemin. Prêts à tout pour attirer l’attention, pour vendre, par goût médiocre de la calomnie… (p.191)

 

Elle multiplie les démarches, rencontre Stéphane Mallarmé et Paul Claudel, rédige des articles avec son époux malgré la maladie qui la ronge. Un dévouement admirable et têtu, il faut le dire. 

La sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, est un ouvrage fascinant qui nous entraîne dans un milieu âpre, dur de corvées, de gains faits au jour le jour, sans générosité et replié sur soi. Un petit monde obtus où l’on arrive à ses fins par la volonté et le travail. Nous sommes dans les terres du père Goriot de Balzac.

Un peu sec, peut-être, comme roman, comme si Josée Marcotte avait suivi un plan rigide sans trop lever la tête, conforme à l’obsession d’Isabelle. Un peu frustrant aussi parce que j’aurais aimé en savoir plus sur Arthur, ses séjours à l’étranger où il se montre, dans sa correspondance, un égocentrique qui demande continuellement à sa Mère et Isabelle des objets et des livres, se plaignant de leur lenteur à répondre à ses voeux.

Nous voilà dans l’univers qui explique et justifie la révolte du jeune homme, sa volonté de rompre avec un milieu étouffant en écrivant des poèmes qui marqueront son époque et la poésie française. Isabelle souhaitait en faire un mythe. Il le sera, mais par ses œuvres, pas par le maquillage et les entourloupettes. 

Un roman étonnant, une plongée dans un monde terrible de dureté et de croyances qui brise les êtres et les rend souvent hargneux et irascibles. Ça donne des frissons, l’intransigeance de la Mère envers Frédéric, l’entêtement d’Isabelle et de son mari à vouloir faire entrer Arthur dans des normes qu’il a répudiées en sortant de l’enfance, niées par ses activités à l’étranger où il semble avoir été le représentant parfait du colonialisme envahissant, l’aventurier qui ne reculera devant rien pour faire fortune.

 

MARCOTTE JOSÉELa sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, Éditions Hamac, 320 pages, 29,95 $. 

https://www.joseemarcotte.com/livres/isabelle-rimbaud/

vendredi 6 septembre 2019

LE DRAME DE NELLY ET DES FEMMES

JE ME MÉFIE DES ÉCRIVAINS qui deviennent plus importants que leurs oeuvres. Ce fut le cas de Nelly Arcand qui, en 2001, avec Putain, devenait une vedette médiatique. Je me tiens loin, un réflexe, pour ne pas être déçu ou avalé par l’ouragan commercial. Je crois que ce qui importe, ce n’est pas tant l’auteur que le livre qui doit prendre toute la place. Avec ses premiers titres, Nelly Arcand devenait une sorte d’icône étrange et paradoxale. Je la trouvais brillante et percutante en l’écoutant à la radio. Je ne comprenais plus quand je la surprenais à la télévision. Je me souviens d’un reportage au téléjournal de Radio-Canada la filmant au Salon du livre de Montréal avec des lecteurs. Après, le caméraman la suivait dans la foule avec un gros plan sur ses fesses, rien que ses fesses. Un cul. La condamnation était sans appel. L’écrivaine ne pourrait jamais échapper à cette image.

Karine Rosso publie un premier roman qui pousse irrémédiablement vers les textes de Nelly Arcand et m’oblige à secouer mes préjugés et mes réticences devant une dérape médiatique qui a réussi à masquer une œuvre originale. Le film Nelly, inspiré de la vie de l’écrivaine, oubliait la créatrice même si ses propos étaient là, comme une musique de fond. L’accent était mis sur la séductrice et la prostituée. C’est tout le drame de Nelly Arcand ou d’Isabelle Fortier.
Karine Rosso dans Mon ennemie Nelly confronte l’image des femmes, cette obligation à n’être que des corps que l’on idolâtre ou que l’on rejette quand ils ne correspondent plus aux critères de beauté et de jeunesse. Les écrits de Nelly Arcand la hantent et la perturbent dans sa quête de soi.
La Québécoise d’origine colombienne rentre au Québec après des années d’errances en Amérique du Sud. Elle a tout abandonné pour partir, chercher à comprendre qui elle est dans ses particularités qui la laissent en marge de la société. C’est peut-être le sort des émigrants, des enfants qui, même s’ils sont nés dans un nouveau pays, se savent différents, des Québécois que l’on regarde toujours avec une certaine hésitation.

Ce reflet m’avait toutefois suivi, comme l’image de ma mère, sur le chemin des ancêtres de notre famille. Durant ce long voyage, qui s’était transformé en traversée initiatique pour renouer avec mes origines latines, j’avais écrit, le soir, un « guide de survie ». Des notes éparses écrites à la hâte, un point à atteindre quelque part entre deux lignes. Ne pas trop parler, apprendre à se taire. Quitter la grève le soleil couché. S’asseoir près des femmes, loin de la piste de danse. Résister à l’envier d’aller danser seule. (p.12)

Le voyage a réussi à la rendre encore plus différente et à la pousser dans la marge. Il faut se débrouiller pour survivre. Elle vend des colifichets, des bracelets, des bijoux qu’elle fabrique avec Léo, son amoureux argentin, retourne aux études qu’elle a délaissées pour partir à l’aventure. L’impression de n’être pas tout à fait là ou encore de flotter dans un no man’s land sans jamais arriver à s’installer.

QUÊTE

L’exil n’a pas permis à la jeune femme de s’ancrer dans sa personnalité. Elle se sent différente de ses amies de fille. C’est alors qu’elle se heurte à Nelly Arcand, l’écrivaine qui a fréquenté l’Université du Québec à Montréal tout comme elle. Les questionnements de la romancière lui donnent des mots. Qui est-elle ? Une Colombienne ou une Québécoise ? Une image différente de ces filles qui attirent tous les regards et font tourbillonner les hommes autour d’elles. La narratrice reste en retrait, comme les nouveaux arrivants qui se débrouillent et font mille choses pour survivre. Un emploi de traductrice, une aventure qui se termine mal. Il y a surtout Nelly Arcand qui hante les couloirs de l’université, ses propos qui « retentissent » dans la voix de Karine Rosso. L’œuvre tourbillonne autour d’elle comme des papillons qui ne peuvent jamais s’éloigner.

Dans la vie, ce que l’on redoute le plus est déjà arrivé. Grâce à (à cause de) tes écrits, je comprendrais qu’on ne se sent pas coupable parce qu’on a commis un crime : on commet un crime parce qu’on se sent coupable et que cette culpabilité doit se concrétiser, se matérialiser dans une faute tangible. (p.59)

La narratrice se heurte à certains textes (se tient entre deux langues avec son travail), respire dans une sorte d’absence où elle ne sait plus comment garder son équilibre.

INTÉRÊT

Le roman devient une longue quête. Que faire pour se retrouver devant soi, surprendre sa figure, son être et sa personnalité ? Nelly Arcand s’est confrontée avec cette question toute sa vie, déchirée entre ses pulsions et la raison, réfléchissant à l’image des femmes, cette condamnation à la séduction, s’y sacrifiant aussi. Toujours écartelée entre la putain, la vierge ou la mère aimante. C’est plus fort que jamais avec la télévision et les médias sociaux. Les filles se débattent avec des modèles qui les écrasent et les tuent. C’est certainement la même chose du côté des hommes qui doivent être forts, virils, porter l’habit du héros sans peur et sans émotion. Tous perdus dans un uniforme qui ne représente personne.
Je pense à ces fillettes, treize ou quatorze ans, qui étaient sur la plage, tout près du lac, il y a quelques jours. Les deux s’amusaient avec leur téléphone, prenant des poses et des mimiques que l’on secoue dans les publicités. Les deux se filmaient tour à tour et cherchaient à se mouler à une image connue et valorisée dans les médias par la machine commerciale, déjà marquées par un modèle qui leur échappe.
Les femmes doivent souvent s’avancer sur une corde raide, beaucoup plus que les hommes, du moins, il me semble. Séduction, beauté, utilisation du sexe comme une arme, obligation de jouer à tout prix dans un scénario qui se répète sans fin. Nelly Arcand a tout risqué, se tournant vers la manipulation esthétique pour devenir un corps irréel, idéal, formaté et dessiné par des chirurgiens.

En parlant avec Mélikah Abdelmoumen qui, comme toi, voyait dans les magazines de mode une forme de terrorisme, une arme de destruction massive des femmes par les femmes, tu t’étais souvenue que quand tu avais dix ans, tu étais une sorte de célébrité dans ton village, un trou de campagne où tu participais chaque année à des concours de lip-sync. Une sorte de prostitution légale, soutenais-tu, par laquelle on fait croire aux enfants qu’ils ont du talent. Tu étais applaudie par ta mère et les amies de ta mère, attendries, par le côté maladroit, ô combien cute, de tes déhanchements sur la scène, copiés de Marjo. (p.78)

La jeune femme ne fait pas le poids à côté de ses amies plus séduisantes les unes que les autres. Toutes pourtant se débattent avec la question d’être, de connaissance de soi, d’acceptation de ses limites et de son corps. Qui est-elle ? Une Québécoise ou une émigrante, une mère ou un mannequin qui cherche l’œil du mâle. L’œuvre de Nelly Arcand s’infiltre dans la trame narrative et le roman bascule tout doucement vers un affrontement qui va tout changer.

MÉTAMORPHOSE

Peu à peu, la narratrice s’enfonce dans les labyrinthes de sa vie et les souterrains de l’université (le symbole est très fort) troublée par l’œuvre de Nelly Arcand qui résonne comme ses pas dans les couloirs. Comme si la voix qui porte le roman était aspirée par l’écrivaine et ses questions. La maternité arrive, lui donne une identité, mais c’est la figure de la mère maintenant que toute sa famille lui renvoie. Qui est-elle ? Une étudiante, une femme, une fabrique d’enfants, une amante ? Comme s’il n’y avait pas de place en dehors de ces carcans.
Une panne d’électricité à l’université. Une course dans le labyrinthe souterrain permet la mutation, l’instant où la chrysalide se transforme en papillon.
Une quête de soi qui suit les réflexions de Nelly Arcand qui a été victime de son apparence et de sa recherche frénétique du regard de l’autre. Il est beaucoup question de son passage à Tout le monde en parle, de son malaise, de sa robe, de ce décolleté qui a fait oublier des propos que personne ne voulait écouter. Un moment où elle a été incapable d’habiter son âme et de s’imposer par sa pensée.
Je me sens coupable. Je crois avoir été victime d’une manoeuvre médiatique et je me rends compte qu’avec Nelly Arcand, j’ai pris le regard du juge qui la condamnait à n’être qu’un corps et une fabulatrice. Je devrai lire cette écrivaine pour comprendre son drame et les déchirements qui ont été les siens.
Karine Rosso effectue tout un périple pour se mettre au monde, fracassant tous les miroirs et défaisant des liens. Elle ne sera pas sacrifiée sur l’autel comme Nelly Arcand et c’est fort heureux parce qu’elle présente un roman qui transforme nos regards, secoue nos habitudes et les clichés que la société impose même si nous luttons toute notre vie pour fuir les stéréotypes qui vous poussent vers la schizophrénie. Un ton surtout, une écriture qui flotte et finit par envoûter et vous lier pieds et âme. C’est rare.  


ROSSO KARINE, MON ENNEMIE NELLY,  Éditions HAMAC , 2019, 186 pages, 19,95 $.




https://www.hamac.qc.ca/collection-hamac/mon-ennemie-nelly-912.html

mardi 2 avril 2019

LA MORT NOUS COUPE DE TOUT

JOSÉE BILODEAU, dans Au milieu des vivants, aborde un sujet qui nous touche tous, qu’on le veuille ou non. La mort. Pas la sienne qu’on tente de repousser le plus loin possible et de biffer de nos pensées, mais celle d’un compagnon qui était le soleil autour duquel la narratrice gravitait. Un coup de vent, une neige nouvelle, un claquement des doigts et l’homme de tous ses désirs flanche à l’urgence, à l’hôpital où on est censé sauver tout le monde. Le cœur. Véritable coup de couteau entre les omoplates, la femme n’arrive pas à comprendre, foudroyée par la douleur. Comment peut-elle respirer encore, habiter un corps qui ne sait plus rien de la vie ?

Peut-on s’habituer à l’absence de l’être aimé ? J’allais écrire à la réalité de la tragédie qu’est la mort. Il faut certainement parler du vide terrible que creuse cette disparition, de l’hébétude qui se niche dans la tête quand cela vous heurte, de façon subite ou après une longue maladie. Cet autre, cette présence, ce regard qui vous permet d’avancer à peu près correctement dans les rues du jour, n’est plus. La mort d’un frère, d’une sœur, du père ou de la mère, c’est être amputé d’un grand bout de son histoire, de sa propre conscience. Tous ces amis qui vous accompagnent pendant des années et qui brusquement, un matin, sont aspirés hors du temps. Et l’après, ce proche devenu un corps étranger flottant dans l’indifférence.
J’ai affronté souvent la mort. L’impression qu’une fatalité frappait aveuglément à gauche et à droite dans ma famille. Comme si elle m’arrachait un pan de mon âme et que j’étais privé d’une partie de mon vécu, éloigné des chemins que je fréquentais.
La mort, on peut arriver à l’apprivoiser quand la maladie pousse vers ce saut inéluctable, mais il y a la fin que personne ne prévoit. Cet homme si présent il y a quelques heures à peine et qui disparaît dans le claquement d’une porte.

BASCULE

Une seconde, le temps d’un soupir et l’univers bascule. L’amoureux n’est plus, ne reviendra jamais et c’est la dérive sans aucune chance de s’accrocher à quoi que ce soit.

J’apprends sa mort brutale un soir de décembre. La première tempête de l’hiver a transformé le paysage, les voitures ensevelies. Pas un chien ne traîne dans la rue, les bruits de la ville sont étouffés par la neige dans la nuit qui tombe. Tout est si blanc déjà. (p.13)

Tout s’arrête dans la ville et c’est comme si la narratrice était poussée à l’écart. La Terre cesse de tourner et l’air manque. Le jour, lui enlève son homme et ces instants privilégiés, la prive de ses regards, de ses gestes et de ses mots. Pas un cri ne peut changer cette réalité, pas une larme ne peut provoquer le retour en arrière. Le monde s’écroule. Comment respirer encore, demeurer debout dans les abîmes du jour ? Un trou noir l’aspire, lui arrache la peau du cœur et de l’âme.
Que faire avec son corps, cette mécanique souffrante, cette apparence de femme qui va au bout de son souffle ? Celui qui l’animait, la réveillait, la stimulait, la caressait et la faisait se sentir si vivante n’est plus, ne reviendra pas, ne lui montrera plus jamais qu’elle est belle quand il la découvrait avec ses mains.

Le monde, désormais, n’a plus la même texture. Les gens, les repas, les heures sont de papier sablé. Une guerre éclate et je frémis à peine. Je ne sais plus lire ; tout m’est opaque. Les jours passent sans me toucher. L’hiver, le printemps n’arrivent plus à m’émouvoir. (p.17)

Comment s’accrocher à des mots et avancer sur les chemins du quotidien ? Quels bouts de phrases peuvent apaiser la douleur, l’absence, l’amputation de l’être ? Comment écrire ce qui étouffe, broie la poitrine, vous abandonne dans les murmures d’une résidence mortuaire où la famille ne sait plus où se tenir. Que faire devant ce corps fossilisé, cet étranger maquillé et méconnaissable ? Quelle mutation les responsables ont imposée à cet homme si proche et si présent il y a quelques heures à peine ?

SITUATION

Elle était l’étrangère, celle qui menaçait l’équilibre de cette famille, celle qu’il abandonnait souvent, celle du deuxième paragraphe, de l’autre chapitre. Il était le compagnon de cette épouse et le père de ces enfants, elle attendait sa présence, ces éclaircies qui permettaient un bout de chemin ensemble. La maîtresse est privée de tout, même de sa douleur et de ses larmes dans ce lieu funéraire où elle est un fantôme que tous évitent.
Quelques semaines après cette tragédie, n’en pouvant plus, elle s’éloigne de ce décor qui la pousse seconde après seconde vers ce qui ne peut plus être. Elle s’exile pour retrouver son corps, mettre une distance, respirer mieux peut-être.

Il existe au Mexique des fils apparents et des passeurs pour l’autre rive. La mort, là-bas, a quelques visages auxquels on peut s’adresser, la Catrina, la Santa Muerte, la Pelona. Les Mexicains célèbrent leurs morts — avec respect, avec excès, avec joie. Ils leur dressent des autels magnifiques pour partager encore un repas, boire un autre verre avec eux. (p.21)

Une réfugiée de l’amour, une convalescence pour donner du temps à son corps et peut-être apprivoiser ce moment qui l’a foudroyée. Revenir en elle, se tenir la tête hors de la douleur, respirer dans le chaud du monde.

IMPUISSANCE

Nous sommes si gauches avec nos disparus, ne savons plus comment nous en séparer, quoi dire depuis que les rites de la religion catholique sont devenus désuets. Et quand on les sort des boules à mites, ces formules, elles sonnent si creux. Je l’ai vécu récemment lors du décès de mon neveu. Des textes répétés machinalement, des mots qui roulent comme des billes sur un plancher de bois franc. Des phrases qui ne touchent plus personne. Et que faire de celui qui entreprend le voyage sans retour ? Les cendres dispersées à tous les vents pour ne plus jamais y penser, annihiler une présence dérangeante. Ou encore ces salons dans les funérariums, ce mur qui ressemble aux casiers de la poste que jamais personne ne viendra ouvrir. Tout pour éviter les cimetières, le recueillement, la méditation devant une pierre tombale où un nom résiste aux intempéries, entre deux dates qui coincent une existence, compresse une vie longue ou courte.
Les heures font leur chemin. Le corps se faufile dans les méandres du jour. Peu à peu, la narratrice retrouve le petit espace de son être et peut se tenir droite après un séjour dans ce pays du Mexique où la mort est une fête, où l’on invite « les morts à table » pour paraphraser Léo Ferré. Il faut bien revenir à soi un jour, rentrer à la maison, reprendre sa place, parcourir sa rue et retourner au travail.

Je pense à la vie qui m’attend, aux espérances si élevées des gens, aux souvenirs partagés qui forment la texture du temps. Je pense à ses cendres qui virevoltent quelque part loin d’ici, mêlées aux feuilles mortes, aux tourbillons de poussière, éparpillées dans le bruissement des arbres et le chant des oiseaux. Nos secrets n’habitent qu’en moi. D’en être la seule dépositaire les rend moins réels et plus blessants. Je ne sais pas où vont les sentiments des morts, ni leur mémoire, s’ils n’existent que dans l’esprit de ceux qui restent derrière, déformés et grotesques. Je suis fatiguée. (p.113)

Josée Bilodeau nous fait vivre un voyage dans le pays du deuil et de la perte, d’un amour kidnappé en plein jour, dans la beauté d’une première neige. Que dire devant un tel récit, sinon se recueillir et baisser la tête. Les mots peuvent si peu quand la mort frappe autour de vous. Réfugiée du silence, l’écrivaine retrouve le souffle pour continuer son métier de femme. La vie est plus forte que tout, nous le savons et nous devons secouer des souvenirs qui deviennent flous, hésitants avant de n’être plus qu’une photo ou une lettre qui jaunit. Nous semons des artéfacts qui s’éloignent peu à peu de leur signification et il faut certainement cela pour s’avancer à son tour vers le dernier rendez-vous.

Je fais toujours ce rêve. Il vente à écorner les bœufs. Je marche en tenant fermement contre moi son urne funéraire. Arrivée au bord d’une falaise, j’ouvre l’urne et l’offre au vent. Nos secrets s’éparpillent, se transforment en flocons fous dans lesquels les oiseaux se perdent. Ils vont un à un s’écraser sur le roc de la falaise. (p.139)

Une bourrasque, un souffle, des souvenirs qui s’effacent peu à peu et le chemin se replie derrière et devant. C’est la vie, le temps des terribles expériences. Nous ne pourrons jamais gagner sur cet adversaire qui vous guette dans l’ombre. C’est la tragédie du vivant et sa fascinante beauté. Josée Bilodeau est poignante dans ces pages lues tout doucement, avec dévotion pour communier je dirais avec cette douleur, ce courage patient qui la pousse à réinventer ses jours. Elle m’a fait me retourner vers mes morts si nombreux qui viennent me visiter parfois, dans un matin de grands vents, quand les pensées bondissent dans toutes les directions avec les corneilles qui se plaignent de la longueur des heures. Un récit, des confidences, une entreprise de survie, une avalanche devant la perte et l’absence. Toute cette souffrance qui noie le cœur et l’âme. Un texte bouleversant, nécessaire. Oui.


AU MILIEU DES VIVANTS, ROMAN de JOSÉE BILODEAU publié aux ÉDITIONS HAMAC, 2019, 150 pages, 17,95 $.
  

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