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lundi 5 mars 2012

Elena Botchorichvili invente un autre Montréal


Elena Botchorichvili a habitué son lecteur à de très courts romans qui nous plongent dans sa Géorgie natale. Un pays où tout est magique malgré l’oppression d’un régime politique qui prétend tout régler de la vie de ses citoyens. L’individu doit céder devant un collectif extravagant et particulièrement obtus et aveugle. Peut-être que cette fantasmagorie est une manière d’échapper à cette réalité difficile où les hommes et les femmes sont broyés.
Cette dimension onirique a toujours su me fasciner chez Elena Botchorichvili et m’enchanter.
Dans «Seulement attendre et regarder», la romancière s’éloigne de son pays pour installer ses personnages à Montréal. Dès les premières lignes, je me suis demandé si la magie allait survivre à l’ombre du mont Royal?
«De temps à autre le frère du professeur Dubé avait une crise. Il se mettait tout nu, il grimpait sur un arbre et chantait. Les femmes se précipitaient dans le jardin afin de le lorgner, les yeux écarquillés. Pour la première fois peut-être, ou la dernière, elles contemplaient un bel homme tout nu. On peut passer sa vie entière sans jamais voir un homme pareil.» (p.7)
Mes appréhensions ont vite été balayées.

Nations-Unies

Elena Botchorichvili entraîne le lecteur en haut de la montagne, dans la maison du professeur Dubé. Une véritable succursale des Nations-Unies où les réfugiés occupent toute la place.
Le savant polyglotte s’isole dans le sous-sol où il joue du piano et écrit des lettres à une certaine Ekaterina dont il est éperdument amoureux. Tout comme Andro son frère. Il y a aussi Natacha l’Africaine qui s’évanouit pour un rien, un certain colonel aux dents d’acier, de multiples personnages qui tournent autour de Clara, la femme du professeur, une handicapée plus ou moins consciente qui exhibe des seins parfaits.
«La demeure de l’ethnolinguiste Richard Dubé s’était très vite remplie de gens venus de toutes sortes de pays ex-postcommunistes. Les émigrés sont les débris de bateaux qui ont sombré. Ils ont été emportés par une vague sur le rivage, parfois ce sont des hommes, parfois ce sont des restes de madriers. Telles des pièces d’échecs qui tombent dans la boîte après une partie. Un roi incline la tête vers les pieds d’un pion de son adversaire, un fou furieux cajole une reine. Tous sont égaux. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!» (p.22)
Les jours n’ont plus qu’à se faire et se défaire. Tour peut arriver et tout arrive. Des êtres perdus, obsédés qui n’arrivent que difficilement à trouver une forme d’équilibre.
 
Égalité

Tous sont marqués par des souvenirs, des amours impossibles et des désirs qui laissent pantois. Des expériences souvent horribles qu’ils ne peuvent oublier. Des préjugés aussi qui s’incrustent et perdurent.
«Vanetchka avait beau avoir déjà changé trois fois de pays, il continuait de considérer tous les gens autour de lui comme des étrangers. Pour lui, le monde était divisé en «nous» et «eux», il était fendu en deux comme une pastèque, et tous ceux qui n’étaient pas «nous» étaient des imbéciles.» (p.60)
Avec le temps, tous finissent par se disperser dans la ville. C’est peut-être le propre des émigrants de chercher à se regrouper avant d’être avalés par la société qui les accueille et les transforme.
«Le professeur Dubé n’était peut-être vraiment pas très futé, en définitive. On avait l’impression qu’il ne connaissait pas le nombre d’invités- de pique-assiettes!- qui logeaient dans sa maison, et il ne remarquait pas qu’ils parlaient tous des langues différentes. C’était Babylone, comme la ville de Montréal dans son ensemble. Il les écoutait tous; il les écoutait, mais il ne répondait pas.» (p.41)
Un regard sur Montréal très singulier. À lire et à relire pour sa manière, son monde, un univers qui fouille l’âme humaine en nous bousculant dans nos certitudes. Elena Botchorichvili est une magicienne qui fascine. Même en migrant dans sa fiction, elle conserve cet art de surprendre, ce réel fantastique que l’on quitte à regrets. Madame Botchorichvili vit à Montréal et écrit en russe. Ses ouvrages sont traduits en plusieurs langues.


«Seulement attendre et regarder» d’Elena Botchorichvili est paru aux Éditions du Boréal.

lundi 14 mars 2011

Elena Botchorichvili nous laisse sur notre faim


C’est par « Le tiroir au papillon » que j’ai connu Elena Botchorichvili, une écrivaine née en Georgie, mais vivant à Montréal. Elle écrit en russe et ses ouvrages sont traduits en plusieurs langues. J’aime particulièrement cette romancière qui brosse des tableaux qui font souvent penser à l’univers de Marc Chagall.
« La tête de mon père » un texte « aussi court qu’un poème, avec seulement les moments les plus lumineux. Un roman sténographique » s’attarde au vécu de la famille du narrateur.
Mzia, la mère, a été actrice, ventriloque dans un cirque et reste une femme particulièrement originale. Une très belle femme qui piège tous les regards.
« Ma mère assumait avec légèreté sa gloire d’actrice, comme son chapeau blanc à large bord. « Je suis belle, disait toute sa personne, qu’y puis-je ? » Sa beauté ne s’éparpillait pas entre ses yeux, sa poitrine, ses jambes et ses robes décolletées. C’était tout cela à la fois, plus un je-ne-sais-quoi, tels des mots inexprimés. On ne voyait que le sommet d’un iceberg dont les huit neuvièmes étaient sous l’eau. » (p.18)
Une femme qui possède l’art de faire tourner le monde autour d’elle sans que rien n’y paraisse.

Couple

Le narrateur nous entraîne en Georgie avant la fin du régime communiste. Le père écrit des discours pour les dirigeants. Sa situation dépend de l’essor de ces politiciens ou de leur disgrâce. Toujours en train de noter, de découper des phrases et de préparer ces fameuses allocutions. Il vit aussi la passion malgré les querelles incessantes avec sa femme, les différences et les tensions quasi quotidiennes.
« Il l’imitait en se penchant en avant, vers un miroir invisible, il mettait sa bouche en cœur, il recouvrait ses lèvres d’un rouge invisible et déclarait d’une voix chantante :
- Mon Dieu, comme j’ai vieilli !
Mes parents ont vécu ensemble quarante ans, et mon père n’a jamais remarqué que ma mère boitait, que l’une de ses petites jambes était plus courte que l’autre. Moi non plus, et je fus terriblement surpris quand je dus traduire son entretien avec un médecin, ici, au Canada. Elle compensait ce défaut physique par une démarche chaloupée. » (p.41)
Des êtres qui se blessent et savent se réconcilier avant qu’une parole ou un geste ne provoquent la catastrophe.

Régime

Une belle manière de plonger dans un régime politique qui s’est défait.
« Mon père s’est retrouvé dans la nomenklatura, car il était un ancien combattant. Mais aussi parce qu’il savait écrire. J’ai déjà dit, en effet, que ça, il savait le faire ! Son chauffeur « personnel » nous conduisait à l’école, ma sœur et moi ; notre famille recevait des colis de provisions pour les fêtes ; nous avions nos entrées dans des magasins à accès restreint ; nous étions soignés dans une clinique réservée aux élites du parti ; nous passions nos vacances dans les stations balnéaires. Les postes qu’il avait occupés portaient des titres différents, mais son travail était toujours identique ; il écrivait. » (p.46)
La mer l’été jusqu’à ce que le père décide de déménager la datcha familiale à la montagne.
« C’est là que se trouvait jadis la datcha que nous avons construite, lui et moi, en nous disputant et en maudissant les rondins numérotés qui avaient séché et s’étaient détrempés durant des années, balayés par les vents du village de Tapla qui n’existe plus. Mon père avait démonté, rondin après rondin, sa maison natale au bord de la mer et avait écrit un chiffre au crayon à encre sur chacun d’eux. Oui, ça, il savait le faire : écrire. » (p.7)
Une entreprise qui s’éternise, à l’image de ce pays qui se défait et n’arrive plus à trouver une direction.

Trop court

Elena Botchorichvili évoque un monde qui s’efface peu à peu des mémoires et des récits de famille. Heureusement, les écrivains fouillent les souvenirs et les ramènent à la vie.
Nous ne pouvons que regretter que son récit soit si court. On en voudrait plus. On souhaiterait un « gros roman. Et lourd, pour qu’on puisse casser des noix avec », dit Mzia à son fils. Elle a bien raison, mais le narrateur n’en fait qu’à sa tête bien sûr.

« La tête de mon père » d’Elena Botchorichvili est paru aux Éditions du Boréal.http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/elena-botchorichvili-971.html

jeudi 17 avril 2008

Elena Botchorichvili met Chagall en mots

En lisant «Sovki» d’Elena Botchorichvili, souvent j’ai eu la sensation de glisser dans «Les mariés de la tour Eiffel» de Marc Chagall où les époux flottent sur un coq gigantesque et survolent Paris comme s’ils étaient portés par des nuages. Ils échappent à l’attraction terrestre pour vivre intensément l’amour, suivis par un diable au violon.
Elena Botchorichvili, après «Faïna» paru en 2006, nous offre une autre fable remarquable par sa densité et sa magie. Le regard reste unique, sa manière de raconter un monde cruel et fantastique. La Géorgie, le pays des origines, les villes labourées par les obus se profilent. Les hommes sont soldats dans l’Armée rouge, vénèrent Staline ou le haïssent en silence. Une époque où tous peuvent être arrêtés, torturés et relâchés un matin. Les dictatures se nourrissent d’arrestations et de souffrances, c’est connu. D’autres disparaissent, bus par la terre. Et s’ils reviennent de la tuerie, ils ont des absences étranges. Comment oublier la mort quand elle vous effleure la main pendant des mois ?
Et les femmes seules rêvent de tendresse et de caresses. L’espoir viendra-t-il au bout de la nuit? Et il y a Artchil Gomarteli.
«Alors il levait les yeux. Son regard la fixait, elle, pas une autre, la plus belle de la tablée, même si elle était un peu éloignée de lui, il ne cessait de la dévisager, avec un mélange d’exaltation et d’admiration, comme un gamin qui découvre pour la première fois une femme nue, un gamin entré par mégarde dans une autre chambre que la sienne. Une seconde passait, puis deux… Et cette femme, engoncée dans sa plus belle robe à l’occasion de cette soirée, avec ses cheveux ondulés au prix d’une nuit d’insomnie, avec sa fourchette à sa gauche et son mari à sa droite, se sentait toute nue, entièrement déshabillée, n’ayant plus que ses souliers noirs, sur la table recouverte d’une nappe blanche. Prête au sacrifice. Je me rends à vous, vous m’avez vaincue.» (p.12)

La survie

Demain pourra-t-il arriver, malgré le pire, malgré des lois qui interdisent la pensée et certains mots. L’avenir est flou, la mort ricane derrière les maisons. Le monde d’Elena Botchorichvili est cruel, ivre de misères et d’obsessions.
«Après le départ de Pepela, la maison des Gomarteli se mit aussitôt à grisailler, à se ratatiner. Il en est ainsi dans n’importe quel trou perdu de Komsomolsk quand le soleil le quitte. Artchil se tenait toujours debout près de la fenêtre, un verre de thé à la main, à regarder le mûrier. Le malheur était qu’il s’ennuyait.» (p.128)
Une écrivaine formidable, un regard sur la réalité humaine qui bouleverse. Il suffit de se laisser porter par ce conte fascinant pour en apprécier la magie. Comment ne pas aimer cet hymne à la vie et à la liberté?
«Voici ce que le vieux Gomarteli avait sur le cœur. Il haïssait Staline tout autant qu’Hitler. Il haïssait le communisme autant que le nazisme, comme il haïssait tout système qui prive les hommes de leur spécificité d’individus, qui les mélange en un ensemble unique et les broie comme un baume. Et c’est précisément parce que les hommes sont terrorisés, écrasés, transformés en extraits et en émulsions qu’ils se métamorphosent en particules impersonnelles, en ingrédients sans nom. Des Soviétiques, des Sovki.» (p.81)
Elena Botchorichvili tient son lecteur en haleine avec un récit émouvant et touchant. Encore une fois, elle démontre que l’écrivain n’échappe pas aux blessures de son enfance. Malgré sa vie à Montréal, elle ne cesse de visiter sa Géorgie qui a connu les pires horreurs, pour la raconter et la réinventer. Elle devient mémoire de ce pays écrasé et parvient à le faire vivre de façon étonnante, avec une fraîcheur qui laisse sans voix.
«Xenia extirpa ses souliers de la boue, elle sauta sur la table, des mains l’attrapèrent, il y eut de la boue sur la nappe, de la boue sur sa robe blanche, elle fit un pas, puis deux et tout fut fini, comme si le vent l’avait emportée. Et le visage des invités devint cireux comme celui des patients du docteur Gomarteli.» (p.87)
Un pur plaisir, une fête de l’imaginaire.

«Sovki» d’Elena Botchorichvili est publié aux Éditions du Boréal. 
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/elena-botchorichvili-971.html

jeudi 21 septembre 2006

Elena Botchorichvili évoque la dérive de l’URSS

J’ai laissé filer quelques jours avant de revenir à ce roman pour le parcourir d’un souffle, dans une journée de septembre qui fait espérer que l’été repousse le gel et la froidure. Pour le déguster en plein soleil, au milieu des cris des corneilles qui se disputaient une épinette avec un pic.  Je n’arrivais pas à me défaire de «Faïna» d’Elena Botchorichvili. Une véritable hantise.
Je l’avais lu, par petites bribes, à Notre-Dame-du-Portage. Je l’ai refermé une première fois devant le fleuve qui semblait épuisé, laqué comme le dos d’un béluga.
Le bonheur de la lecture, c’est cela. Des images qui hantent et ne veulent plus vous lâcher. Des personnages qui continuent à danser au bout des phrases.
Elena Botchorichvili décrit des femmes qui tissent l’histoire, des hommes cassés par les guerres qui n’arrivent plus à être des humains. La grande dérive politique de l’URSS est subie par cette famille qui veut marier Fafotchka, la plus belle fille du pays.

Dire le pays

Un écrivain dit le pays qu’il porte en soi, explore un espace avec des mots et des phrases qui bousculent comme les vagues qui poussent sur les rochers à marée montante.
«Ils vivaient à Tbilissi, dans une vieille cour du quartier des Sololaki – trois étages de balcons en cercle, comme au théâtre, et un robinet au milieu. Le matin, les hommes, torse nu, sortaient fumer sur le balcon communautaire. Les femmes allaient chercher de l’eau au robinet, échangeaient des potins comme si c’étaient des devises étrangères, puis se rendaient en trottinant aux toilettes communautaires qui empestaient. Les cuisines aussi étaient communautaires. Toute la vie était communautaire. À chaque étage, on se disputait.» (p.14)

Communisme

«Faïna» plonge le lecteur dans l’URSS, le communisme de Staline et de Gorbatchev. Toutes les réformes ne changent guère les vies de Fafotchka, de sa mère Oliko et de sa grand-mère Noutsa.
«Noutsa Tsereteli, veuve de seize ans, s’était assise dans son fauteuil et y était restée sans bouger une journée ou un mois, selon les légendes. Puis elle s’était mise à chanter d’une voix de velours, comme le fauteuil : «Ne t’en va pas, toi, mon rossignol, la vie est triste quand tu n’es pas là» et elle avait refusé de marcher. (p.21)
Rien ne fait reculer Nadia, la tante débrouillarde et infatigable qui provoque des miracles et connaîtra une fin atroce. Les produits manquent sur les tablettes des magasins, mais la vie a ses exigences. Parce qu’un pays est fait de ces femmes et de ces hommes qui ont le désir de vivre vissé au corps et à l’âme, de croyances que pas une réforme ne peut briser.
«Au cours de l’année, un des fiancés est mort, quelque chose à voir avec la drogue. Mais on disait qu’il s’était suicidé par amour pour Fafotchka. C’est pour cette raison que son troisième mariage est tombé à l’eau. Les parents avaient peur de faire entrer dans leur famille celle qui rendait les hommes fous.» (p.69)
Le système politique s’écroule, la glasnost a été une illusion. Les plus argentés fuient à l’étranger et ceux qui restent doivent bâtir le quotidien et faire semblant que demain est possible.
«Même l’épicerie de la place Lénine avait fermé ses portes, car il n’y avait plus rien à vendre. Lénine, l’omniscient, tendait le bras devant lui, mais tout le monde pensait qu’il montrait un avenir radieux. Brejnev, comme toujours, se couvrait de médailles, comme un collectionneur dingue, et se traînait jusqu’à la tribune pour prononcer ses discours. Avec lui, tout le pays se traînait dans l’existence.» (p.70)
Élena Botchorichvili écrit en russe, mais vit à Montréal depuis quelques années. Elle a été journaliste en Union soviétique et présente ici son troisième ouvrage. Elle a publié «Le tiroir au papillon» et «Opéra» depuis 1999.
La traductrice, Carole Noël, a fait un travail remarquable en donnant corps à ce texte dépouillé, cette langue limpide, évocatrice, imagée et forte.

«Faïna» d’Elena Botchorichvili est publié aux Éditions du Boréal.