Aucun message portant le libellé Delisle Michael. Afficher tous les messages
Aucun message portant le libellé Delisle Michael. Afficher tous les messages

mercredi 15 mars 2023

LE PÈRE HANTE ENCORE MICHAEL DELISLE

DÉCIDÉMENTMichael Delisle n’en a pas terminé avec la figure paternelle. C’était le sujet de son roman Le Feu de mon père où il décrivait un homme qui se tenait sur la corde raide, vivant en marge de la société et en ayant des problèmes avec la justice. Un instable, toujours en train d’imaginer des projets qui pouvaient le mener droit derrière les barreaux. Dans Cabale, Wilfrid surgit dans la vie de ses fils alors que Paul amorce une carrière d’enseignant au cégep. Louis travaille en usine pour subvenir aux besoins de sa petite famille. Wilfrid n’a jamais été présent, occupé à inventer des combines qui le poussaient dans le mur à toute vitesse. Il a vécu en Floride pendant des années et le voilà de retour, agissant comme s’il avait constamment été là, prêt à tout donner à ses garçons. Paul ne peut que se méfier pendant que Louis passe l’éponge.

 

Wilfrid a fait plusieurs séjours en prison et il s’est toujours pensé plus futé que tout le monde. Un grand parleur, un séducteur qui prenait toute la place, un fin filou irresponsable qui accusait systématiquement les autres pour ses échecs. Le voilà de retour à Montréal, prêt à tout effacer et à s’imposer dans la vie de sa progéniture. 

 

«J’ai circulé tranquillement, les mains jointes, puis j’ai figé raide en apercevant Wilfrid. Il m’a paru, lui aussi, plus trapu que dans mon souvenir. Sa moustache était toujours là, plus drue, plus blanche. Je ne l’avais pas vu depuis une trentaine d’années. Wilfrid, mon père, n’est pas resté longtemps à la maison. Je le voyais parfois quand j’étais tout jeune. Ensuite, ses combines l’ont amené en prison à quelques reprises. Il a fait une tentative de vie normale quand j’avais dix ans. Presque deux ans comme vendeur de voitures. Mais il n’a pas tenu le coup. La vie rangée n’était pas pour lui. Il a filé en Floride où, paraît-il, il a profité d’une femme riche. Et le revoici, hâlé, un peu dégarni, fragilisé. Tout seul.» (p.22)

 

Souriant, volubile, optimiste, Wilfrid soutient Louis dans la réalisation de ses rêves. Ce dernier peut même retourner aux études. Son père lui avance de l’argent pour compenser la perte de son salaire en usine. Revenir sur les bancs de l’école, au cégep, n’est pas une mince entreprise, on l’imagine, mais Wilfrid répète que tout est possible. Il suffit d’y mettre le temps et de ne jamais hésiter à foncer. Paul se méfie des sourires et de ce nouveau Wilfrid qui ne peut que les décevoir. 

 

«Louis n’est pas d’accord. Wilfrid est un vieil homme qui a trouvé le moyen de faire amende honorable. Il veut se racheter. Il ne voit pas pourquoi il refuserait son geste. Notre père va le pensionner à hauteur de son salaire d’usine pour qu’il se consacre aux études à temps plein. Plus les frais. Plus les livres. Il pourrait finir son DEC en sciences humaines. Ensuite, qui sait, l’université.» (p.50)

 

C’est le grand pouvoir de ce survenant que de faire croire que tout est possible. Paul assiste à tout ça de loin, ayant du mal à se glisser dans la peau de l’enseignant qu’il est et à communiquer avec ses étudiants. Il n’arrive pas à s’intégrer au corps professoral même si Morin, un maître, est toujours prêt à lui donner un conseil et se montre plutôt généreux de ce côté. Ce collègue deviendra-t-il le père qu’il n’a jamais eu? Paul gâche tout avec lui lors d’une fête un peu trop arrosée et se lie d’amitié avec Khoury, un érudit qui vit seul et aime l’opéra. 

 

POSSIBLE

 

Se pourrait-il que Wilfrid devienne enfin le père qu’il n’a jamais été, qu’il aide ses fils à réaliser leurs rêves? Que cet instable comble le vide qu’il a laissé derrière lui pour courir l’aventure. 

 

«Aucun homme n’a écouté Louis enfant, et cette solitude l’a formé. À la maison, en société, à table, les frères Landry ont joué, jour après jour, devant une salle vide. Quand il vient me rendre visite, Louis rentre et regarde par terre, il s’assoit et commence par se masser le cuir chevelu et pincer son nez, il boit sa bière, et les phrases font surface peu à peu. C’est l’ordre des choses.» (p.49)

 

Paul ne croit plus personne et ses relations avec les autres sont toujours gauches et souvent impossibles. Heureusement, Khoury, cet esthète amateur de chant classique et de littérature, ce vieil ours mal léché qui est un peu la risée de tout le monde au cégep, lui ouvre ses portes. 

Wilfrid meurt subitement et tout bascule. Un moment intense où Paul se rend compte que son père a fait preuve d’une grande abnégation en finançant le retour aux études de son frère, vivant dans un taudis et l’indigence.

 

JUSTESSE

 

Un court roman senti et dense, magnifique de justesse. Une habitude chez Michael Delisle. Ses personnages blessés par l’enfance sont souvent des marginaux. Peut-on changer sa vie, peut-on faire en sorte de prendre un virage qui nous pousse dans un monde différent et nous permet d’oublier les manques qui ont marqué nos premières années? C’est une grande question qui hante Michael Delisle et qui le suit d’une publication à l’autre. 

Il semble bien que nous soyons victimes d’une certaine fatalité et qu’il est à peu près impossible d’échapper à sa destinée, et ce malgré l’apparition d’un Wilfrid qui promet de tout transformer. 

Un récit soigné, dense comme tous les livres de Michael Delisle, vibrant qui m’a laissé un peu étourdi à la fin, parce que moi aussi j’ai cru au rêve de Louis et à la générosité de Wilfrid qui se sacrifie enfin, donnant tout à son fils. Une histoire terriblement humaine et sympathique. La magie de Michael Delisle opère encore une fois. Magnifique réflexion sur l’enfance, la paternité, l’enseignement et la fraternité, la littérature et la musique, ce roman nous pousse vers des questions essentielles sans jamais forcer la note. Du bel ouvrage, dirait Victor-Lévy Beaulieu.

 

DELISLE MICHAELCabale, Éditions du Boréal, 136 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/michael-delisle-12087.html 

mercredi 24 février 2021

CES VIES QU’IL FAUT ABANDONNER

VÉRITABLE BONHEUR que de retrouver Michaël Delisle dans Rien dans le ciel qui nous plonge à l’heure des grandes décisions qui bousculent nos vies et permettent de tourner le dos à des certitudes. Qu’on le veuille ou non, le temps finit par nous pousser hors des balises du travail. L’âge nous force à une migration lente et sournoise. Nous devons laisser la place. Retraite, étrange mot qui sonne comme défaite, mise au rancart. On le sait, notre société carbure à la jeunesse, particulièrement dans le monde de la littérature et des médias. On ne cesse de parler de relève, comme si les écrivains qui portent la fiction du Québec depuis des années étaient obsolètes et qu’il fallait les remplacer au plus vite. Avec le temps, nous devenons des témoins que personne ne prend la peine d’écouter, une cible de choix pour nos amis les virus. 

 

Michaël Delisle nous pousse dans des moments qui déstabilisent et laissent sans voix. Un homme doit quitter son appartement parce qu’on rénove l’édifice. Un départ à la retraite, une sorte de divorce qui demande une réorganisation de la vie, la rencontre d’un parent qui refait surface après des années ou encore un secret éventé qui change le regard sur son père. Le plus difficile est, bien sûr, d’abandonner des habitudes, de s’éloigner d’un monde réglé par le travail, la famille, les vacances toujours à peu près au même endroit. Sortir de sa peau et de sa tête pour explorer une autre existence est particulièrement exigeant. 

Ce moment rêvé est souvent une libération, parfois une tragédie. Pas facile de bondir dans une vie où les repères s’effacent. Comment réagir quand le temps vous enlève tout? Je pense à Robert Lalonde qui a perdu et sa maison et les livres qu’il fréquentait depuis tant d’années dans un incendie. Tout son parcours en fumée et en cendres.

 

MON TOUR

 

Ce sera bien bientôt l’heure des choix. Je devrai élaguer la bibliothèque constituée, livre après livre, jour après jour au hasard de mes découvertes et de mes lectures. Près de 5000 volumes qui devront aller ailleurs. C’est un drame, inutile de gommer le mot. Comme si on vous demandait de tout effacer, de tourner le dos à des espaces et des obligations. Que faire de ma bibliothèque personnelle? Plus personne ne veut de ces amas de livres. C’est embarrassant et nos maisons n’ont plus de murs pour la littérature. Il faut «vivre dehors maintenant» comme l’affirme Serge Bouchard. Les envoyer au recyclage? Tous les livres de Victor-Lévy Beaulieu lu et souligné, ceux de Jacques Poulin, Gilles Archambault, Nancy Huston, Gabrielle Roy, Anne Hébert, Marie-Claire Blais, Nicole Houde et Alain Gagnon, tous des écrivains qui sont devenus des familiers, des intimes presque depuis plus de cinquante ans. 

C’est ma vie que je devrai placer dans des boîtes et envoyer je ne sais où. Comment se défaire de soi pour entrer dans l’antichambre de ce grand voyage où il n’y a jamais de retour? Voilà des choix déchirants, difficiles, que l’on repousse le plus possible. Comme tout le monde, j’y pense et attends. Bientôt, plus tard, je devrai sortir de mes pas, des sentiers familiers, oublier mes aventures de lecteur qui ont commencé à Saint-Félicien, il y a bien longtemps, quand j’ai acheté Les misérables de Victor Hugo à la tabagie. C’est le volume fondateur, le roman qui a donné naissance à ma bibliothèque. Je parle des livres, mais il y a tous les objets accumulés, les archives, ces «paradis» qu’il faut quitter. 

 

J’envie les hommes qui pleurent devant tout le monde, qui sont émus parce que c’est fini. Ceux qui font des blagues, ceux qui ont l’œil brillant, habités par un projet longtemps espéré. Ils trépignent, puis gambadent vers la directrice quand elle les appelle. Et il y a ceux qui ne savent pas encore qu’ils marchent vers un cancer de retraite. Un cancer de mue. Un cancer pour purger vingt-cinq années d’encroûtement. (p.20)

 

C’est exactement ça, la retraite. Un cauchemar pour certains et une libération conditionnelle pour d’autres. C’est surtout le moment de se demander ce que l’on a fait de sa vie et ce que l’on veut explorer pendant ces années où le corps se fait hésitant. Se donner une chance de parcourir des zones d’ombres que nous n’avons jamais pris la peine de visiter? C’est le cas de plusieurs personnages de Michaël Delisle. Ils doivent faire leur bilan, bien involontairement souvent. Difficile de se retrouver devant un miroir qui reflète une image de soi qui fait mal. On peut refuser, mentir, chercher à s’évader dans un pays où personne ne sait rien de soi. Il faut toujours partir, d’une façon ou d’une autre.

 

La tristesse avait remodelé mon visage. J’étais sûr que tout le monde pouvait le voir. J’approchais de cet âge où les monstres intérieurs remontent à la surface. Le poids de ma mélancolie finirait par me voûter, et cette idée me terrifiait. (p.67)

 

Que faire quand nous ne pouvons plus être protégés par un titre, un rôle, un travail qui permet d’avoir un rôle dans la société? Nous voilà dépouillés et tout nu en quelque sorte devant les autres. Nous perdons, un jour ou l’autre, son armure. Le moment peut devenir un véritable cauchemar.

 

LIBÉRATION

 

Lorsque j’ai décidé de quitter le journalisme, ce fut comme un envol ou une permission attendue depuis des décennies. Bien sûr, il y a eu l’abandon d’un bureau que je fréquentais depuis tant de temps, des collègues, des quasi amis que je ne reverrais plus. Ma vie était ailleurs désormais. J’ai même versé une larme quand je me suis retrouvé dans mon auto avant de prendre la direction de Jonquière. Mais il y avait l’espoir, ce désir que je pouvais assouvir. Je serais enfin écrivain du matin au soir et aussi parfois dans mes rêves la nuit. Cette vie de souffleur de mots que j’avais toujours tenue en veilleuse, pratiquée comme un loisir ou un plaisir coupable. Ce fut un bonheur terrible que de me faufiler dans des histoires que je n’avais pas osé aborder par manque de temps. L’écriture fait de vous une sorte de moine qui quitte le monde pour s’aventurer dans les pays de ses fantasmes et de ses peurs. 

Beaucoup de mes collègues n’ont pas eu cette chance. Le cancer a fait des ravages rapidement. Ils avaient perdu le centre de leur existence, les gestes qui les tenaient vivants et bien droits dans leur rôle. 

 

En vérité, je ne sais pas comment dire que je vais là-bas pour ne plus penser. Si l’ivresse peut servir à ça, tant mieux. Sinon, c’est quoi? Je vais aux antipodes pour attendre qu’il se passe quelque chose dans ma vie, quelque chose comme la mort. Comment dire à quelqu’un qui a le courage de recommencer sa vie à zéro qu’on s’en va au Cambodge pour se dissoudre? (p.133)

 

Des nouvelles touchantes, de grandes et petites misères, des drames qui frappent tous les humains quand ils décident de changer de peau et de partir vers l’inconnu, de respirer sans les béquilles que fournit la société. Parce que tôt ou tard, il faut agir avec l’enfant qui plonge dans un autre univers. Certains n’y arrivent pas et d’autres s’y glissent comme ma tante Lucie qui est devenue centenaire le sourire aux lèvres malgré une vie difficile. 

Nous savons que les paradis présentés à la télévision, ces oasis où le temps et la vieillesse ne semblent avoir aucune prise, sont des leurres. 

Michaël Delisle y va sobrement, laissant toute la place à ses personnages même si le tsunami frappe avec une force inquiétante. Ses nouvelles tombent comme des sonates, sans une fausse note, juste ce qu’il faut pour vous secouer et vous pousser dans les chemins de la réflexion. C’est un art et j’en aurais voulu encore pour me replier sur moi et trier tout ce qui m’a étourdi pendant des décennies et ce qui m’attend dans la dernière étape.

 

DELISLE MICHAËLRien dans le cielÉditions du BORÉAL, 145 pages, 19,95 $. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/rien-dans-ciel-2764.html

lundi 30 janvier 2017

Michaël Delisle s’attarde à ses illusions tranquilles

MICHAËL DELISLE REVIENT à la nouvelle dans Le palais de la fatigue, un genre qu’il manie avec dextérité. Il présente ici six textes qui renvoient l’un à l’autre, se bousculent et se complètent d’une certaine façon. Encore là, il s’aventure dans son enfance, n’hésite pas à revenir sur des expériences marquantes. Son histoire m’a particulièrement secoué dans Le Feu de mon père où il esquisse un portrait sans compromis de sa famille. Il s’attarde ici aux ruptures et aux moments qui changent l’existence. Une rencontre, un geste, ou encore une impulsion fait basculer la vie. En 2005, Delisle remportait le prix Adrienne-Choquette avec Le Sort de Fille.

Le titre étonne un peu et a piqué ma curiosité. Michael Delisle s’explique dans sa deuxième nouvelle où il raconte une aventure amoureuse et l’arrivée du narrateur dans le monde de la poésie. Le palais de la fatigue est un point d’acupuncture que sa grande amie Johanne étudie avec enthousiasme et entend pratiquer pour changer la grisaille de sa vie. Ce point serait situé quelque part dans la main droite et permettrait de combattre la fatigue qui frappe un individu à un moment ou un autre. C’est un état qui touche le narrateur et tous les intervenants du recueil.
Les nouvelles de Michaël Delisle permettent aussi de retrouver des personnages à différents moments de leur vie. On peut presque parler d’un roman par nouvelles ou par fragments. Le personnage de la mère s’impose dans les premiers moments, de même que son frère qui cherche une manière de secouer sa vie. Il faut dire que la vie familiale est plutôt étrange et que la mère est imprévisible, pour ne pas dire étonnante.
Elle vit devant son miroir, se maquille pour des hommes qui débarquent et repartent tout aussi rapidement. Une femme qui oublie ses enfants et cherche continuellement à se faire une place. Un personnage pathétique.

Ma mère s’est aperçue de mon déménagement une quinzaine plus tard. Tout en redessinant ses lèvres, elle aurait demandé à mon frère :
— Me semble qu’on ne voit plus ton frère…
— Il ne vit plus ici, m’man.
Elle a levé les yeux de son miroir, l’air d’avoir mal compris. Mon frère m’a rapporté l’anecdote en espérant me culpabiliser, mais je riais trop et il n’a pas insisté. Elle avait troqué son médecin marié contre un mécanicien marié et recevait toujours, sur demande, le millionnaire obèse. Elle passait le plus clair de son temps à se rendre montrable. (p.59)

Johanne échoue à son examen d’acupuncture et renonce à son idéal.
Tout bascule chez les personnages de Delisle. Tous ont du mal à s’arracher au monde de leur enfance et à échapper à leur milieu social. Le frère finira par incarner des figures historiques avec conviction et abandonne femme et enfant pour une Américaine après sa période communiste. La vie broie un peu tout le monde et une forme de désespérance souffle de partout.

DÉSILLUSION

La désillusion coupe les personnages de leurs rêves, les pousse vers des métiers sans grand intérêt. Ils se lèvent le matin et vont au travail, rentrent tôt le soir pour s’occuper des enfants dans une vie de couple terne. Le je narrateur échappe à ce genre de destin par sa relation homosexuelle et l’écriture, du moins pendant un temps. Sa découverte de la sexualité coïncide avec celle de la poésie. Une relation avec un professeur, un poète qui fraye dans l’avant-garde du monde littéraire montréalais. Le garçon se laisse séduire et publie en dressant des listes. La modernité l’exige.

Un jour où je pensais le féliciter pour une de ses trouvailles — dans une de ses plaquettes, on retrouvait le mot osmose orthographié hosmose —, j’ai compris à ses dérobades, puis à son rire nerveux, qu’il ignorait le sens du mot. Mon insistance a fini par l’exaspérer et il a monté le ton : je devais comprendre que les champions de dictée ne faisaient pas nécessairement de bons écrivains. L’ordre et la correction ne rencontraient jamais l’esprit moderne. Il a fini par me traiter de « notaire ». Notaire… Le soufflet m’a dressé et, à partir de là, j’ai applaudi sans commenter. Tout comme j’évitais les phrases dans ma poésie, j’évitais de trouver à redire dans la sienne. (p.60)

Des poètes comme Nicole Brossard et Jean-Paul Daoust se profilent dans cette nouvelle où Delisle se moque de certains diktats littéraires. Nous sommes loin de la poésie existentielle, du besoin de dire pour vivre et respirer. Je l’avoue, c’est à partir de ce mouvement formaliste qui a tourné le dos à la poésie de Miron et Chamberland que j’ai décroché. Je n’arrivais plus à me reconnaître dans ces jeux et ces textes formatés. Il me semble que la poésie est un regard sur soi et l’univers, une manière de respirer et de secouer les normes qui ne cessent de nous assujettir. Je suis demeuré fidèle à mon ami Carol Lebel qui poursuit sa quête dans la plus belle des solitudes. Il faut beaucoup de courage pour tenter de respirer dans les yeux des autres. Ou encore, je reviens à Gilbert Langevin ou Paul-Marie Lapointe. Une flânerie dans leur oeuvre pour prendre plaisir à leurs mots qui gardent leur jeunesse.
Parfois, je me risque dans une nouveauté. Les jeunes poètes devraient lire un peu plus, il me semble. Des mots échappés sur une page, de la prose souvent que l’on échiffe. Charles Sagalane titille ma curiosité en secouant le monde à sa façon. Il y a aussi José Aquelin, François Charron toujours émouvant dans sa désespérance et sa solitude.

SORTIE

J’ai pensé souvent à Paul Auster en lisant Le palais de la fatigue. Le romancier américain aime les trappes qui s’ouvrent sur une autre réalité qui emporte ses personnages et les retient. Comme si la vie offrait des sorties pour échapper au quotidien.
Les croisements chez Michaël Delisle poussent vers une forme de désespérance. Fin d’une liaison amoureuse, désillusion de l’écriture, fatigue des personnages qui abandonnent leurs rêves et leurs espoirs. L’envie de vivre passionnément s’étiole et devient un mauvais souvenir. La vie fait endosser les habits râpés de tout le monde, travailler dans des tâches peu exaltantes.
Autrement dit, après quelques élans, la vie a vite fait de vous pousser dans le rang de la désillusion. Certains se rangent rapidement quand d’autres prennent un peu plus de temps et résistent. Johanne oublie ses rêves et peut-être un amour qui aurait pu s’installer s’il n’y avait eu ce professeur de poésie. Tous finissent par entrer dans la peau d’un personnage et à se nourrir de la fadeur de l’existence.

Il est fascinant de voir que les jeux de rôle vont puiser dans l’âme des joueurs. Ils deviennent solaires, presque altiers. Comme réalisés… …Mon frère est habile. Il vise le ciel avec assurance. Et tout à coup, en le voyant armé, je me demande si cette quête d’idéal dans le bon vieux temps n’est pas un peu parente de son ancienne ferveur pour l’utopie communiste. On dirait le même élan de pureté. (pp. 103-104)

Le narrateur, désabusé, se résigne. La vie ne lui apportera pas les grands bouleversements espérés et encore moins les illuminations. Sa poésie ne cesse de tourner en rond. Il est fasciné par un photographe qui décide de tout arrêter parce que son œuvre est terminée et qu’il ne fera que se répéter dorénavant. Il faut du courage et une terrible lucidité pour agir ainsi. Pour tout dire, j’aime autant ne pas me questionner sur mes manies et aime croire, peut-être bien naïvement, que mes plus beaux textes sont à venir.
J’aime que Michaël Delisle me pousse devant mon reflet dans le miroir et me force à me questionner sur ma vie et mes rêves. L’écrivain vit certainement une période de turbulence et l’écriture le retient par un fil bien mince. Et que faire sinon écrire pour franchir les obstacles quand on a toujours écrit ?

Il a un peu raison. J’avoue que j’ai, de mon côté, de moins en moins d’idées pour écrire. J’ai fini un poème de peine et de misère. Je me sens à la fois essoufflé et pressé. Vieux est le mot que j’évite. Je me sens trop âgé pour les ivresses de l’inspiration. Je n’ai plus le métabolisme qu’il faut pour carburer à ça. Je devrais me mettre aux antidépresseurs et faire des livres pour enfants, comme tout le monde. Et oui, Jogues, j’ai peur d’être rendu, moi aussi, au terme de mon œuvre. Si seulement je pouvais mettre le doigt sur ce qui m’a amené là. (pp.133-134)

Un mot et l’édifice vacille. La vie nous pousse tout doucement avec ses peurs, ses angoisses, ses espoirs déçus et la mort qui surgit toujours trop tôt ou trop tard.
Nouvelles de la désillusion tranquille, de la vie qui finit toujours par décevoir quand elle ne nous étouffe pas, Michaël Delisle vous pousse au bord du précipice. Le palais de la fatigue est peut-être tout simplement la vie qui emporte tout, défait tout pour ne laisser qu’un goût amer sur la langue.

LE PALAIS DE LA FATIGUE de MICHAEL DELISLE est publié CHEZ BORÉAL ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : L’imparfaite amitié de MYLÈNE BOUCHARD, parution de LA PEUPLADE.



mercredi 13 août 2014

Michael Delisle se met au monde par l’écriture

MICHAËL DELISLE a été amputé des mots à sa naissance, de ces mots d’amour qui permettent à l’enfant de faire confiance au monde et de grandir. Il lui fallait combler cette absence pour s’avancer dans l’âge adulte. Il s’est tourné vers l’écriture alors. Écrire pour briser un silence qui nie l’existence, écrire pour sentir la caresse, un regard, un sourire, être là, vivant, entier.

Un père mafieux qui connaît l’illumination et devient un obsédé du Christ ; une mère dépressive qui, un jour, part chercher sa vie ailleurs. Le feu de mon père de Michael Delisle est un véritable coup de poing. Il y a plus cependant dans ce récit terrifiant. Parlons d’une quête qui permet de respirer, de s’avancer dans la vie en marchant au-dessus des précipices.

Une phrase pour débarrer la porte. Je cherche, je ne trouve pas. Mon dépit ressemble à une déréliction : je me sens abandonné par la littérature, comme un toxicomane l’est par Dieu. On dirait que personne ne veut me donner le la pour avancer dans la suite de morceaux qui m’attend. (p.9)

Il faut nécessairement passer par les mots pour repenser sa vie, s’inventer dans un texte, combler ces trous dans la mémoire. L’écrivain cosigne sa naissance par la poésie pour évoquer Bruno Roy. Dire pour être, secouer le passé peut-être pour mieux le voir, se donner une voix pour s’empêcher de mourir dans le plus terrible des silences. Toujours cette enfance obsédante, marquante qui ne cesse de refaire surface. Pas un écrivain n’en réchappe.

Au fil des ans, j’ai fini par me fabriquer une version zéro : ma mère, dont la grande beauté à l’adolescence lui avait permis d’espérer mieux que mon frère et moi comme avenir, a appelé une gardienne pour aller montrer au monde son allure de star dans un bar-motel du boulevard Taschereau. Mon père est rentré plus tôt que prévu, étonné de trouver une gardienne. Quand ma mère est rentrée pompette, mon père l’a visée avec une arme de chasse en la sommant de lui dire avec qui elle avait couché. Devant le fusil armé, elle est allée me chercher pour servir de bouclier. J’ai pleuré un an et quand j’ai cessé de  pleurer, tout est rentré dans l’ordre. C’est comme ça que l’ordre a commencé : avec mon silence. (p.15)

Un fils dont la mère ne voulait pas. Elle a cherché à s’en débarrasser en se jetant dans les escaliers pour provoquer une fausse-couche. Elle tentera même de l’étrangler après sa naissance, de l’étouffer dans son lit. Il survivra à tout, s’accroche à cette mère, ne veut jamais s’en éloigner quand il est jeune garçon pour connaître une deuxième naissance peut-être, attirer un regard qui lui donne une identité, provoquer un mot qui se change en caresse, inventer un court moment de complicité où deux êtres se reconnaissent.

Être adulte

Michael Delisle sera toujours en quête d’amour, de reconnaissance et d’attention. Il écrira de la poésie pour respirer, rencontrera des femmes qui le marqueront, l’aideront à se redresser : Louise Desjardins et Lise Tremblay. Et comment ne pas chercher un père chez les autres hommes, ce père qui n’était jamais là, qui ne les regardait même pas. Il faut recoudre ce qui a été déchiré, retrouver le fil pour dire sa vie, tenir les deux bouts de son existence.

Comme poète, je profite à revivre ces silences mornes. Contrairement à cette idée qui veut que l’artiste se forme à l’expression, ma condition est davantage liée au silence qui m’a été imposé. C’est de n’avoir pas eu le droit de parler qui a fait de moi un écrivain. (p.19)

Le poète se forge une existence en rompant le silence comme on rompt le pain. Il devient un survivant dans ses textes, ces mots réinventés pour s’empêcher de glisser dans le silence, l’absence.
Un récit d’une totale franchise qui parviendra peut-être à contrer le désordre dans la tête et le corps de cet écrivain unique. Savoir que l’on n’a pas été désiré, aimé par ses parents est peut-être la pire des calamités. Toute sa vie, il cherchera à réinventer ce qui n’a pas eu lieu, à dire en plongeant dans le texte sans parachute.
Un récit bouleversant, prodigieusement humain, touchant, implacable. Un texte qui hante, d’une prodigieuse intelligence, d’une humanité qui vous laisse pantois.

Le feu de mon père de Michael Delisle est paru aux Éditions du Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/feu-mon-pere-2379.html