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lundi 22 janvier 2024

UN ROMAN BOULEVERSANT DE MICHEL JEAN

J’AI SOUVENT LU des romans qui m’ont entraîné dans le Grand Nord québécois, cette partie du pays que l’on nomme le Nunavik. La plupart du temps, ce sont des textes signés par des résidents du Sud qui vont travailler pendant quelques années dans le refuge du froid. Du moins, c’était ainsi, il n’y a pas si longtemps, avant les bouleversements climatiques. Beaucoup d’enseignants qui s’exilent et se butent à une réalité qu’ils avaient du mal à imaginer avant de descendre de l’avion et de se présenter dans une classe. Impossible d’œuvrer comme on le fait à Montréal ou à Alma. Les jeunes pensent autrement et ils n’ont pas totalement oublié la liberté qui était la leur avant l’école. Certains coopérants n’arrivent pas à s’adapter et d’autres parviennent à négocier un pacte avec eux, à vivre une forme de paix fragile. Felicia Mihali, Juliana Léveillé-Trudel, Jean Désy, la liste pourrait s’allonger. À vrai dire, ça me plaît bien de m’aventurer dans un ouvrage signé par quelqu’un qui nous présente l’envers du décor. Qimmik de Michel Jean se risque dans cette aventure. 


Michel Jean est une figure de proue dans le monde littéraire du Québec avec ses romans qui font la joie de milliers de lecteurs ici et un peu partout à l’étranger. Qimmik, (un mot inuktitut qui signifie un chien ou une race canine) nous entraîne dans des événements terribles qui ont marqué les gens de ce territoire et changé leur façon d’appréhender l’espace. 

 

«Sur ce continent longtemps oublié, les humains vivent avec leurs qimmiit, leurs chiens. Des chiens gros, forts, résistants et fidèles. Depuis cinq mille ans, l’inuktitut et le jappement des qimmiit résonnent dans le Nunavik. La vie y est cruelle. Mais c’est ce qui la rend belle. Précieuse.» (p.14)

 

Pour une fois, nous nous aventurons dans le quotidien des Inuit qui subsistaient naguère de la chasse et de la pêche. Michel Jean nous permet de suivre Saullu et Ulaajuk, un jeune couple, des nomades qui fuient Kuujjuaraapik. La petite agglomération connaît de grands bouleversements depuis que les Blancs du Sud ont découvert que cette portion du pays était importante. Un chamboulement survenu après la Deuxième Guerre mondiale.

Les deux vivent selon des traditions millénaires et un savoir appris des parents dès leur plus jeune âge. Ils font preuve d’ingéniosité et de patience pour manger tous les jours et avoir des vêtements chauds qui les protègent pendant des hivers à glacer le sang. Ils peuvent aussi, de temps en temps, compter sur la chance.

 

SOLITUDE

 

Les deux s’enfoncent dans la toundra, s’éloignent des rives de la baie d’Hudson avec leurs chiens qui sont de vrais partenaires dans toutes leurs entreprises. Sans eux, ils ne pourraient repérer les trous où viennent respirer les phoques à la surface et que la neige dissimule. Impossible non plus de se déplacer sur de longues distances sans eux. Ils peuvent même retrouver leur refuge dans une tempête où le ciel se confond avec le sol. 

Nous les accompagnons dans ce territoire fascinant, magnifique et j’ai eu souvent l’impression d’être à côté de Saullu quand elle passe des heures, parfaitement immobile, attendant la remontée du phoque ou encore de suivre Ulaajuk dans ses expéditions, d’encourager l’attelage à avancer pendant les heures de cette journée si courte. 

Ils bougent dans la beauté et la splendeur de ce coin de pays si mal connu, filant tout droit en longeant l’horizon on dirait. Et que dire de cette secousse sismique qui ébranle le ciel et le sol dans sa course? Une sorte de brouillard qui flotte sur la plaine avec un bruit de commencement du monde.

 

«Une mer vivante et grouillante. Cinq mille? Huit mille? Dix mille caribous les bois au vent? Combien de cœurs battent au même rythme devant moi? Aucun autre animal sur terre, à part les humains peut-être, ne ressent le besoin de vivre en communauté nombreuse au sein d’une nature austère. Ce troupeau parcourt la toundra depuis la nuit des temps. Ce territoire est le sien.» (p.128)

 

Michel Jean a eu la bonne idée de faire coïncider deux grands moments de l’histoire du Nord. Celle d’avant les Blancs d’abord, les tâches de la vie traditionnelle et nomade, les activités de chasse et de pêche, les déplacements constants avec les chiens, les travaux de préparation des peaux, le tannage, la confection des vêtements, des bottes, les mitaines qui occupent toutes les heures et les saisons. 

 

SÉDENTARISATION

 

Tous doivent se plier à la sédentarisation dans des villages qui ne répondent pas aux aspirations des familles. Ils doivent accepter les manières de faire du Sud, leurs matériaux et des maisons où ils étouffent. Ces deux manières de confronter le réel se sont imposées dès les premiers contacts entre les arrivants de France et les autochtones. La paroisse, le défrichage de la terre, l’agriculture et l’élevage opposés à la mouvance dans les forêts selon les saisons, le long des rivières qui permettaient d’aller un peu partout. Ce n’est pas pour rien que les coureurs des bois avaient si mauvaise réputation. Deux visions du monde qui se sont heurtées à l’époque de la Nouvelle-France. Oui, l’histoire s’est reproduite dans le Nord quand les gens du Sud ont décidé de s’approprier des territoires dont personne ne voulait, il y a si peu de temps.

La venue des Blancs a été une malédiction et une véritable catastrophe pour ces nomades. La plus sauvage des conquêtes et un colonialisme aveugle qui s’est imposé de façon unilatérale. L’épopée du Nord est une tragédie que l’on ignore et qui se perpétue malgré toutes les informations et les dénonciations. Les interventions des entreprises minières qui n’ont laissé que déchets et rebut après leur départ. De ces projets qui ont noyé une partie du territoire?

Tout cela près de chez nous, au début des années cinquante, quand je me débattais dans les corridors de l’enfance et que j’apprenais à la dure ce qu’était l’autorité et les règles à la petite école. 

Toujours la même approche. 

Le conquérant se sent l’obligation de civiliser ces populations et de les faire entrer de force dans la modernité, la productivité et l’exploitation des ressources naturelles sans se soucier des traditions des peuples premiers. Sans les consulter bien sûr! Et que dire des barrages de La Grande avec le recul? Nous avons bien eu l’entente de la paix des Braves avec les Cris, mais les Inuit ont été oubliés dans ce pacte et n’ont pas réussi à dicter leur vision des choses alors. 

 

«Les chasseurs cris avaient dit vrai. Peut-être qu’au fond mon esprit refusait d’accepter cette réalité. Je n’en veux pas aux Inuit qui vivent ici maintenant. Ils n’ont pas eu d’autre choix que de venir. J’en veux à ceux qui ont décidé cela. Ceux qui vivent loin d’ici et nous imposent leur monde. Ce n’est pas le mien. Ce n’est pas le nôtre. Toutes ces personnes qui s’entassent les unes sur les autres sont-elles aussi effrayées que moi? Nos chiens hurlent, mais aucun qimmik ne leur répond. Où sont-ils?» (p.170)

 

Et pour parvenir à les sédentariser, la police a abattu les chiens. Une véritable tragédie, un carnage. Les Américains ont fait la même chose pour soumettre les tribus de l’Ouest qui vivaient près des grands troupeaux de bison. Ils ont massacré ces bêtes jusqu’à les éliminer presque. Après, les autochtones ne furent plus que l’ombre d’eux-mêmes et ils durent se résoudre à la mort lente dans des réserves. 

 

«Un jour quatre agents sont venus chez nous avec leurs armes, comme si nous étions des criminels. Ils ont abattu nos chiens devant mon père et moi. L’un après l’autre. Nous étions paralysés, mais eux rigolaient. Ils faisaient des blagues. J’imagine que pour eux ce n’était rien d’important. Mon père les regardait et, moi, j’avais le goût de vomir. Ils ont tué tous nos chiens en riant. Puis ils sont allés chez les voisins. Je les ai suivis pour les avertir, mais ça n’a rien donné. La douleur que j’ai ressentie ce jour-là fait partie de moi. Je vis avec elle chaque jour. Et c’est intolérable. Ils étaient quatre de la Sûreté du Québec. Ils ont osé rire. Ils ne rient plus maintenant. On est quittes.» (p.176)

 

Un roman bouleversant, terrible de justesse et de beauté. Michel Jean a eu la bonne idée d’évoquer la tragédie de ceux et celles qui doivent venir à Montréal, la plupart du temps pour des soins dans les hôpitaux, et qui n’ont pas d’argent pour retourner dans leur pays. Ils se retrouvent à la rue, totalement démunis et perdus, inutiles et vulnérables, dépossédés de tout leur passé et sans avenir. Une actualité épouvantable et choquante. Une quête d’identité aussi pour Ève qui a été adoptée par une famille francophone et qui peut, à cause de son métier d’avocate, défendre les siens. Particulièrement un Inuit accusé du meurtre d’anciens policiers de la Sûreté du Québec. 

Michel Jean a trouvé le ton et surtout la retenue nécessaire pour sensibiliser le lecteur à cette tragédie qui a eu lieu dans un coin du Québec sans que nous en ayons pris conscience vraiment. Bien sûr, les écrivains parlent de drames, d’alcoolisme, de drogues, de violence, mais qui est à la source de tout ça? Pourquoi les Inuit sont déboussolés et ne savent plus que faire de leur vie? Il faut des voix comme celle de Michel Jean pour le dire, l’expliquer, mettre le doigt sur des malheurs effroyables et, et des comportements que nous avons du mal à reconnaître. 

 

JEAN MICHEL : Qimmik, Éditions Libre expression, Montréal, 224 pages. 

https://editionslibreexpression.groupelivre.com/blogs/auteurs/michel-jean-jean1062

jeudi 2 avril 2020

PEUT-ON ÉCHAPPER À SON CORPS

IL Y A DES ROMANS QUI déstabilisent dès les premiers mots. Vous vous demandez alors quel monde risque de vous happer. J’ai relu plusieurs fois la première page de Méconnaissable de Valérie Jessica Laporte. Que penser devant une phrase comme celle-ci : « Maman a descendu son sourire dans l’autre sens, a installé les deux lignes entre ses sourcils et a cessé d’aimer le chien avec ses mouvements. » Une fillette semble avoir du mal à se tenir en équilibre et à dire ce qu’elle voit autour d’elle. De quoi piquer ma curiosité.  

J’ai pris une grande respiration. La lecture, après tout, est toujours un beau risque. Il faut être prêt à tout quand on a la témérité d’ouvrir un roman et de plonger dans un univers qui peut vous dérouter. 
Après quelques pages, une question m’a taraudé. Est-ce que la narratrice a des problèmes de fonctionnement ? Je n’osais pas encore prononcer le mot « autiste ». C’est délicat ces anathèmes et j’y vais toujours avec prudence. J’ai poursuivi en retenant mon souffle pour ne rien bousculer, me laissant envoûter par cette vision du monde particulière.

Maman a dit à papa qu’on ne pourrait jamais faire une fille de moi. Il a dit qu’il ne pouvait pas y faire grand-chose et que ce n’était pas son département. Je ne comprends pas l’importance d’un objectif, surtout que je vais déjà aux toilettes des filles et que je n’ai pas les morceaux supplémentaires et ceux en moins qui feraient de moi un garçon. (p.21)

Une logique implacable, une terrible sensibilité au bruit, une difficulté à coordonner ses gestes et l’impossibilité pour l’enfant de s’intégrer aux activités de l’école. Une obsession pour les règles et les directives. Elle perd pied quand une certaine manière de faire n’est pas respectée. Et le grand mot est revenu me hanter. Oui, voilà une autiste qui perçoit le monde autrement. Un regard étonnant et déboussolant. Le geste le plus simple devient un exploit pour elle.

COMBAT

Et je me suis laissé prendre par les propos de cette fillette qui tente de survivre dans un monde hostile. À l’école comme à la maison, elle se bute aux remontrances et aux rebuffades. Tous veulent qu’elle soit semblable aux autres, la pousser dans un moule qui ne lui conviendra jamais. 

En entendant l’extérieur de mon corps pleurer, je me suis demandé pourquoi mes sons ressemblaient à ceux du chien. On a des points en commun. C’est peut-être parce qu’on nous dresse à ne pas avoir de comportements ? Le chien n’a pas le droit de sauter sur les gens lorsqu’il est content et moi je n’ai pas le droit de sauter fort ou longtemps. On est obligés de se faire couper les ongles ou les griffes même si on a super peur et que quelques fois ça saigne. Si je demeure silencieuse lorsqu’il y a des invités, j’ai droit à une gomme à mâcher, et si le chien ne jappe pas lorsque les visiteurs arrivent, il a droit à un bonbon de chien. (p.26)

Une enfant incomprise par sa mère, encore moins par les enseignantes qui ne savent comment réagir devant cette fillette qui pointe les absurdités de certaines règles et leurs manières de faire. La pauvre vit un enfer, s’enfonce dans la plus terrible des solitudes.
La jeune décide de devenir une autre en se rasant les cheveux et en passant les vêtements de son frère. Elle fugue, se faufile dans une roulotte qui quitte le terrain de camping situé au bout de la rue, près de la maison familiale. Et la voilà dans un grand voyage où tout peut arriver.
 
MUTATION

L’enfant se retrouve dans un autre terrain de camping où elle rencontre un garçon qui s’amuse avec elle et ne pense pas la changer. Tout un été à se débrouiller pour manger et dormir, à vivre une amitié qui la transforme. Personne ne cherche à l’enfermer dans des règles et à lui faire jouer un rôle qu’elle ne peut pas. 

Je voulais changer, j’étais trop brisée comme j’étais. Je souhaitais que l’astre me colore moi aussi. Je voulais un peu de rose pour comprendre les émotions des humains. Je voulais du jaune pour apporter de la joie au lieu des problèmes. Je voulais du vert pour avoir confiance, j’en avais assez d’avoir peur tout le temps, ça fait mal, la peur, ça gruge très lentement les morceaux de soi et c’est douloureux, on sent, même si c’est par petits bouts, qu’on disparaît dans un trou vorace. (p.91)

Madame Laporte décrit magnifiquement les peurs, les craintes et les souffrances de cette enfant. Il y a une beauté dans ce texte, un regard d’une précision chirurgicale qui transforme la réalité ambiante.
Je me suis retrouvé souvent hors des sentiers battus et un peu perdu. Mais quelle tentative désespérée pour être soi, toute là, dans son corps et sa tête. 
Pourquoi la petite fille décide-t-elle de devenir un garçon ? Est-ce plus facile pour un mâle de vivre son autisme ? Est-ce que l’on accepte plus la différence chez un garçon ? La question se pose.
Valérie Jessica Laporte bouscule pour le mieux et manie magnifiquement la langue. Une lecture qui nous pousse dans une autre dimension. Ça devient vite passionnant et surtout, ça nous fait voir cette terrible différence de l’intérieur. L’aventure dans la tête d’une enfant qui réinvente son monde et le notre. 

LAPORTE VALÉRIE JESSICA, Méconnaissable, Éditions LIBRE EXPRESSION, 192 pages, 22,95 $.

http://www.editions-libreexpression.com/meconnaissable/valerie-jessica-laporte/livre/9782764813317

jeudi 14 juillet 2016

Kim Thuy ne cesse d’explorer l’histoire de sa famille

CERTAINS ÉCRIVAINS NOUS décrivent une réalité autre et changent nos regards et nos idées préconçues. Je pense à Sergio Kokis et sa façon particulière de raconter l’aventure humaine, Daniel Castillo Durante, Abla Farhoud et bien d’autres. Le hasard a fait que j’ai lu Dimitri Nastrallah et Kim Thuy dans un même élan. Deux histoires de réfugiés. Des moments difficiles, la misère et la terrible entreprise de devenir un citoyen modèle dans un nouveau pays. Heureusement, il y a les belles histoires de Kim Thuy et Dany Laferrière pour nous rassurer. Ça ne veut pas dire que leur parcours s’est fait sans hésitations après avoir tout laissé derrière eux. Kim Thuy a déjà raconté son départ du Vietnam avec sa famille, le bateau surchargé et le camp en Birmanie, un lieu où les survivants attendent en marge du monde. Et sa venue au Canada, un peu par hasard.

Kim Thuy, encore une fois, dans un court récit, revient sur l’histoire de sa famille qui a connu l’aisance matérielle au Vietnam et qui, devant la montée du communisme et la victoire imminente du Vietnam du Nord, doit partir. Bao Vi, la narratrice, raconte les pérégrinations de sa famille dans de courts chapitres. J’ai eu l’impression de feuilleter un album de famille et de retrouver certains visages familiers. Le grand-père Le Van An devenu juge et qui a amassé une fortune, sa rencontre avec la grand-mère, une beauté et la naissance du père de la petite Vi, Petrus, un garçon choyé à qui tout semble facile.
Sa mère, une femme volontaire, se consacre à sa famille, à son mari, à ses multiples désirs, ferme les yeux sur ses incartades. Elle a beau être douée pour les affaires et la gestion d’entreprises, l’homme occupe le centre de l’univers dans la société traditionnelle vietnamienne. La famille veille à protéger ces façons de faire dans le nouveau pays où les mœurs sont tellement différentes.

HISTOIRE

On connaît le drame du Vietnam, l’intervention américaine, les grands mouvements en faveur de la paix et la fuite de dizaines de jeunes Américains vers le Canada pour ne pas avoir à faire une guerre qu’ils ne comprenaient pas. On a eu des films remarquables sur le sujet. Je mentionne Apocalypse Now qui vous laisse avec des images difficiles à oublier, des scènes où la folie humaine se déploie dans un décor grandiose. Le village que l’on brûle au napalm, par exemple.
Bao Vi ne s’attarde guère aux grands bouleversements qui ont secoué son monde, mais plutôt aux effets que cette migration a eus sur sa famille.

Nous avons quitté le Vietnam dans trois bateaux différents. Le nôtre a accosté en Malaisie sans avoir rencontré de tempête ni pirates. Hà et Tri n’ont pas eu la même chance. Leur bateau a été intercepté par les pirates à quatre reprises. Au cours de la dernière attaque, Tri a reçu un coup de machette accidentel d’un homme nerveux. Ma mère a menti à la sienne en lui disant qu’il était porté disparu en mer avec les parents de Hà. Mon père n’a jamais su qu’il avait perdu un fils. (p.44)

Voilà la manière de Thuy, de raconter des drames avec une retenue et une discrétion remarquable. Un garçon est tué par un pirate, un massacre, l’horreur et elle parle d’un homme nerveux, peut-être maladroit. Un écrivain des États-Unis aurait décrit la scène, le meurtre, dans les moindres détails. Pas elle. Un bout de phrase tout simplement. C’est comme ça chez cette écrivaine qui vous aspire par sa façon de dire une tragédie qui a secoué le monde entre les années 1963 et 1975. C’est peut-être aussi la manière orientale de parler de ces choses qui survivent en elle malgré son adaptation à la vie québécoise.
Nous connaissons l’histoire de la migration de la famille Thuy. Vi suit un parcours similaire. La famille s’installe au Québec, s’intègre, mais reste tiraillée entre deux mondes, deux manières de vivre les amours en particulier. Tout se passe bien, mais cela ne veut pas dire que la vie est facile pour la jeune Vi. Le passé est lourd pour les enfants des immigrants et peut les étouffer, malgré certains moments amusants.

Nous sommes arrivés dans la ville de Québec pendant une canicule qui semblait avoir déshabillé la population entière. Les hommes assis sur les balcons de notre nouvelle résidence avaient tous le torse nu et le ventre bien exposé, comme les Putai, ces bouddhas rieurs qui promettent aux marchands le succès financier et, aux autres, la joie s’ils frottent leur rondeur. (p.48)

Long, le frère de la petite Vi ne prend pas de temps à faire son chemin et à connaître tout le monde dans le Limoilou où la famille s’est installée. Il a le charisme de son père et de sa grand-mère.

DRAME

Vi s’efforce d’être la fille modèle. Tous l’encouragent à devenir chirurgienne, à être la fierté de la famille et de la communauté. Des rencontres feront en sorte qu’elle prendra un autre chemin. Un garçon, l’amour et malgré son comportement très québécois, elle reprend instinctivement les façons d’être de sa mère. Elle suit Hà à Montréal au grand dam de sa famille. De nouvelles études et des amitiés, un garçon qui l’abandonne parce qu’elle est trop occidentale. Les hommes s’en sortent toujours mieux que les filles dans ces cas. Il reste la peine, la douleur d’avoir déçu les siens.

Mon comportement avait détruit la réputation de deux familles parfaitement respectables. Ma mère avait dû répondre aux questions des mères curieuses et, surtout, supporter leurs remarques assassines : « Lui permettre d’habiter seule était une erreur » ; « Hà a eu une mauvaise influence sur Vi » ; « Quel garçon osera vouloir d’elle maintenant ? »… J’ai brisé ma relation avec ma mère. J’ai brisé ma mère. Comme mon père l’avait brisée. (p.96)

Vi agit comme ces centaines de jeunes Québécoises. La question est fort intéressante. Les filles et les fils héritent de traditions que les parents cherchent à garder vivantes dans un pays où les choses se pensent et se vivent d’une autre manière. Ils restent souvent entre deux mondes, ne sachant quelle direction prendre.
Vi retournera au Vietnam pour travailler. Une autre manière de choquer sa famille et la communauté du Québec. Cette collaboration avec l’ennemi qui les a forcés à l’exil est difficile à accepter. Elle y rencontre Vincent, connaît le grand amour, mais l’homme disparaît sans laisser de traces. Vraiment une histoire d’abandons, de pertes que celle de cette femme qui demeure discrète, écrasée par une sorte de fatalité qui ne semble jamais trop l’atteindre.

DÉCHIREMENTS

J’imagine les efforts qu’il faut faire pour s’intégrer. Je me souviens comme il a été difficile de quitter mon village du Lac-Saint-Jean pour m’installer à Montréal et y poursuivre des études. Je me sentais ailleurs, dans l’envers du monde, moi qui avais connu que les champs de trèfle et les forêts. L’amour des livres et de la littérature me demandait de changer de peau, de migrer dans ma tête. Rien de comparable avec le drame des réfugiés cependant.
Encore une fois, Kim Thuy est touchante dans sa manière de nous montrer toutes les difficultés que rencontrent les arrivants dans leur désir de se faire une place dans un nouveau pays, de tourner le dos à des traditions millénaires.

J’hésite à annoncer à Aline et à Hanh la fin de mon mandat à Hanoi. J’hésite à suivre mon désir de me retirer à Nowhere, en Oklahoma. J’hésite à m’enfuir du Vietnam une seconde fois. J’hésite à demander à Hanh l’adresse de mon père. J’hésite à délaisser les draps décolorés de Vincent, à me départir de son hamac affaibli par les mailles déchirées, à jeter ses stylos dont l’encre a séché, à décrocher sa moustiquaire reprisée tous les dix centimètres. J’hésite à me quitter, à abandonner la Vi de Vincent. J’hésite parce que je projetais de partir sans rien dire, sans rien prendre, sauf le grand foulard bleu de Vincent. (p.138)

Tout le travail de l’arrivant est de renoncer à son ancienne vie et de devenir celui que le pays d’adoption souhaite. On peut quitter un pays, mais on n’y laisse jamais sa culture et ses traditions. Et pas besoin de bagages pour transporter cet héritage unique.

VI de KIM THUY est paru chez LIBRE EXPRESSION, 144 pages, 24,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : JAMES OU LES HABITS TROP AMPLES DU BOA CONSTRICTOR de LOUIS-PHILIPPE HÉBERT publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

http://www.editions-libreexpression.com/vi/kim-thuy/livre/9782764811030

lundi 22 juillet 2013

Kim Thuy s'aventure dans le monde des sens


Quelle histoire que Mân de Kim Thuy! Le roman tient son titre du nom de l’héroïne, une Vietnamienne. «Voilà pourquoi je m’appelle Mân, qui veut dire «parfaitement comblée» ou «qu’il ne reste plus rien à désirer », ou «que tous les vœux ont été exaucés». Je ne peux rien demander de plus, car mon nom m’impose cet état de satisfaction et d’assouvissement.» (p.34) Le lecteur sera subjugué par le cheminement de cette femme qui n’exige rien de la vie, mais qui découvrira un autre monde et peut-être, le plus important, son être.

Mân se marie, sans l’amour et les grandes passions qui secouent le corps et l’âme.
«Il était de ceux qui ont vécu trop longtemps au Vietnam pour pouvoir devenir canadiens. Et, à l’inverse, qui ont vécu trop longtemps au Canada pour être vietnamiens de nouveau.» (p.14)
La tradition veut cela et la fille, même si elle est «comblée, rassasiée», voit la vie lui préparer des surprises.
«Je lui ai tendu le verre de limonade à la lime salée que ma mère lui avait préparé. Lui-même ressemblait à ces limes brunes marinées dans le sel, chauffées au soleil et dénaturées par le temps, car son regard était non pas vieux, mais vieilli, presque flou, délavé.» (p.18)
Les grandes émotions passent par un regard, un geste de la main, un simple sourire.

L’exil

L’homme est propriétaire d’un restaurant à Montréal où l’on sert des mets de son pays d’origine. Il est revenu au Vietnam pour dénicher une épouse obéissante et travaillante, une compagne dévouée et silencieuse, une servante pour tout dire qui obéit au doigt et à l’œil.
La guerre qui a déchiré le pays, l’affrontement entre le Nord et le Sud, se profile. La mère de Mân a vécu cette époque où tout pouvait basculer d’un côté comme de l’autre.
«Contrairement aux autres mères vietnamiennes, qui misaient sur la loyauté et la gratitude de leurs enfants, Maman voulait que j’oublie, que je l’oublie parce que j’avais une nouvelle chance de recommencer, de partir sans bagages, de me réinventer. Mais c’était impossible.» (p.52)
Installée à Montréal, la jeune femme est confinée dans la cuisine du restaurant où elle prend les choses en main. Son savoir attirera ses compatriotes d’abord et un public de plus en plus nombreux. Elle deviendra une cuisinière exceptionnelle et sa réputation attirera tous les regards.

J’ai adoré découvrir un savoir ancestral, des mets qui font saliver. Tout y est. Je pense que je vais essayer quelques recettes à partir des façons suggérées par Kim Thuy. J’ai fermé les yeux et je humais des effluves, imaginais des agapes. Ce roman permet au lecteur de goûter, de sentir et de découvrir une gamme d’émotions grâce à la magie des mots.

Succès

La petite émigrée deviendra une vedette grâce à son amie Julie, son contraire au Québec, son alter ego. Elle croisera Luc lors d’un voyage en France, vivra la passion et l’amour. Une illumination pour cette femme qui n’a jamais songé à avoir une vie où elle vit ses pulsions et ses désirs.
«Nous avons passé la nuit à mesurer et remesurer son long fémur contre le mien, à compter le nombre de baisers requis pour recouvrir mon corps en comparaison avec le sien et, surtout, à se moquer de mon impatience à son arrivée.» (p.133)
Un bijou de roman gorgé d’images et de fragrances. Une exploration qui part d’un mot vietnamien et de son pendant français pour nous entraîner dans le plaisir du langage et des papilles. Fascinant.
Belle manière de dire, comme si tout se déroulait selon une chorégraphie étudiée longuement. Une méditation sur l’art d’aimer et de cuisiner, l’éducation des enfants et la vie.
Mân n’ira pas jusqu’à tout recommencer avec Luc. Elle protège son secret, le partage avec sa mère qui a vécu un grand amour auquel elle a dû renoncer au temps de sa jeunesse. La tradition est trop forte pour qu’elle coupe toutes les amarres et s’abandonne à la passion comme le ferait son amie Julie.
Pour la finesse, la délicatesse, la vie dans toutes ses dimensions, il faut lire Mân. Kim Thuy se faufile entre la tradition vietnamienne et les manières parfois déroutantes des Occidentaux avec une justesse unique. Le meilleur des deux mondes, peut-être. Quel bonheur de s’attarder sur ces pages! Quelle fraîcheur, quelle façon de nous entraîner dans la passion.

Mân de Kim Thuy est paru aux Éditions Libre expression.

dimanche 28 octobre 2012

Le coup de foudre littéraire existe vraiment


Kim Thuy

«Ils se sont rencontrés un soir, dans un hôtel de Monaco. Au petit déjeuner, ils se sont racontés. Et puis elle est repartie à Montréal, et il a regagné Ramallah.»

Le déclic se fait instantanément entre les deux écrivains. Un véritable coup de foudre littéraire. Est-il possible de tout dire pendant un petit déjeuner? Une vie ne se raconte pas en quelques heures. Il faut du temps, de l’espace, des silences aussi.
Kim Thuy et Pascal Janovjak poursuivent les échanges, s’écrivent à toutes les heures du jour et de la nuit. C’est possible maintenant avec les courriels qui abolissent l’espace.
On se souvient que Kim Thuy a fait un malheur en 2009 avec «Ru», un récit qui raconte le périple de cette jeune vietnamienne qui a dû quitter son pays suite à un conflit fratricide, son arrivée au Québec avec ses parents et l’adaptation à son nouveau milieu. L’écrivain Pascal Janovjak vit à Ramallah en Palestine. Oui, des écrivains vivent dans ce pays malgré une situation politique instable et la violence qui peut éclater à chaque coin de rue.

Contact

Les contacts, au retour d’un voyage, quand le quotidien s’impose, sont souvent difficiles à maintenir. Thuy et Janovjak, habités d’une belle frénésie, tentent de tout dire et de s’apprivoiser.


Pascal Janovjak
«Je t’ai écrit toute la nuit, dans un demi-sommeil. Tu connais cet entre-deux, où l’on a trop de mots pour dormir mais pas assez de conscience pour se lever, les coucher sur une feuille? Mais peut-être es-tu de celles qui ne laissent jamais durer les hésitations… Je t’imagine plutôt ainsi, ce matin, comme le matin de notre tête-à-tête. J’ai fini par me lever. Un anniversaire hier, dans un bar de Jérusalem… La musique était mauvaise, et nous n’avons pas dansé. Cela fait longtemps que je n’ai pas dansé, peut-être parce que la chaleur des soirs se prête davantage aux terrasses qu’aux pistes de danse.» (p.7)
Chacun retourne dans l’enfance pour mieux dire le présent. Pascal Janovjak est né en Suisse, d’un père slovaque et d’une mère française. Il a travaillé au Bengladesh, dans une société difficile à saisir pour un Occidental. L’écrivain est sur le point d’être père pour la première fois.
Kim Thuy raconte son retour au Vietnam au début de la vingtaine. Ce fut le choc. Combien de temps il faut pour devenir étranger à sa culture? Il y a aussi ses enfants dont l’un est autiste, ses déplacements. La vie littéraire la sollicite beaucoup.
Janovjak effleure le quotidien dans une ville où les soldats sont partout. La vie est là malgré les vérifications d’identité et les contrôles. Avec les amis, il peut faire la fête, écrire, partir à l’étranger même si les frontières sont de plus en plus hermétiques. Il fait preuve d’une retenue exemplaire même si on sent parfois sa colère.

Échanges

Les textes se croisent plusieurs fois par jour. Kim avec son humour particulier, Pascal avec une sorte de gravité émouvante.
Il y est question de lectures, de la maternité, de la paternité et de souvenirs. La découverte de l’autre se fait avec une franchise remarquable. Les deux sont capables de se moquer de leurs travers et de se livrer sans arrière-pensée.
Touchant, émouvant à l’occasion et d’une justesse remarquable.
À toi démontre que les moyens contemporains de communication peuvent servir à autre chose qu’à écrire son autobiographie sur Facebook, un récit qui s’égare souvent entre la brosse à dents et l’oreiller.

«À toi» de Kim Thuy et Pascal Janovjak est publié chez Libre Expression.