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jeudi 13 octobre 2022

LA GRANDE QUÊTE DE DOMINIQUE FORTIER

DOMINIQUE FORTIER connaît des moments d’insomnies et décide de combler ce passage à vide en écrivant. Vous le savez, le temps s’étire et les heures peuvent devenir interminables lorsque vous n’arrivez pas à fermer l’œil et que vous avez l’impression de devoir vous battre avec votre oreiller. Écrire pour colmater les brèches en attendant la poussée du jour, la lumière du soleil qui rend le monde visible et rassurant. Ces plages de nuit permettent une plongée en soi, dans Quand viendra l’aube, un petit livre d’à peine une centaine de pages qui nous entraîne dans l'intimité de cette grande écrivaine.


J’aime les carnets, ce genre littéraire qui se faufile dans les coulisses et surprend un auteur que nous connaissons souvent dans ses déguisements et ses fictions. Dans cette forme d’aventure, il enlève son maquillage et son habit de scène pour se montrer dans sa vérité et sa fragilité. Tous les masques tombent et l’humain se révèle. Le rôle qu’impose la société disparaît.

C’est une Dominique Fortier tourmentée, hésitante, peu sûre d’elle que l’on retrouve dans ces courts textes. La femme dans ses inquiétudes et ses craintes se manifeste, mais aussi celle qui fréquente le bonheur dans les lieux qu’elle habite et qu’elle aime plus que tout. L’insomnie fait surgir des peurs et des angoisses, des questions qu’elle n’aborde jamais dans sa vie active ou en plein jour. 

«La pluie crépite sur le toit en tôle, de tout petits doigts qui pianotent. Je finis par ouvrir les yeux pour découvrir que ce n’est pas le soleil qui se lève, mais la lune qui flotte dans le coin de la grande fenêtre donnant sur la pointe de Prouts Neck; son éclat multiplié par les gouttes d’eau sur la vitre comme par autant de loupes minuscules fait une sorte de projecteur laiteux qui plonge la chambre dans une clarté bleutée semblable aux premières lueurs du crépuscule de l’aube. J’écris ceci au milieu de la nuit, un faux matin.» (p.7)

J’ai renoncé à travailler le soir, avant d’aller au lit, parce que je passais des heures à me coltailler avec les personnages qui me rendaient mal à l’aise et qui venaient me hanter. Oui, il nous arrive de fréquenter des héros que l’on aime moins. Je pense à mon Ovide dans Les oiseaux de glace qui me perturbait drôlement.

Écrire pendant ses insomnies n’arrange certainement pas les choses. J’affirme cela, mais je ne sais rien. Je m’adonne à mes fictions tôt le matin parce sans cela, mon sommeil deviendrait une course à obstacles jusqu’aux premières lueurs de l’aube, ce moment où les corneilles en ont long à dire. Peut-être qu’elles ne peuvent s’empêcher de raconter leurs mauvaises nuits et leurs rêves, ces grandes jacasseuses.

 

DÉMARCHE

 

Dominique Fortier se laisse aller et les mots l’entraînent un peu partout. C’est le propre du carnet que de partir sur un sentier, un tout petit chemin avec des courbes et des buttes, des bancs et des points de vue qui nous arrêtent. Rien ne presse alors. Contempler un arbre devient une chose importante ou surveiller les agissements d’une mésange un véritable devoir. 

J’aime particulièrement la réflexion qui amorce l’ouvrage de Dominique Fortier. Elle s’attarde à la définition de l’aveugle. Comment percevait-on ce handicap dans l’antiquité? «Être aveugle, ou aveuglé, ce serait en somme l’équivalent d’un éblouissement, d’un trop-plein de lumière, à cette différence près qu’à celui qui se fait éblouir (on disait anciennement esbleuir), tout paraît bleu.» (p.8)

Quelle belle métaphore pour montrer le périple de l’écrivaine! Voilà qui cerne bien le carnet, cette aventure où elle avance en tâtonnant. Surgissent alors des moments ou des événements dont elle n’a jamais parlé pour toutes les bonnes et mauvaises raisons du monde. 

Dans L’enfant qui ne voulait pas dormir, j’ai hésité après m’être surpris dans des souvenirs que j’avais profondément enfouis pour ne plus y penser. C’est revenu à la surface, cette peur de la mort, mes veilles dans la nuit, mes tremblements devant la fenêtre.

Je me devais de tout garder. Cette forme d’écriture exige de ne jamais succomber au raisonnement ou à l’organisation. Il faut suivre l’imagination vagabonde qui vous entraîne dans le pays des réminiscences, des odeurs et des musiques étonnantes. Les auteurs qui réfléchissent trop dans la rédaction d’un carnet biaisent l’entreprise et basculent du côté de l’essai.

Bien sûr, on n’invente rien en se risquant dans cette écriture. Nos préoccupations s’imposent, nos obsessions, des douleurs que l’on croyait effacées. Le décès de son père, encore toute récente, un homme tourmenté qui a marqué sa fille s'impose. 

«Ce matin-là, le Saint-Laurent coulait à rebours vers sa source et son origine. À l’heure de la mort de mon père — 10 h 40, le médecin a regardé sa montre —, après un moment d’étale, le balancier cosmique s’est remis en mouvement et le grand fleuve a repris sa course vers l’océan.» (p.11)

Une poussée vers les commencements, avant que tout ne redevienne à la normale. Des lectures, des rencontres et aussi sa fille Zoé qui va en se délestant de toutes les inquiétudes pour profiter de ce qui lui arrive. 

Il y a les retours à la maison près de la mer, la plage, les vagues, les marées, le vent, les goélands qui inventent des mondes et surtout cet air imbibé de sel qui l’enivre et la fait respirer comme jamais. Et Émilie Dickinson qui la hante depuis des années et qui est devenue quelqu’un de concret dans sa vie, autant que les amis qu’elle oublie dans ses jours d’étourdissements et de gros nuages. 

 

BEAUTÉ

 

Toute la grâce et l’intérêt du carnet résident dans ces textes de quelques lignes qui émergent comme un bouquet de fleurs. L’instant vous secoue, des rencontres et des moments inoubliables. La vie dans toute sa beauté et son intensité. Quelques phrases et un monde vous aspire.

Une méditation, un retour sur soi et des événements, des plaisirs comme des douleurs qui vous pincent le cœur, vous rendent conscient et plus vivant. 

«Je ne pense sans doute pas comme il faut, mais chez moi les mots et les idées ne se présentent jamais séparément; je n’ai jamais, avant d’écrire, une idée, même floue, même incomplète, de ce que je m’apprête à dire. L’idée apparaît après, une fois que les mots l’ont incarnée. Pour être tout à fait exacte, elle naît probablement en même temps que les mots qui la nomment et sans lesquels elle ne prendrait jamais corps, mais je n’ai pas réellement conscience de participer ni même d’assister à cette naissance, je ne peux que la constater a posteriori, parfois avec une légère surprise, comme si cette idée avait été énoncée par quelqu’un d’autre.» (p.61)

Voilà qui me plaît. Quand je me lance dans une fiction ou une chronique, je ne planifie rien. Bien sûr, je cherche un élan et une direction. Je sais, la fin arrivera, mais entre ces deux points, c’est l’inconnu. J’adore ce bonheur, le goût des phrases, le risque du plein midi soleil pour me sentir vivant, là, la main sur le tronc crevassé d’un pin blanc et la tête dans les nuages. 

Dominique Fortier se questionne sur son drôle de métier, son amour des livres, certaines rencontres marquantes comme celle de François Ricard, son père, les lieux où elle revient saison après saison avec un plaisir renouvelé. 

Le lecteur découvre la quête de la romancière dans ce livre précieux. Peut-être que c’est tout simplement un désir d’apprivoiser les craintes et de pouvoir respirer le mieux possible qui la pousse vers les livres. Écrire est une passion qui exige tout de votre âme et de votre esprit. Dominique Fortier nous le démontre dans Quand viendra l’aube. Un bonheur à savourer tout doucement, en prenant son temps pour ne rien rater.

 

FORTIER DOMINIQUEQuand viendra l’aube, Éditions ALTO, Québec, 104 pages.

https://editionsalto.com/livres/quand-viendra-laube/ 

mercredi 16 mars 2022

QUE RESTE-T-IL DE NOUS APRÈS UNE VIE


DES TEXTES s’accrochent aux auteurs et ne les lâchent plus. Ils ont beau confier un manuscrit à un éditeur pour en faire un livre, les personnages et l’histoire continuent de les hanter et de les bousculer. Comme si des fantômes les suivaient jour et nuit et venaient souffler dans leur cou et murmurer à leurs oreilles. C’est ce qui est arrivé à Dominique Fortier après avoir publié Les villes de papier où elle s’attardait à la vie de la poète américaine Emily Dickinson. Une écrivaine qui a refusé de publier de son vivant malgré un travail impressionnant où elle a colligé des milliers de lettres et autant de poèmes. À sa mort, elle laisse sa chambre pleine d’objets, de lettres, de textes rédigés sur tout ce qui était à portée de mains, des herbiers, ses robes blanches, une brosse à cheveux, des plumes, tout ce qu’elle utilisait dans l’aventure des jours. Ces choses qui témoignent d’une existence et perdent un peu de leur sens et de leur lustre en étant abandonnées au bon vouloir des survivants. Que nous disent ses meubles, la pièce où Emily dormait et écrivait? Que voyait-elle par la fenêtre au soleil levant? Que reste-t-il d’une vie, que faire des objets que nous ne cessons d’accumuler

 

 

Cette fois encore, après Les villes de papier, Dominique Fortier rôde dans l’univers d’Emily Dickinson. La poète vient de mourir et sa sœur Lavinia découvre des liasses de lettres et un tiroir rempli de courts textes. Des bouts de papier qui ont gardé des odeurs d’épices, de sucre ou d’un fumet qui s’échappait de la cuisine. Des mots parfumés, pourrait-on dire. Elle utilisait des enveloppes, du papier d’emballage, des cartes et des cartons. Un travail impressionnant, l’aventure d’une vie qui se retrouve dans les mains de sa sœur cadette qui ne sait quoi faire de cet héritage. Une Lavinia qui entretient la grande maison ancestrale qui devient une sorte de musée, comme si toute la famille y vivait encore et y prenait ses repas. Cette célibataire un peu rigide fréquente plus les disparus que ses contemporains.

Elle hésite devant ces écrits après avoir respecté en partie les directives d’Emily. Lavinia a brûlé son abondante correspondance comme sa sœur lui avait demandé. Elle n’ose livrer aux flammes ces courts textes, cette poésie étrange qu’elle ne comprend guère. Elle va désobéir et travailler à en faire un vrai livre, pourtant. 

 

Lavinia Dickinson est de la famille de Max Brod, qui choisit d’ignorer les dernières volontés expresses de son ami Kafka, lequel lui avait fait promettre de jeter tous ses papiers au feu sans les lire, d’Otto Frank, qui résolut de rendre public le journal de sa fille morte à Bergen-Belsen. Elle fait partie de ces rares ouvriers du hasard à qui l’on doit des œuvres monumentales qu’ils n’ont pas écrites. 

Combien de personnes faut-il pour faire un livre? Combien d’êtres chacune de ces personnes contient-elle à son tour, combien de fantômes? Et si c’étaient les fantômes qui écrivaient? Quand aujourd’hui je dis «je», qu’est-ce qui parle? (p.38)

 

La cadette n’a rien d’une intellectuelle. C’est une terre à terre qui besogne sans relâche avec des gestes précis qui font des semaines et les saisons. Toute sa vie trouve un sens dans les tâches domestiques où elle astique, recycle et s’occupe des plantes et des objets qui l’entourent.

La décision est vite prise. 

Il faut transcrire les textes d’Emily, les classer, les lire et les corriger si nécessaire pour en faire un livre. Emily utilisait beaucoup de tirets et de lettres majuscules dans ses poèmes. Quelqu’un doit déchiffrer cette calligraphie aussi délicate que les pétales d’une fleur conservée dans un herbier. 

Possiblement qu’elle devait écrire tout le temps en accomplissant certaines tâches domestiques. Les parfums qui s’accrochent aux petits papiers témoignent des activités quotidiennes de la recluse. 

Pourquoi je pense aux feuilles des arbres qui tombent en automne et virevoltent avant de se déposer si doucement sur le sol? Il me semble que les poèmes de mademoiselle Emily sont de cet ordre, quelque chose de beau, d’envoûtant et de fugace, d’éphémère et d’éternel.

 

AVENTURE

 

Nous voici dans l’aventure du livre d’Emily, le travail de sa belle-sœur Suzan qui tente de mettre en ordre les écrits de son amie et celui de la maîtresse de son frère Austin, Mabel, qui vient en relève et mènera la tâche à bien sous les directives de Thomas Higginson. Avec l’aide de la jeune Millicent aussi, la fille de Mabel, qui sait voir comme Emily le faisait si bien. 

C’est peut-être une forme de trahison que de modifier des poèmes qui échappent aux balises habituelles et aux conventions grammaticales. Higginson, tout intellectuel et érudit qu’il soit, ne comprend rien à la manière Dickinson et s’en tient à des règles figées qui défigureront les textes. Qui aurait osé éliminer les tirets dans la prose de Jack Kerouac? Mabel sent bien qu’elle charcute les œuvres d’Emily en les réécrivant selon les normes de l’éditeur obtus et bien trop sûr de lui.

 

Ce que Mabel pressent et que Higginson se refusera toujours à voir, c’est qu’Emily n’a jamais écrit autre chose que des moitiés de poèmes : l’autre demi appartient à qui la lit, c’est la voix qui se lève en chacun pour lui répondre. Et il faut ces deux voix, la vivante et la morte, pour faire le poème entier. (p.221)

 

Un roman plein de fantasmes et de spectres, de vivants et de morts, de mots et de silences. Surtout, c’est un merveilleux arrêt devant ce qui constituait l’environnement et la vie d’Emily Dickinson dans la glissade des saisons, l’accomplissement des fleurs et des senteurs, des saveurs aussi. C’est une fête de l’œil, de l’odorat tout en se mettant à l’écoute du monde qui vibre en soi et autour de soi. 

Un livre formidable de sensibilité, d’attention et de délicatesse où l’on entend respirer les proches d’Emily, le chant des oiseaux autour de la maison, le vent dans les arbres, les parfums qui se répandent dans le jardin. 

 

J’ai bu une Gorgée de Vie —
Savez-vous ce que j’ai payé —
Exactement une existence —
Le prix, ont-ils dit, du marché.

Ils m’ont pesée, grain par grain de Poussière —
Ont mis en balance Pellicule contre Pellicule,
Puis m’ont donné la valeur de mon Être —
Une unique Goutte de Ciel
!

 

                 (Poème Vie, Emily Dickinson)

 

Dominique Fortier circule dans l’univers d’Emily Dickinson avec toute sa sensibilité et son attention. C’est éblouissant. Nous voilà dans la vie, dans ce qu’elle a de plus simple et de plus utile, dans la beauté et la grandeur des jours qui se transforment dans un soupir. 

Et pourquoi confier à ceux qui survivent la difficile tâche de faire un ménage que nous avons négligé de faire, leur demander de détruire des objets et des écrits quand nous n’en avions pas le courage? Cette corvée terrible de vider une maison après la mort d’un père, d’une mère ou d’une sœur. Que faire de ses vêtements, de ses meubles, de ses chaussures, de ses plumes et de ses livres? Tout laisser en place ou tout donner comme nous le faisons trop souvent. 

C’est certainement ce manque de courage qui a fait que Kafka a demandé à Max Brod de tout brûler sans rien lire et qu’Emily exige la même chose de Lavinia. Heureusement, les survivants osent la désobéissance et protègent ces textes qui appartiennent à l’humanité. 

Ce qu’a si bien fait Marité Villeneuve dans Mon frère Paul où elle suit les traces de ce grand frère si doué pour les mots et les phrases et qui a choisi de vivre en reclus, dans une cabane au fond des bois, une partie de sa vie. Ce qu’a fait Emily d’une certaine façon en ne sortant plus de sa chambre pendant les dernières années de son existence à Amherst, dans la maison familiale, où elle aura toujours résidé. Heureusement, je le répète, il y a des désobéissants qui nous permettent de découvrir des chefs-d’œuvre. 

 

FORTIER DOMINIQUELes ombres blanches, Éditions Alto, 248 pages, 25,95 $.

https://editionsalto.com/livres/les-ombres-blanches/

jeudi 19 décembre 2019

UN LIVRE QUI FAIT DU BIEN À L'ÂME

Rafaële Germain
DOMINIQUE FORTIER ET RAFAËLE GERMAIN proposent un livre à quatre mains inclassable et fascinant. Les amies ont décidé de s’arrêter, de trouver le temps d’écrire quelques phrases pendant le jour, un paragraphe peut-être, pour saisir un moment particulier et le sauvegarder. Comme on peut le faire en prenant une photo, en glissant une feuille d’un arbre entre les pages d’un dictionnaire qui ne sert plus qu’à ça maintenant avec Internet. Des fulgurances où elles prennent conscience d’être dans leur corps et leur tête, dans un souffle ou un battement des paupières. Tant de beauté peut nous toucher : un mariage d’oiseaux dans un midi de septembre, un coucher de soleil ou encore la montée des outardes dans une promesse d’éternité, un chat qui s’avance dans le jardin, les propos d’un enfant qui se faufile entre deux secondes pour mordre dans la vie. 
Dominique Fortier

Le titre de ce magnifique livre (je mentionne l’édition et la facture) en dit long : Pour mémoire et en sous-titre, entre parenthèses : Petits miracles et cailloux blancs. Je ne trouve pas d’autres mots. Ce récit fait du bien, propose des bonheurs qui vous font frissonner dans un jour qui ne devrait jamais prendre fin ou quand la nostalgie s’installe, vous repousse dans l’enfance, dans un champ de trèfle avec des milliards d’insectes. Je pense à ces après-midi de décembre où la neige bleue s’étire autour de la maison et porte les arbres comme des offrandes. Je ferme les yeux et des moments reviennent, les pierres du granite rose de la rivière Ashuapmushuan de La Doré où nous avons passé des étés près des bassins et des cascades, avec les ouananiches qui nous surveillaient. Ces instants qui font croire que le paradis existe et que nous y respirons un mot à la main. Parce que l’éden, c’est bien connu, est une grande bibliothèque lumineuse où tous les livres des écrivains attendent avec un sourire.
Les pages de notre aventure se froissent lentement, effacent des bouts de phrases ou, au contraire, se gravent dans notre esprit. Ces moments d’éternité dans les yeux d’une mésange ou dans le creux d’un roman qui ne cessent de m’émerveiller.
Fortier et Germain se laissent emporter par le quotidien, s’appliquent à l’art de vivre et d’être. La vie dans sa banalité. Un caillou parfaitement rond trouvé sur une plage ou encore un bout de bois sculpté par l’eau et les saisons qui rappellent un animal étrange ou la triste figure de Don Quichotte. Une parole qui touche là où ça fait du bien. Je viens de vivre l’un de ces moments de grâce en écoutant la dernière entrevue de Monique Leyrac à la radio. Elle y parlait de ses chansons, des rencontres qui ont bousculé sa vie. J’en avais les larmes aux yeux. Une femme magnifique, surtout dans son grand âge.

SOUVENIRS

Faire durer le bonheur et lui donner du poids. Un peu comme on faisait avec les photos avant l’arrivée du numérique et de l’anarchie des selfies. Combien de temps j’ai passé devant un album qui marquait des moments vécus par ma famille. Des clichés mal classés qui ont fini par glisser dans l’oubli. Des hommes et des femmes, des parents certainement, des oncles et des tantes qui sont devenus des étrangers. Les jours les ont effacés de mes souvenirs. Le temps avale tout. Le travail de Dominique Fortier et Rafaële Germain protège ces moments de ce terrible naufrage.

C’est ainsi que nous avons cueilli au fil de deux saisons, tantôt dans la pénombre et tantôt dans la grisaille, une petite lumière qui scintille : phare, étoile ou mouche à feu, l’œil d’un grand héron, la nacre d’un coquillage, les paillettes sur la jupe d’une fillette de quatre ans-bientôt-cinq pour qui le monde entier est encore brillant comme un sou neuf. Cet ouvrage est un répertoire de miracles fragiles et minuscules que nous avons choisi de garder comme on conserve les fleurs entre les pages d’un livre pour pouvoir continuer à les admirer en hiver - une manière d’antidote au cynisme, à l’absurde, au découragement qui nous assaillent du dedans comme du dehors. Un tout petit acte de résistance. (p.7)

Pour laisser une trace, garder l’ombre d’un geste, un regard, un soupir qui se répand comme une grosse pivoine dans l’extravagance d’une fin de juin. Ces moments où le merle s’égosille dans un matin qui se transforme en boîte à musique, où une famille de canards s’installe près de la maison, les vagues de la mer qui poussent sur la côte les jours de beaux vents, un coquillage sur le sable comme un bijou oublié, le sourire d’une petite fille qui cherche une direction à la vie. Ces instants qui confirment que vous êtes là, dans un temps à nul autre pareil.
Ce peut aussi être une lecture, la question d’un ami qui arrive sans prévenir, une catastrophe. Il faut regarder aller Rafaële Germain, quand l’eau s’en prend à son quartier, lorsque la rivière s’invite dans son sous-sol. La famille monte dans une embarcation et circule dans les rues. Le désastre se transforme en jeu et en aventure. C’est ce qui s’appelle voir les choses autrement. Tout dans la vie a un bon côté.

Un rail de chemin de fer est constitué de trois parties : le patin, qui repose sur les traverses ; le champignon, sur lequel viennent s’installer les roues des trains ; enfin l’âme, le fil vertical qui relie les deux. Selon cette acception, le mot âme n’est pas un principe transcendant, ascendant et désincarné, mais plutôt une sorte de pont, un trait d’union reliant deux choses de nature différente - bois et métal ; terre et mouvement ; corps et rêve ; paysage et souvenir. (p.26)

Les deux amies s’échangent des réflexions, répondent parfois, pas tellement souvent, préférant s’avancer tout doucement dans le midi, s’inventer des chemins, rêver des sentiers d’écriture où il fait bon s’attarder.
Dominique Fortier fréquente la mer, ramasse des pierres étonnantes qui finissent par encombrer la maison j’en suis certain, recouvrir le bord des fenêtres ou encore le haut d’une armoire. Vivre près d’un lac ou d’une rivière, nous transforme en collectionneur de cailloux ou de morceaux de bois travaillés par l’eau et les saisons. Danielle, ma compagne, ne cesse de trouver des sculptures lors de ses promenades. Animaux étranges, oiseaux, reptiles et dernièrement, un Christ en croix d’une maigreur affolante.

CHEMINEMENT

Et voilà les amies qui vont dans leur monde, s’envoient des missives, comme des petits cadeaux que l’on s’offre comme ça, sans demander de retour. Un art de vivre peut-être. La joie que l’on surprend dans le regard d’une enfant qui découvre le bonheur de bouger et de respirer. Dominique Fortier, toujours un peu plus grave, et Rafaële Germain plus solaire dans les jours sombres, les nuits où tout semble nous glisser entre les doigts. Des recueillements pour réfléchir à l’amour, à la vie d’une mère, aux moments précieux avec les filles qui deviennent des adultes si rapidement, l’écriture bien sûr, la mort aussi qui finit par faire sa place parmi nos proches.

On ressemble plus aux arbres qu’on veut bien le croire. Il me semble que, comme eux, nous continuons de porter celui ou celle que nous étions à quatre, onze, trente ans. En nous sciant en deux, on verrait toutes ces personnes imbriquées, de la plus petite à la plus grande, comme des poupées russes. (p.91)

Un livre que j’ai lu en m’arrêtant à chaque phrase, pour soupeser chaque mot et en mesurer tout le poids et la saveur. Ces riens qui font la beauté de la vie et des jours, ces instants que nous éloignons trop souvent d’un mouvement de la main ou d'un signe de la tête.
Un voyage au pays du quotidien, des rencontres, un sourire dans une éternité qui se recroqueville dans le coucher du soleil, un débordement d’existence qui nous fait prendre conscience que l’on est certainement immortel, les pieds dans le sable, dans un été que l’on traverse à bicyclette, suivant une petite fille qui pédale vaillamment vers l’avenir.

La joie est un luxe - nous sommes en train d’écrire un catalogue de luxe. (p.79)

Pour mémoire est un livre précieux comme je les aime. Ces fragments portent à la réflexion, à cette lenteur si chère à Serge Bouchard, à voir le monde et la nature autrement, à retrouver l’enfant qui se recroqueville en soi quand on a l’impression que tout nous échappe. J’aime les échafaudages du quotidien, les matins arrêtés et silencieux, les fins de jour comme des sourires dans un ciel où les mouettes tournent inlassablement, ces plages de froidure qui vous font vous attarder au coin du feu, avec un chat qui ronronne sur vos genoux pour vous rappeler que ne rien faire est déjà tout un travail. Et après, vous vous faufilez dans une histoire ou un récit pour vous échapper tout doucement. Depuis ma première lecture, je rouvre souvent le coffre à souvenirs de Rafaële Germain et Dominique Fortier pour en savourer chaque mot comme un chocolat fondant. Oui, ce livre rend plus vivant et fait du bien à l’âme.


FORTIER DOMINIQUE, GERMAIN RAFAËLE ; POUR MÉMOIRE (Petits miracles et cailloux blancs), ÉDITIONS ALTO, 177 pages, 23,95 $.
https://editionsalto.com/catalogue/pour-memoire/

jeudi 23 août 2018

DOMINIQUE FORTIER ET SA QUÊTE

DOMINIQUE FORTIER présente un sixième ouvrage avec Les villes de papier, un livre qui va faire son chemin, j’en suis certain. Cette fois, elle nous entraîne dans le sillage d’Emily Dickinson, la poète américaine née en 1830 et décédée en 1886. Une femme excentrique, disait-on, qui n’a guère quitté sa ville natale d’Amherst, dans le Massachusetts, la maison familiale où elle vivait en recluse avec sa sœur Lavinia. Une farouche qui n’avait besoin que d’une « chambre à soi » pour écrire dans le silence, entretenir une correspondance avec des amis qu’elle ne voyait jamais. Elle ne se résignait jamais à accueillir des visiteurs. Et sa manie de porter des robes blanches l’a rendue encore plus inquiétante. Une sauvage qui fascine encore nombre d’écrivains. Son premier recueil paraît après sa mort, en 1890. Bien sûr, Dominique Fortier nous parle de ses liens avec certains lieux, des maisons qui vous happent et peuvent facilement devenir une place que vous ne voulez plus quitter. Écrire, c’est peut-être choisir la réclusion pour mieux voir le monde en soi et autour de soi, cet espace qui se modifie selon les jours et les regards.

Je ne connais guère Emily Dickinson, sa poésie, même si son nom m’est familier. Ce n’est pas le cas de Dominique Fortier que j’ai lu dès sa première publication en 2008. Je n’ai cessé d’en parler depuis et elle revient régulièrement sur mon blogue. Dominique Fortier me fascine par son écriture et le monde singulier qu’elle ne cesse de parcourir pour cerner ce qui habite un écrivain, le pousse vers ces longues séances de réclusion où il se concentre sur les mots pour saisir la vie autour de lui.
Je répète souvent qu’un écrivain est un lecteur de l’univers dans lequel il vit, de la société et de son époque qu’il est si difficile de comprendre malgré toutes les analyses savantes. Lecture aussi des écrivains de son temps et ceux qui constituent « les miracles de la littérature ». Un écrivain passe sa vie à lire et c’est pourquoi la tentation de la solitude est toujours là. Je pense à Walt Witman, un contemporain d’Emily Dickinson, qui n’a pas voyagé même s’il donne l’impression d’avoir parcouru le monde dans les longues stances de ses textes où il tente de dire la beauté de l’univers et de l’Amérique en particulier.

FASCINATION

Dominique Fortier est fascinée par Emily Dickinson, certainement parce qu’elle trouve en elle, dans ses poèmes et sa façon de vivre, une manière qu’elle accepte ou réfute. Un écrivain est toujours un peu le reflet d’un autre écrivain.

Depuis des mois, je relis les recueils de poèmes et de lettres d’Emily Dickinson, je compulse les ouvrages savants qui lui ont été consacrés, j’écume les sites où l’on voit des photos de Homestead, des Evergreens voisins, de la ville d’Amherst au temps des Dickinson. Jusqu’à maintenant, c’est une ville de papier. Est-il préférable qu’il en soit ainsi, ou devrais-je, pour mieux écrire, aller visiter en personne les deux maisons transformées en musée ? (p.25)

La jeune Emily grandit dans une famille austère, une grande maison qu’elle ne quittera que pour ses études au collège d’Amherst et au séminaire Holyoke. Toute sa vie sera remplie des gestes qu’il faut accomplir dans son lieu de vie, de certaines tâches à exécuter et aussi de ces moments où elle écrit, lit et se livre à la passion qui la fait traîner un crayon dans la poche de son tablier, écrire sur des bouts de papier, ou encore sur le carton d’une boîte. Ses poèmes prennent ainsi une odeur qui les distingue les uns des autres. Tout comme elle adore les fleurs qui vont dans toutes les directions, qu’elle n’entretient jamais parce que tout ce qui vient de la nature est bon et a droit à la vie. Elle constituera un herbier important. Emily avait un esprit ordonné malgré sa fascination pour les mots et les images.

Dans la maisonnée Dickinson, chacun vague à ses affaires. Père se prépare en vue d’une rencontre avec un client important ; Mère est très occupée par ses migraines ; Austin repasse sa leçon de grammaire ; Lavinia, un chat sur les genoux, brode un coussin, tandis qu’Emily, là-haut dans sa chambre, écrit une lettre à quelqu’un qui n’existe pas. Si elle a assez de talent, il finira par apparaître. Les mots sont de fragiles créatures à épingler sur le papier. Ils volent dans la chambre comme des papillons. Ou bien ce sont des mites échappées des lainages - des papillons à qui manquent la couleur et l’esprit d’aventure. (p.45)

Dominique Fortier s’avance sur le bout des pieds, souffle dans le cou d’Emily, la pousse, la surveille, l’invente, résiste à l’envie d’aller dans les maisons qui sont devenues des musées. Et elle fait bien. Ces visites sont toujours décevantes. Je pense à la maison d’Henry Longfellow à Boston. Une belle grande habitation où il fallait suivre des tapis pour ne pas abîmer le bois des planchers, se tenir derrière des cordons, regarder de loin un bureau, des photos, des livres, un grand fauteuil pour rêver. Tout était figé. Comment sentir la vie de l’auteur d’Évangéline dans ce monde figé. Il n’y avait que Longfellow pour le secouer. Un lieu s’anime quand il y a une âme qui l’habite.
Dominique Fortier aime mieux les châteaux qu’elle échafaude avec les mots, celles que l’on construit avec un stylo, ces lieux fragiles où il est possible d’explorer toutes les dimensions de son corps.

Pendant ce temps, tous les matins je vais rendre visite à Emily dans ce Homestead inventé d’après les photos vues dans les livres et les descriptions des témoins et des historiens. J’entre sur la pointe des pieds, pour ne pas trouer les planchers de papier, je n’ose pas m’asseoir. Je repars en laissant la porte entrouverte. (p.70)

L’écrivaine trouvera son espace à soi près de la mer, une côte sauvage où elle peut respirer et écrire dans les vibrations du matin.

QUÊTE

Ce qui fascine Dominique Fortier, je crois, c’est l’acte d’écrire avant tout, ce qui pousse quelqu’un à se retirer pour bousculer les mots, chercher une vérité ou une forme de certitude, comprendre pourquoi un homme ou une femme s’acharnent sur des phrases quand ils pourraient s’étourdir dans des villes qui se ressemblent toutes.
Habiter la solitude pour être là dans le monde. Écrire dans un lieu retiré pour se connecter à tous les points de la planète. Emily Dickinson, seule, surveillait le monde par sa fenêtre, s’émerveillait des métamorphoses que les saisons apportent. Hors de la vie en société, mais combien attentive à son petit monde.

En écrivant, elle s’efface. Elle disparaît derrière le brin d’herbe que, sans elle, on n’aurait jamais vu. Elle n’écrit pas pour s’exprimer, quelle horreur, ce mot lui rappelle celui d’expectorer, dans les deux cas le résultat ne peut être qu’un flegme gluant, plein de glaires ; elle n’écrit pas pour se distinguer. Elle écrit pour témoigner : ici à vécu une fleur, trois jours de juillet de l’an 18**, tuée par une ondée un matin. Chaque poème est un minuscule tombeau élevé à la mémoire de l’invisible. (p.116)

Dominique Fortier se demande pourquoi il n’y a pas plus d’écrivains qui choisissent la solitude pour voir ce qui les entoure et trouver des échos en eux. Je pense à mon ami Carol Lebel dont j’ai parlé il y a quelques semaines. Il vit depuis des années dans sa maison de Québec, ne sort guère et ses grandes expéditions se font dans son jardin. Il navigue dans sa balançoire au milieu des vignes qui prennent tout l’espace et lui offrent de belles grappes de raisins juteux. Il peint, il écrit de la poésie, aime sa solitude, poursuit une quête qui recommence tous les matins. Je pense aussi à Maud Lewis, cette artiste de la Nouvelle-Écosse qui a peint tout un univers en surveillant le monde par la fenêtre de sa petite maison.
Nous pouvons découvrir les continents en allant d’une ville à l’autre, en nous compressant dans un avion pour survoler les océans et débarquer dans une cité où respirer est de plus en plus difficile. On peut le faire aussi en demeurant parfaitement immobile.
Je me sens tellement plus existant près de mon Grand Lac sans fin ni commencement, sur la dune avec les sifflements des pins qui changent selon les humeurs du vent et inventent des concertos les jours de pluie.
La paruline à poitrine rousse, le geai bleu impertinent, la mésange rieuse, le pic mineur qui explore le pommier, le grand pic qui arrive en ricanant et ausculte les épinettes. Les papillons aussi qui s’abandonnent aux courants d’air chaud, les chardonnerets qui font des fêtes ces temps-ci. Tout cela me fascine. Tout cela change selon les heures et les jours. Je m’applique à être un regard pour lire le monde et je ne voyage qu’entre la maison et mon pavillon où les livres attendent d'être lus. Lire sans arrêt pour être présent au monde. Écrire pour mieux voir la vie qui m’entoure.

Le monde. Le monde est petit comme une orange. Il est incroyablement compliqué et d’une absolue simplicité. Le monde peut être remplacé, recréé, anéanti par les mots. Il existe de l’autre côté de la fenêtre, ce qui est une autre façon de dire qu’il n’existe pas. Ce qui existe : la flamme de la bougie, le chien à ses pieds, les draps de coton, les fleurs de jasmin aplaties entre les pages des dictionnaires, qui dorment entre le mot jardin et le mot journée, les braises dans l’âtre, les poèmes qui palpitent dans le tiroir. Le monde est noir et la chambre est blanche. Ce sont les poèmes qui l’éclairent. (p.136)

Quel bonheur de lire Dominique Fortier, cette écriture qui envoûte comme la musique d’Arvo Pärt qui hypnotise dans le soir, quand le soleil se défait derrière l’horizon, dans une saignée rouge. Un délice que ces textes fignolés comme des petits tableaux. Voilà le rôle de la littérature qui aide à mieux respirer et à voir autrement.


LES VILLES DE PAPIER, un roman de Dominique Fortier, Éditions ALTO, 2018, 192 pages, 22,95 $.