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mercredi 28 février 2024

QUINZE PIONNIÈRES OUBLIÉES DU JAZZ

STANLEY PÉAN vient de publier un livre fort intéressant dans la collection Liberté grande de Boréal. Noir satin présente, brièvement, quinze figures du jazz que l’on a oubliées, quinze femmes que je ne connaissais guère, je l’avoue. Sauf Bessie Smith, bien sûr, l’impératrice comme on dit. Des battantes, des chanteuses, des militantes pour les droits civiques et qui ont lutté contre le racisme aux États-Unis, des audacieuses aussi, des musiciennes accomplies qui ont réussi à s’approprier certains instruments que l’on réservait aux hommes. La trompette par exemple qui ne convenait pas à la féminité, selon les bonzes de la norme. Et que dire de la harpe ou du trombone? Un voyage dans le temps plutôt fascinant que nous propose l’écrivain et animateur Stanley Péan. Et j’ai retrouvé monsieur Archambault qui signe la préface de Noir satin, celui qui a fait ma joie pendant des années à la radio comme celle de Stanley Péan, d’ailleurs. 

 

J’ai vécu une expérience unique avec cet ouvrage. On le sait maintenant, pour le meilleur et le pire, nous trouvons à peu près tout ce que l’on souhaite sur les sites internet ou encore certaines plateformes. Comme je ne connaissais pas la plupart des artistes présentées par Stanley Péan, j’ai eu l’idée d’aller fouiner de ce côté pour entendre les musiciennes en lisant les textes. Parcourir ces courtes biographies en les ayant dans l’oreille d’une certaine façon et pour me faufiler dans leur univers sonore personnel et original. Découvrir ce qu’elles jouaient et surtout mieux comprendre les propos de l’écrivain. 

Je l’ai déjà écrit, j’aime le jazz et en écoute beaucoup, mais d’une façon négligente, sans trop me préoccuper de qui joue ou chante. Je suis un fidèle des émissions de jazz à la radio depuis toujours. Bien sûr, je reconnais Miles Davis, Louis Armstrong, Billie Holiday, Nina Simone, Blossom Dearie et quelques autres, mais je suis loin d’être un connaisseur. J’ai l’oreille distraite et butineuse en ce qui concerne cette musique.

Alors tout un monde s’est ouvert devant moi en me penchant sur Noir satin. Ma Rainey, par exemple, la «mère du blues». Une chanteuse qui a influencé nombre d’interprètes. Je me suis attardé chez elle juste pour le plaisir. Elle fait partie maintenant de ma liste de favorites à fréquenter. Ça commençait bien mon exploration sonore et mon aventure.

J’ai rapidement pris goût à cette façon de faire parce que les textes de Stanley Péan prennent une autre dimension quand on les lit en étant bercé par la voix de l’artiste ou l’instrument qui vous interpelle. Et rien ne vous empêche de fouiner du côté de certaines vedettes qui ont joué avec la chanteuse ou musicienne en question. Oui, une expérience inusitée et fascinante, je vous le jure.

 

NOMS

 

Stanley Péan n’est pas avare de renseignements et toute une galerie de grands noms défile dans ses présentations. Des femmes sacrifiées comme Lillian Hardin qui a eu une importance considérable dans la vie et la carrière de Louis Armstrong. Elle est en quelque sorte responsable de la montée fulgurante de cette voix singulière et de ce trompettiste unique. 

 

«En somme, ni Lovie Austin ni Lillian Hardin Armstrong n’ont cherché les feux des projecteurs; conséquemment, nulle d’entre elles ne les a trouvés. À la fois parfaites accompagnatrices et cheffes d’orchestre pionnières, compositrices de standards immortels du répertoire jazz et blues, l’une comme l’autre mériterait un buste en marbre dans le panthéon des grands pianistes de l’Histoire, mais toutes deux doivent se contenter de modestes mentions dans les notes infrapaginales des livres d’histoire du jazz.» (p.41)

 

Une belle façon de se laisser bercer par des voix, des musiques et c’est plus qu’une lecture qui se produit alors, mais une rencontre comme si l’on parvenait à se rapprocher d’elles pour saisir la quintessence d’un art et d’une vie. Des moments de grâce, je crois.

 

RENCONTRES

 

Bien sûr, toutes n’ont pas su me charmer à la première écoute. Ce fut quasiment un coup de foudre pourtant avec Mary Lou Williams. 

 

«Mary Lou Williams est perpétuellement contemporaine. Son écriture et ses prestations ont toujours été en avance sur son temps. Sa musique se démarque par ce niveau de qualité qui la rend intemporelle. Elle possède rien de moins qu’un supplément d’âme. (“She is like soul on soul.”)» (p.71)

 

J’ai adoré The Zodiac Suite que j’ai écoutée avec ravissement, et ce à plusieurs reprises. Une féministe à la personnalité très forte, semble-t-il. D’autant plus qu’elle avait des notions précises sur son art et ne pouvait être plus claire quand elle s’adressait aux journalistes. 

 

«La plupart des Américains n’ont pas idée de l’importance du jazz,» affirmait-elle dans une entrevue accordée au New York Post en 1975. «Il est thérapeutique pour l’âme et devrait être présenté sur toutes les tribunes possibles : à l’église, dans les boîtes de nuit. Il faudrait le faire entendre partout.» (p.79)

 

Ce qui est le cas maintenant, parce que le jazz est répandu dans le monde entier. C’est assez fascinant d’écouter une Japonaise chanter des succès de jazz, mais ce n’est plus une exception. Cette musique a su essaimer et trouver sa place sur tous les continents.

 

HÉSITATION

 

J’avoue que j’ai dû m’offrir quelques auditions avant de m’abandonner à la voix et aux rythmes de Valaida Snow, une trompettiste qui n’avait rien à envier à Louis Armstrong. 

 

«De tous les instruments dont elle a appris à jouer, la jeune étoile préfère la trompette, ce qui lui vaut d’être surnommée “Little Louis” par Louis Armstrong lui-même, lequel la considère comme la “deuxième meilleure trompettiste de jazz” de l’époque.» (p.61)

 

Ou bien Hazel Scott qui se démarque par son originalité et sa connaissance approfondie de la musique. Elle s’amusait, avec une dextérité remarquable, à improviser et à plonger dans des pièces classiques pour piano qu’elle jumelait à ses créations. Un mélange étourdissant qui peut sembler racoleur, mais combien séduisant! Cette musicienne m’a permis tout un voyage. Et que dire de Dorothy Donegan, une véritable virtuose qui laisse pantois.

 

«S’il ne fait aucun doute que Dorothy Donegan reste mésestimée en raison de sa propension au flafla, elle n’est est pas moins une pianiste exceptionnelle, dotée d’une compréhension et d’une maîtrise enviables de la palette harmonique. L’essentiel de sa discographie est constitué de captations réalisées dans des boîtes de nuit, car Donegan semblait plus à l’aise devant public qu’entre les quatre murs d’un studio. Certes, sa volubilité a eu pour effet d’éclipser par moments son sens profond du swing et son vaste répertoire.» (p.99)

 

Je me suis attardé volontiers dans l’univers de Clora Bryan et sa trompette. Un véritable ravissement. Surprenante et d’une dextérité remarquable, toute de retenue et de justesse. J’ai adoré aussi Melba Liston et les ambiances qu’elle peut créer avec son trombone. Là encore, il s’agit d’une virtuose et d’une femme qui a dû défoncer bien des portes pour s’imposer. Pour certaines, ce fut de vraies pionnières et des héroïnes qui ont tracé la voie à bien des vedettes de maintenant. D’autres ont pris le chemin de l’exil pour travailler en Europe où la vie pour les Noires était plus facile qu’aux États-Unis.

 

EXPLORATION

 

Je n’ai pas fini d’explorer l’ouvrage de Stanley Péan et il est devenu une référence et un guide quand je veux me livrer à des expériences musicales et à me risquer hors des sentiers battus. Cette musique a changé le monde et nous pouvons en découvrir des pages tout simplement, chez soi, avec Noir satin sur les genoux. J’ai passé des heures avec ces magiciennes grâce à Stanley Péan et à sa passion contagieuse. 

Bien sûr, il faut aimer le jazz, mais pour un néophyte comme moi, ce livre peut servir de balises et permet d’aller plus loin dans l’écoute des succès que l’on présente peut-être trop souvent. Une manière de faire que l’on retrouve dans toutes les genres musicaux, malheureusement. Il y a ceux que l’on entend fréquemment (trop parfois) et qui prennent toute la place. Oui, il y a des artistes exceptionnelles qui méritent d’être sorties de l’ombre. On pourrait dire la même chose en ce qui concerne la littérature. Pour une poignée de vedettes qui sont sur toutes les tribunes, il y a une foule d’écrivains très intéressants qui publient dans la plus belle des discrétions. 

Stanley Péan nous présente une galerie de femmes courageuses, talentueuses et audacieuses. Certaines ont été des militantes, des féministes qui ont combattu la discrimination et le racisme. Elles ont su se faufiler dans un monde d’hommes en faisant fi de toutes les règles et de toutes les lois du machisme. De grandes artistes et des modèles qui ont permis de faire avancer des principes comme l’égalité entre les sexes et qui ont vécu le racisme, cette plaie qui est à la source de tant de conflits et de guerres. Merci beaucoup Stanley Péan.

 

PÉAN STANLEY : Noir satin, Éditions du Boréal, Montréal, 208 pages.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/noir-satin-4035.html

jeudi 30 novembre 2023

STANLEY PÉAN SE FAIT GUIDE D’AVENTURES

VOILÀ UN RECUEIL de nouvelles qui nous sort des repères que nous avons l’habitude de suivre. Stanley Péan et Jean-Michel Girard ont eu la bonne idée de jumeler illustrations et écriture dans Cartes postales d’outre-monde. Girard a créé trente-cinq planches, s'inspirant de celles que l’on retrouvait dans les fanzines où j’ai lu les aventures de Dick Tracy, le détective qui n’avait rien à envier à Hercule Poirot, Tarzan aussi, et le Fantôme. Des photos sépia, marquées par le temps, la couleur d’une époque en allée. Comment ne pas ressentir une certaine nostalgie en se penchant devant ces images? Vingt-trois des illustrations, des créations originales et uniques de Jean-Michel Girard, s’attardent à des femmes et les douze autres à des hommes, souvent des Noirs. Toujours des décors un peu flous, inquiétants et propices à faire galoper l’imagination fertile de Péan qui se plaît à nous entraîner dans son monde particulier. Le défi pour l’auteur était d’écrire de courtes nouvelles, à partir du personnage, du milieu représenté et de l’action que suggère la scène. Parce qu’il y a un scénario dans ces illustrations. Tout y passe ou presque. Il y en a pour tous les goûts.

 

Cette idée fort originale m’a happé dès la première image. Je me suis rapidement amusé à inventer une histoire face à cette femme bien mise, triste, qui tient la pose, perdue dans ses pensées, un peu boudeuse aussi et qui semble attendre que quelqu’un la secoue. La bouteille d’alcool tout près devient particulièrement importante, avec la couronne de Noël au mur. Sommes-nous devant la trahison d’un amoureux, la mort d’un proche, quelqu’un d’invisible qui tente de lui faire entendre raison? Un simple caprice d’une bourgeoise assuré de son quotidien. 

Comment savoir?

Je me suis jeté un peu partout avant de me pencher sur le texte de Péan. Oui, il avait remarqué des choses, les mêmes que moi, mais jamais je n’ai jonglé avec ce qu’il a fait dans son récit. Tout cela pour voir
comment nos imaginaires réagissent devant des scènes ou scénarios possibles. Un exercice qui m’a révélé, ce que je pensais déjà, que pas un auteur n’emprunte un même chemin malgré le point de départ. Je ne vous assommerai pas avec toutes les péripéties que j’ai rédigées dans ma tête, mais je me suis fort amusé. Ça m’a permis de belles trouvailles, et qu’il y a autant de récits et d’aventures qu’il y a d’écrivains. Oui, il y a des dizaines de lectures possibles dans une nouvelle.

 

«Jean-Michel s’était inspiré du style de Norman Rockwell, ainsi que de celui des artistes dont les œuvres ornaient les couvertures des pulp magazines d’antan, ces publications américaines et italiennes de littérature populaire où fleurirent des fictions allant de la romance à l’épouvante, en passant par les enquêtes criminelles, les histoires de science-fiction ou d’épopée fantastique.» (p.9)

 

J’ai retrouvé l’univers de Stanley Péan, malgré les contraintes, sa fascination pour l’étrange, une certaine forme de rites occultes, les bars inquiétants et enfumés, avec, c’est une obligation, le jazz un peu langoureux qui berce les clients qui boivent trop ou pas assez, c’est selon, grillent une cigarette, tout en prêtant l’oreille à la voix d’une chanteuse qui se déhanche ou encore à un instrumentiste qui se concentre sur son morceau de saxophone. Bien sûr, le piano est là, toujours, omniprésent, menant la marche en éparpillant ses gouttes de musique entre les mouvements. 

Une belle façon de s’aventurer dans le territoire de Péan qui se veut, la plupart du temps, urbain. Il aime s’attarder dans un quartier populaire avec les coins sombres, plutôt mal odorants et des culs-de-sac où tout peut arriver. Jean-Michel Girard l'a bien servi sous cet aspect.

 

MONDE

 

Des textes inédits, sauf cette fabuleuse histoire qu’est Plus bleu que le blues où il met en scène une chanteuse blanche, Lorrie, et un musicien noir, Lester «Sweet Lips» Washington. Un amour fou, torride, qui bouscule le corps et l’âme et nous plonge dans le racisme qui marque la société étasunienne, cette plaie qui fait une tache indélébile sur le passé de nos voisins du Sud. Des passions interdites et une fin horrible. Cette nouvelle a paru dans Lettres québécoises à l’été 2023.

Stanley Péan n’avait guère le choix. Les illustrations sont suggestives et indiquent une direction qu’il est impossible de négliger. Girard l’a entraîné dans une Amérique qui sort à peine des turbulences économiques des années 1930. Les bars clandestins se multiplient, là où la musique de jazz fleurit, celle de Billie Holiday ou de Lester Young. La fumée des cigarettes rend l’air irrespirable, l’alcool coule à flots. Les truands se tiennent un peu en retrait tout en ayant l’œil sur la clientèle. La vie, le plaisir, l’enivrement de tous les sens, mais aussi une violence omniprésente, le racisme et des règlements de compte dans les ruelles. 

J’ai retrouvé tout ça dans les textes de Stanley Péan. Parce que l’œuvre de cet écrivain et amateur de jazz ne cesse de nous surprendre et de nous entraîner dans ce monde où la musique devient un personnage qui dicte tous les comportements des protagonistes, comme s’ils faisaient tous partie d’un grand orchestre.

 

EXPLORATION

 

Voilà une belle manière d’explorer des territoires que l’on délaisserait autrement et de décrire des travers humains, mais aussi les côtés plus lumineux des passionnés qui cherchent à échapper à un environnement étouffant. 

Les femmes de ces nouvelles sont souvent des chanteuses seules. Il y a parfois un enfant dans leur quotidien et les mâles se sont éloignés comme des abeilles butineuses. Elles expérimentent de modestes succès sur la scène et après avoir rêvé de gloire et de richesse, elles se prostituent pour survivre et nourrir leur progéniture. Bien sûr que tout ça ne peut que mal finir. 

Que d’instants formidables dans cette suite de tableaux, de véritables condensés de vie! Je pense à Solo qui nous permet de revoir le personnage de Lester «Sweet Lips» Washington de la nouvelle Plus bleu que le blues. Il se retrouve dans une maison de gens âgés, perdu, vivant des moments lumineux quand il reprend son harmonica pour étonner tout le monde. 

 

«Malgré l’absurdité de la situation, leur nouveau collègue la fascinait et l’attendrissait. En dépit de son imperméabilité à tout ce que jouaient Tristan et elle, l’harmoniciste faisait preuve d’une ahurissante virtuosité. Sans rapport avec les sélections du duo, ses improvisations témoignaient d’une maîtrise absolue de son instrument et d’une évidente capacité de s’y investir corps et âme, de traduire en musique souvenirs et sentiments profondément enfouis en son for intérieur.» (p.232)

 

Une nouvelle forte qui permet à Stanley Péan de démontrer que le temps efface tout, même des moments que l’on pensait gravés dans la pierre de granite. 

Un recueil étonnant, celui d’un virtuose qui ne se laisse jamais démonter par l’atmosphère, le public ou encore les imprévus. Toujours, il nous plonge dans l’action et nous entraîne dans un monde qui est bien le sien malgré les balises.  

Je signale également un récit magnifique d’espoir, d’amour et de terribles déceptions. Au-delà des montagnes est un petit bijou. L’illustration fait la page couverture et révèle un peu tout. Le désir d’échapper à son destin, de connaître la grande aventure, peut-être aussi une autre vie. Péan s’y surpasse et nous fait glisser dans l’attente et la confiance qui s’amenuise peu à peu. 

 

«Elle avait passé le plus clair de son enfance à ne pas trop savoir qui elle était vraiment, à quelle communauté elle s’identifiait. Sa défunte mère, une Philippine tout juste sortie de l’adolescence, travaillait comme femme de ménage au domicile d’un riche magnat de l’industrie de la construction, dont elle avait eu à subir les agressions coutumières jusqu’au jour où il l’avait licenciée en apprenant la nouvelle de sa grossesse. Rejetée par sa propre famille, sa maman avait trouvé du réconfort dans les bras de celui que Josie appellerait son papa toute sa vie durant, tout en sachant qu’i n’était pas son géniteur.» (p.165)

 

Il faut souligner le travail de Mains libres, la facture de ce recueil de nouvelles. Papier glacé, belles planches mises en évidence, soignées, particulièrement, avec l’écrit enluminé qui sort du travail ordinaire d’un éditeur. Vraiment un magnifique ouvrage. Tout cela pour donner autant d’importance aux illustrations qu’au texte, pour établir le lien entre Péan et Girard. Que demander de plus?

 

PÉAN STANLEYCartes postales d’outre-monde, Éditions Mains Libres, Montréal, 266 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/stanley-pean/cartes-postales-d_outre-monde.html

jeudi 17 octobre 2019

MUSIQUE DU BOUT DE LA NUIT

STANLEY PÉAN REVIENT à l’écriture avec un livre qui témoigne de sa grande passion pour le jazz. Tellement que son arrivée à Radio-Canada et à la barre de l’émission Quand le jazz est là a presque étouffé le romancier. Du moins, il ne publie plus avec la fréquence qui était la sienne avant ce travail qui l’accapare, on le comprend. Tenir le micro cinq jours par semaine pendant plus de deux heures, demande du temps et toute son attention. De préférence la nuit s’attarde aux grandes figures de cette musique et surtout, raconte ce qu’il ne peut aborder que brièvement pendant son émission : la vie de ces créateurs qui ont dû combattre pour imposer un genre qui s’est répandu partout dans le monde. Des noms emblématiques, des originaux, des efforts pour l’affirmation et le respect des populations noires aux États-Unis. Voilà un livre qui décrit la véritable tragédie que nos amis les « si bons Américains » comme l’a répété John Saul, n’aiment pas tellement évoquer.

L’écrivain et animateur, je n’ose pas dire musicien. L’une des dernières fois que je l’ai croisé, lors d’un événement littéraire, Stanley Péan traînait une trompette et émettait certains sons. Je ne sais où il en est dans l’apprivoisement de cet instrument.
Stanley Péan connaît l’univers du jazz, les phrasés, les arpèges, les chorus qui enchantent et enthousiasment. Tout comme son prédécesseur à Radio-Canada, Gilles Archambault, qui signe la courte présentation de ce travail original. Étrange que deux écrivains se succèdent à la radio d’État et se fassent les apôtres de cette musique qui a marqué l’histoire de l’Amérique d’abord et du monde. Jazz et littérature font bon ménage, certainement.
Je ne rate que rarement l’émission de Stanley (je me permets de l’appeler par son prénom), comme j’étais un fidèle de Gilles Archambault, me payant le luxe de passer des nuits blanches avec lui lors de ces fameuses incursions dans l’univers d’une figure emblématique qui traverse les époques. Un adepte donc, mais pas un spécialiste. J’écoute cette musique en dilettante et ma collection de disques, une chose un peu obsolète de nos jours, n’est pas particulièrement impressionnante. À vrai dire, je fais confiance à Stanley pour ma ration quotidienne. Je n’aime pas tous les genres, mais je suis toujours volontaire pour suivre les interpellations de Charlie Parker, Billie Holiday, Cole Porter ou Miles Davis. Je suis surtout un vrai amoureux du blues, les plus anciens avec Robert Dixon, Robert Johnson, Bubble Bee Slim, John Lee Hooker et Muddy Waters. Malheureusement, avec le départ de Jacques Beaulieu de Radio-Canada (pourquoi les animateurs que l’on apprécie ne sont pas éternels ?), je n’arrive plus à retrouver mes petites épiphanies du vendredi soir alors que nous écoutions, Danielle et moi, religieusement le blues en prenant un verre de rouge. Là encore, j’ai connu des moments intenses et je me souviens du passage de France Castel qui nous a fait vivre des instants quasi magiques. Heureusement, il y a Stanley et son émission où il rencontre les figures importantes du Québec qui s’imposent et présentent un travail fort impressionnant. Un refuge pour ces musiciens qui n’ont pas de place autrement.

UNIVERS

Stanley a baigné pour ainsi dire dans le jazz depuis sa tendre enfance et cette passion lui vient de sa mère qui a été son guide en quelque sorte. Et quand on aime d’amour un genre musical, on ne peut que s’intéresser aux grandes figures qui ont porté la note bien haute et bien claire. Bien sûr, à force d’écouter monsieur Archambault et Stanley, j’ai fini par apprendre des fragments de la vie de ces originaux qui se sont souvent tenus sur la corde raide.
J’avoue avoir été un peu surpris par le premier chapitre de cet essai, quand Stanley s’attarde à La Nausée de Jean-Paul Sartre. Je n’avais pas fait le lien et il est vrai que ma découverte de ce roman remonte à 1966, alors que je risquais mes premiers pas sur les trottoirs de Montréal, apprivoisais la ville, les murs, les craques dans le ciment, les arbres enfermés dans des clos. Je m’étais imbibé de cette histoire un peu indûment, m’identifiant à ce Roquentin. Dépossédé du monde, déraciné et égaré après une migration qui me faisait m’avancer timidement dans un autre univers. J’avais perdu mon village et n’étais pas certain de vouloir m’ancrer dans la ville. Heureusement. Il y avait les livres et les écrivains pour m’accrocher, Radio-Canada pour me proposer des musiques nouvelles et étonnantes. Qui se souvient de Luc Granger ?

De toute façon, la plupart des sources consultées s’entendent pour reconnaître dans l’arrangement décrit dans La Nausée l’enregistrement gravé par la créatrice de « Some of These Days », Sophie Tucker, accompagnée par l’orchestre du clarinettiste Ted Lewis en 1926. Cette version, qui n’était pas la première signée Tucker, mais qu’on tient aujourd’hui pour la « classique », s’est vendue à un million d’exemplaires et a trôné au sommet des palmarès pendant cinq semaines d’affilée à compter du 23 novembre de cette année-là. (p.25)

Un moment du roman où l’auteur de L’être et le néant décrit un musicien qui s’exécute avec passion et concentration. Une belle manière de montrer comment certains morceaux nés dans la poussière et la dépossession des Noirs réduits à l’esclavage a pu faire son chemin et se retrouver dans les écrits du philosophe connu mondialement. Je ne savais encore rien du jazz et je pense que je fus titillé par le genre en lisant Boris Vian qui était un grand passionné de la trompette et de ce genre musical.

EXPLORATION

Stanley s’aventure allègrement dans l’univers de ces inventeurs qu’il adore et qu’il fait entendre quotidiennement, ayant ses préférés et ses favoris comme il se doit, invitant de temps en temps son père spirituel, monsieur Archambault, histoire de causer littérature et musique. J’aime ça. Je dois avouer que je ne savais à peu près rien d’un certain Bix Beiderbecke et de bien d’autres. Les émissions de Stanley ouvrent des horizons et permettent de découvrir des noms moins connus. C’est pourquoi je suis fidèle au poste.
Presque tous les grands sont en rupture avec les normes de leur époque et sont des virtuoses qui se sont aventurés sur des chemins étonnants et qui ont vécu des situations difficiles. Des créateurs authentiques et originaux de pièces musicales qui sont devenues des références. Stanley parle de « standards ». Des vies tourmentées et souvent misérables, en marge de la société. Une descente aux enfers à cause de l’alcool ou de la drogue. C’est malheureusement le quotidien des populations écrasées et opprimées qui cherchent à s’évader d’une réalité intolérable. Nous n’avons qu’à penser aux Autochtones au Québec et au Canada qui vivent des situations extrêmement pénibles. Les Noirs aux États-Unis ont croupi dans des ghettos pour ne pas dire des lieux où il était quasi impossible de grandir et de rêver.

Le jazz parle de la vie. Les blues racontent les vicissitudes de l’existence. Et si vous y réfléchissez un instant, vous constaterez qu’ils prennent les réalités les plus difficiles de la vie et les mettent en musique, pour faire naître un nouvel espoir ou un sentiment de victoire. C’est une musique triomphante. Le jazz moderne perpétue cette tradition, en chantant les aléas d’une existence urbaine plus compliquée. Lorsque la vie elle-même n’offre ni ordre ni signification, le musicien crée un ordre et une signification à partir des sons de la terre qui émanent de son instrument. (p.135)

La citation est de Martin Luther King.

COMBATS

Bien plus que les éléments biographiques de ces figures emblématiques du jazz, l’essai de Stanley permet de comprendre les luttes des Noirs qui ont eu et ont encore toutes les difficultés du monde à se faire respecter et à vivre en homme et en femme libres. Tous les combats pour les droits civiques ont été portés par cette musique et des créateurs engagés dans leur communauté. Des hymnes, des chants qui claquent comme des bannières et dénoncent la situation inacceptable des Noirs au pays des armes, leurs terribles efforts pour survivre. Stanley, en plus de certains incontournables et de certains aspects de la vie de ces figures marquantes, traduit des moments horribles et éprouvants d’une partie de la population américaine qui a été réduite à l’état de bétail et qui ont dû se battre, mourir souvent pour se faire respecter et considérer comme des êtres humains. Essai portant sur la musique de jazz, oui, mais aussi illustration des luttes et des combats des grands leaders comme Malcom X ou Martin Luther King qui ont connu des fins tragiques. Tout se termine trop souvent par un attentat au pays d’Abraham Lincoln.  Des chants comme Strange Fruit de Billie Holiday sont devenus des hymnes qui touchent le cœur et l’âme. Stanley le fait particulièrement bien ressentir.
Un livre important, le témoignage d’une passion pour un genre musical qui traverse nos vies, s’infiltre partout et qui a même son festival à Montréal. Il est là ce son, ce rythme bien connu et omniprésent, mais nous en ignorons souvent les dessous et les combats qui ont donné naissance à ces chants emblématiques. Un travail passionnant, un essai que tout amateur de jazz et de liberté doit lire et relire. Merci Stanley : « Bonsoir et bonne chance. »


PÉAN STANLEY, DE PRÉFÉRENCE LA NUIT,  Éditions du BORÉAL, 2019, 272 pages, 27,95 $.



jeudi 11 octobre 2007

Stanley Péan bouscule notre réalité

Stanley Péan, avec «La nuit démasque» et le «Cabinet du Docteur K», a entrepris de rassembler des nouvelles qu’il a éparpillées dans différentes revues ou rédigées pour une lecture publique. «Autochtones de la nuit» vient compléter ce cycle avec une vingtaine de textes. La plus ancienne nouvelle remonte à 1993 et l’ensemble du recueil a été écrit à partir des années 2000. Le tout offre une unité remarquable.
Stanley Péan a une prédilection pour les jeunes qui décrochent et basculent dans l’envers de la société bien pensante. À peine sortis de l’enfance, ses personnages s’égarent dans la nuit pour survivre de rapines, de prostitution et d’expédients. Agressés par des proches, leurs blessures ne se cicatrisent jamais, les poussant dans une marginalité et une violence terrible. Des êtres qui se battent pour manger et qui risquent leur corps à chaque instant, des univers que l’on retrouve dans les bulletins d’information ou qui font les manchettes des journaux.
L’écrivain nous entraîne dans ces zones troubles, effleure des pulsions que nous n’aimons guère évoquer, se faufile derrière le sensationnalisme, aborde des drames que les dirigeants refusent souvent de considérer et ne savent comment aborder. Un monde dur, violent où toutes les perversions dominent et broient les âmes. Une société malade, gangrenée qui va vers sa perte peut-être…
«Les plus anciens s’en souviennent mieux que moi. Terrible fut notre débandade le matin où nos châteaux en Espagne s’écroulèrent tels des châteaux de cartes. Secoués depuis leurs fondations par le chant fatidique de mille trompettes, les tours chancelèrent, frappées de plein fouet par la riposte inévitable des laissés-pour-compte que nous avions dédaigneusement condamnés à vivre dans les soubassements infects de l’empire. Paniqués, certains d’entre nous ont préféré sauter dans le vide plutôt que d’être pulvérisés dans l’irrémédiable effritement.» (p.12)

Réussite

Il y a ceux qui ont tout fait pour réussir et qui transgressent des frontières pour se prouver qu’ils sont vivants et ressentir de vraies sensations. Dans «Sévices amoureux», un homme d’affaires paie un tortionnaire pour violer et torturer la femme qui menace de le quitter.
«La véritable surprise se trouve sous le coupe-vent: cet attaché-case de design italien, elle le reconnaîtrait entre mille, elle l’avait elle-même offert à Richard à Noël, il y a sept ans. À l’intérieur, un contrat au bas duquel son mari avait apposé sa griffe. Dans la pénombre, elle déchiffre difficilement les termes de l’entente, mais n’en a plus vraiment besoin pour déduire les tenants et aboutissants de sa séquestration. Elle tressaille au son de cette voix qu’elle a appris à redouter au fil des derniers jours et qui, pour la première fois, s’adresse directement à elle.
- J’ai été naïf de penser que ta thérapie était finie et que t’étais prête à retourner à la maison. Ça a l’air que t’es plus coriace que la moyenne. Tant pis, va falloir que M. Champagneur prenne son mal en patience!» (p.142)

Part de soi

Stanley Péan n’hésite pas à puiser dans sa vie pour étayer sa fiction. Les voyages entre Québec et Montréal font partie de son quotidien, le Saguenay surgit ici et là, la musique de jazz colle à ses personnages et crée un monde envoûtant.
Il faut s’attarder particulièrement aux «interludes» où l’auteur reprend son souffle, rêve la vie, évoque des circonstances qui font que des amours s’étiolent en ne laissant que quelques impressions. Une méditation sur l’impossibilité de retenir le temps qui va sans jamais se retourner.
«Nous trinquerons une dernière fois, mon amour, à nos spectres que nous traînons de dérive en dérive. Je t’embrasserais peut-être encore, chastement, en te retenant au creux de mes bras maigres comme pour écraser ta beauté contre ma poitrine. Ensuite… Ensuite, avant que la nuit s’impose, irrévocable, il me faudrait continuer ma route, aller de l’avant.» (p.228)
Doué pour créer des atmosphères, à la manière de Miles Davis, son musicien préféré, Stanley Péan sollicite tous nos sens. De plus, dans ses histoires, il a cet art de retourner la situation par une fin qui laisse au bord du précipice.

«Autochtones de la nuit», de Stanley Péan est publié aux Éditions de la Courte échelle.

lundi 20 décembre 2004

Stanley Péan ou la vie dans un taxi

Stanley Péan vient de publier une suite de courts récits qui ont la particularité de nous «mener en taxi».
Cet écrivain est un cas. Imaginez! Il n'a jamais éprouvé le besoin de domestiquer l’invention du siècle dernier. Pour la plupart des hommes, c’est une question de virilité et d’affirmation. Peut-être qu’il était trop tourmenté par les choses de l'esprit et la littérature.
«Dans mon cas, cette idée reçue est plutôt incongrue et vous me permettrez d'en expliquer la raison par une confession, à peine concevable en cette ère où la virilité d'un homme semble parfois liée au modèle de son automobile: je n'ai pas de permis de conduire, je n'ai même jamais appris à conduire. Je ne pourrais même pas expliquer pourquoi je ne m'en suis jamais donné la peine. C'est comme ça, tout simplement.» (p.12)

Voyage

«Taximan» regroupe des textes qui vont de l'époque du cégep de Jonquière à sa dernière participation au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, l'automne dernier. Plusieurs années quoi!
Des rencontres, des personnages qui vivent au volant et qui hantent les rues, autant à Québec qu'à Montréal. Dans la région aussi il y a des maniaques du volant très particuliers. Parce que Stanley Péan voyage souvent, fait mille choses et se déplace beaucoup. Et avec son handicap, il est toujours dans un taxi à écouter et à discuter. Un livre qui lui a coûté pas mal d’argent, j’imagine!
Les mêmes conducteurs apparaissent et ils finissent par devenir des familiers et des intimes.
«D'où l'idée de ce bouquin, qui s'inspire de propos entendus et d'anecdotes vécues sur la banquette arrière de ces véhicules. Je l'ai conçu comme une suite de petits flashes, un florilège d'esquisses croquées sur le vif, d'amorces de réflexion jamais plus longues que la course en taxi qui les a provoquées.» (p.13)
Bien sûr, entre les arrivées et les départs, le lecteur se familiarise avec des gens qui connaissent la ville comme le fond de leur cendrier. Des courses qui nous plongent, surtout à Montréal, dans la communauté haïtienne.
«Originaire de Port-au-Prince, j'ai passé toute ma jeunesse à Jonquière, où mes parents se sont installés l'année même de ma naissance. Québécois, certes, mais avec des racines dans un pays que j'ai appris à connaître à travers la mémoire d'autrui: Haïtien par le sang, mais élevé dans un milieu radicalement différent de la terre de mes aïeux. Québécois et Haïtien, donc, à la fois l'un et l'autre et pourtant ni tout à fait l'un, ni tout à fait l'autre.» (p.23)
Un mélange qui fait de Stanley Péan un étranger pour ces frères qui le traitent de Blanc parfois. Oui! Ils le confondent aussi avec Danny Laferrière.

Surprises

Stanley Péan, dans «Taximan», révèle un écrivain attentif, humain, capable de tendre l'oreille et d'échanger avec des gens qui sillonnent Montréal tout en donnant l’impression de vivre à Haïti, branchés qu’ils sont sur une radio qui diffuse des propos et des musiques de leur pays. Recroquevillés, comme toutes les communautés qui s'installent à l’étranger. Radio nostalgie.
Péan écoute, décrit et se confie, livre de grands pans de son enfance et de sa vie. Il s’en dégage toujours un portrait juste et émouvant. Les surprises ne manquent pas. Un plaisir!
Oui, avec Stanley Péan, l'aventure débute sur un trottoir. Il suffit d’arrêter une voiture pour basculer dans une autre réalité.

«Taximan» de Stanley Péan est publié aux Éditions Mémoire d'encrier.

jeudi 12 décembre 2002

Les malaises de la vie peuvent-ils s’expliquer

Stanley Péan poursuit la réédition des histoires qu’il a publiées un peu partout au cours des années. Une manière de redonner vie à ces textes et d’éviter l’éparpillement.  «Le cabinet du Docteur K.» reprend une suite de nouvelles, «d’histoires d’amours contrariées». Des amours étiolés, des amants devenus des étrangers, des êtres qui tentent de s’arracher à une grisaille qui les emprisonne et les tue. Il faut secouer la chape de plomb et échapper aux gestes étouffants. La parole permet de forer un passage vers le rêve et de changer l’existence. L’important, peut-être, est de transgresser les tabous et de s’aventurer dans une réalité autre. Parce qu’il faut secouer les conventions, déchirer les clichés et découvrir le véritable sens de la vie.

«Brutes tyranniques, nous nous sommes employés à réduire le Verbe à ce jargon de comptoir et de chiffres, ce pidgin sans poésie qui voyage en numérique à la vitesse de la Lumière, ce sabir qui, sous prétexte de mettre en réseau les sens, embrigade l’essence.» (p.13)

Stanley Péan s’attarde à briser cette «vérité» et à casser cette langue de plomb. Il empoigne le faux langage qui garrotte les sentiments et vide les mots de sens. Sans le langage, il n’y a pas de vie possible. Il faut retourner au verbe, au sens, s’inventer des chemins et explorer toutes les réalités. Il suffit d’oser, de faire confiance à la rondeur des phrases pour s’enfoncer dans des failles que la quotidienneté masque, ces fissures que nous ignorons trop souvent. Fragiles moments, délicats instants de vie où tout peut advenir, se transformer en bonheur comme en terrible cauchemar.
Étonnement
Les récits les plus étranges et les plus étonnants de Péan surgissent quand il s’accroche à la réalité. Pensons à «N’ajustez pas votre appareil» ou encore à «Fièvre d’un mercredi soir». Un fait anodin, un moment de colère, un bar ou encore un vieux téléviseur et tout bascule. Il sait alors se faire efficace, usant souvent de procédés narratifs connus et familiers. Le lecteur glisse dans une réalité différente, étrange mais toujours possible. Je me suis attardé à ces «passages» en  abordant «La nuit démasque» dans un numéro antérieur de Lettres québécoises. Péan alors se fait explorateur, pourfendeur, dénonciateur des réalités et des interdits. L’amour et l’atroce se côtoient, le bonheur et le sanguinaire étant les facettes de la réalité. Il arrive à secouer l’équilibre changeant qui marque nos certitudes. Quel est le sens de la vie? Nous sortons toujours un peu troublés des histoires de Péan et c’est ce qu’il faut.
Un clochard meurt dans un moment d’extase, une femme retourne dans la maison qui a hanté son enfance pour se faire justice, une femme se fait assassiner dans un bar devant l’œil indifférent des buveurs. La vie est dure, animale mais tendre aussi comme dans le récit initiatique «Poussière d’arc-en-ciel». Il suffit de regarder par une fenêtre et de ne jamais dire non au désir.
Stanley Péan reste préoccupé  par la réalité, le monde, la communication, la misère des uns et le cynisme des autres. En cela il reste un humaniste, un véritable chercheur d’humains.
L’auteur n’a pas de réponse mais il questionne en puisant tout autant dans sa propre vie que dans celle des autres. Comment ne pas être attendri devant la mort du père, ce récit si bellement exprimé.
«Il était Haïtien, certes, mais il aurait très bien pu être Arménien, Chinois ou Québécois. Ça n’aurait rien changé. Il était en exil, mais devant la mort ne sommes-nous pas tous exilés de cette vie que nous aurions souhaitée, de ces rêves que nous n’avons pas su réaliser. Je me fais sentencieux alors que l’émotion ne réclame que la sincérité, qui est souvent le contraire de la littérature. Son histoire n’est guère plus tragique qu’une autre, j’en conviens, mais pas moins pathétique non plus. C’était mon père, tout simplement. Ni meilleur ni pire qu’une autre.» (p.117)
Sa propre expérience il n’hésite pas à la visiter, peut-être pour mieux l’ajuster. Alors la vie coule dans ce qu’elle a de plus beau et de plus intense. La vérité se trouve en soi et hors de soi.
Stanley Péan reste vrai, sensible et cynique, parfois tendre pour montrer les dérapages qui guettent l’humanité. Les textes qu’il signe aux Éditions j’ai VU, dans «Cette étrangeté coutumière» s’insèrent naturellement dans la suite du «Cabinet du Docteur K.» même si Péan a travaillé à partir des photographies de François Lamontagne. Là encore, il s’arrête sur des couples qui ont vécu l’amour et les ruptures, ces instants où tout se fait et défait. «Par fierté, par orgueil mal placé plus probablement, ils ne s’étaient jamais dit je t’aime.»
Ces phrases que l’on ne dit jamais, elles finissent par gâcher la vie, nous plonger dans une indifférence où le cœur et l’âme étouffent. Un tout petit volume mais une écriture qui respire parfaitement. Beaucoup de tendresse aussi. Péan semble délaisser  un peu le spectaculaire pour s’approcher de plus en plus de l’humain.
Et c’est peut-être l’auteur lui-même qui explique le mieux sa démarche dans le texte final du Docteur K.
«De toute façon, de quoi aurions-nous bien pu parler, moi et moi ? Des filles que j’ai aimées, le plus souvent mal, qui m’ont fait souffrir et vice-versa ? De ma passion maladive pour la musique ? De mon admiration pour Albert Camus, Jacques Stephen, Alexis et Harlan Allison, pour Jacques Ferron, Jorge Luis Borges et Anne Hébert ? De mon goût pour la littérature de combat, à la fois en prise directe sur le réel et ouverte sur le rêve?» (p.171)
Un monde cerné où nous retrouvons certains musiciens de jazz, des tableaux qui passent d’une nouvelle à l’autre. Malgré toutes les directions explorées, Péan fait preuve d’une belle cohérence.
«Le cabinet du Docteur K» de Stanley Péan est paru aux Éditions Planète rebelle et «Cette étrangeté coutumière», récits autour des photos de François Lamontagne, aux Éditions J’ai Vu.