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vendredi 28 avril 2017

Victor-Lévy Beaulieu s’attarde à Mark Twain

VICTOR-LÉVY BEAULIEU, comme il a su si bien le faire avec Herman Melville, James Joyce et Friedrich Nietzsche, récidive en décidant de scruter la vie et l’œuvre de Mark Twain, un écrivain américain qui a marqué son époque et influencé nombre d’écrivains. Des livres qui ont touché le jeune homme de Trois-Pistoles alors qu’il cherchait à se faire une place dans le monde du journalisme à Montréal.

Une fois de plus, Victor-Lévy Beaulieu, se tourne vers une grande figure de la littérature américaine pour se mesurer, évaluer peut-être sa propre démarche et sa vie consacrée à l’écriture. Une façon de jeter un coup d’œil sur la route parcourue depuis sa première publication en 1969. Je connais le nom de Mark Twain sans l’avoir lu. Ça arrive ce genre « de vide dans notre savoir littéraire ». Tous les lecteurs en ont.
Jack Kerouac en parle dans Journal de bord, son journal intime, comme d’un écrivain qui l’a marqué et qui est devenu l’un de ses maîtres. Je ne sais pour quelle raison, je ne me suis jamais retrouvé avec l’un de ses livres. C’est étrange parce que je suis de nature curieuse et quand un écrivain que j’aime lance un titre ou le nom d’un écrivain dans ses écrits, je m’empresse de me procurer l’une de ses publications. Il y a quelques années, j’ai fait l’effort de lire Don Quichotte de Cervantès pour combler un manque. J’avais toujours repoussé cette lecture pour des raisons mystérieuses.
Pourtant, je me suis passionné pour les écrivains des États-Unis pendant des années, lisant à peu près tout ce que je pouvais trouver. John Steinbeck, William Faulkner, Jack Kerouac, Henry Miller. Plus récemment Pat Conroy, John Irving et Paul Auster. Hemingway bien sûr, Truman Capote aussi. La liste pourrait s’allonger et donner le vertige.
Mark Twain est une célébrité à son époque et contrairement à bien des Américains, il sait que le Canada existe, particulièrement Montréal. Il y vient régulièrement pour réclamer ses droits d’auteur. Le problème ne date pas d’aujourd’hui. Il était l’ami de Louis Fréchette, l’auteur de La légende d’un peuple, celui que l’on a trop souvent classé comme « un imitateur de Victor Hugo ». Jean-Claude Germain, dans sa courte préface, nous rappelle que Fréchette avait ses aises aux États-Unis. C’était assez fréquent, semble-t-il, à l’époque d’aller au pays d’Andrew Johnson. La migration de nombreux Québécois alors faisait en sorte que les francophones se sentaient un peu chez eux aux États-Unis, particulièrement dans certains états. Il s’est fait un plaisir de recevoir son ami avec tous les égards qui lui étaient dus. Ce n’est pas tous les jours que le Québec alors reçoit une vedette de la littérature. Twain a même prononcé un discours mémorable à Montréal.

CONTACT

Victor-Lévy Beaulieu a trouvé un écrit de Samuel L. Clemens (le vrai nom de Mark Twain) alors qu’il s’aventurait dans le métier de journaliste. Il est devenu un modèle qui l’a aidé à trouver sa manière de dire et peut-être aussi sa façon un peu particulière d’aborder un sujet et de le « rendre dans ses grosseurs ».

Ainsi que je l’ai déjà dit, j’appris les rudiments du journalisme quand, après ma maladie et la convalescence d’un an qui suivit, je décidai de faire une croix sur mon avenir à la Banque Canadienne Nationale. Le Journal de Montréal en était alors à ses commencements et je trouvai à m’y faire embaucher grâce aux quelques articles que j’avais publiés ici et là- pigiste, ça s’appelait quand, n’étant pas à l’emploi exclusif d’une entreprise de presse, vous alliez de l’une à l’autre pour y proposer vos sujets de reportage. (p.67)

Ce fut un peu la même chose quand j’ai commencé à jouer de la dactylo pour Le Quotidien du Saguenay-Lac-Saint-Jean. J’étais écrivain d’abord (j’avais deux livres de publiés) et prenaient mes textes pour des créations littéraires. C’était une forme de journalisme que l’on ne voyait guère dans le journal de Chicoutimi. Les gens réagissaient beaucoup à mes chroniques délirantes. Je m’approchais peut-être de la façon de Twain sans le savoir. Les patrons aimaient moins mon humour et ma façon peu orthodoxe de couvrir un événement, surtout pendant un cours séjour dans la section des sports. Il faut l’avouer, je m’y ennuyais terriblement. J’avais dû m’expliquer devant le directeur de la rédaction pour ma couverture d’une partie de baseball à Jonquière. Je ne racontais que les courses d’un petit chien qui échappait à sa maîtresse chaque fois qu’un joueur frappait la balle. Il voulait l’attraper à coup sûr et bondissait sur le terrain en jappant. Les gens applaudissaient. Le patron n’avait pas compris qui était la vedette de ce match. Ce chien était plus spectaculaire que toute l’équipe des Voyageurs de Jonquière.

PERSONNEL

On connaît la démarche de Beaulieu. Un pas dans l’œuvre de l’écrivain qu’il explore et un autre dans la sienne. Pour qui connaît les livres de l’homme de Notre-Dame-des-Neiges, il n’y a pas de grandes révélations. La grande blessure que constitue le départ des Trois-Pistoles, l’exil à Montréal, la vie de famille dans un appartement exigu où tous se marchent sur les pieds, les premières tentatives d’écriture et la lecture sur la galerie du logement pour trouver un peu la paix ont été racontés à maintes reprises. La découverte du journalisme aussi.
Le désir également de retrouver le paradis perdu du rang Rallonge, l’aventure dans le monde de l’édition et de la télévision.

Ses pulsions, l’éditeur doit être en mesure de les contrôler, car s’il agissait autrement, il ne serait plus en mesure de garder une certaine distance entre lui-même et les manuscrits dont il prend connaissance et pour lesquels sa tâche consiste à en faire des « produits » qui, une fois fabriqués, entrent dans le cycle du capitalisme donc celui d’une consommation qui échappe, sinon aux pulsions des acheteurs, du moins à celles du marché, lesquelles se fondent sur les besoins essentiels à la survie de l’espèce humaine. (p.271)


Beaulieu ne craint pas de revenir sur les étapes de sa vie, ce que tout écrivain fait d’une façon ou d’une autre, y ajoutant des précisions qui font le délice de ses admirateurs. Je ne me lasse pas, trouvant toujours un petit quelque chose qui ajoute à ma connaissance de la vie et l’œuvre de cet écrivain que j’admire.
Twain aura fait un parcours assez semblable à celui de Beaulieu, du moins dans les premières étapes de sa vie. Une famille pauvre à Florida pour Twain, un coin perdu du Missouri, la lutte pour s’en sortir et connaître une certaine aisance matérielle. Ce sera une véritable obsession chez le frère de Twain, rêveur impénitent et impulsif. Un doué pour les projets qui tournent au fiasco et qui lui soutire régulièrement de l’argent. J’ai un frère qui correspond à ce type de rêveur. Il n’a cessé de réinventer la roue tout au long de ses nombreuses entreprises en voulant m’entraîner dans son sillage. Je suis bien trop prudent pour lui avoir cédé.

FORTUNE

Mark Twain fera fortune en faisant des tournées à la Charles Dickens (on sait que le grand écrivain anglais faisait des tournées en Angleterre pour lire ses livres. C’était un événement attendu et les gens se précipitaient pour l’entendre lire des passages de ses nouveaux livres. Il est venu aux États-Unis et au Canada, créant l’événement) tout en se laissant exploiter par son frère Orion ou escroquer par un associé dans l’aventure de l’édition. Il a publié les mémoires du président américain Ulysses S. Grant. Un succès de librairie, un désastre financier à cause de cet associé malhonnête. Il avait peut-être le sens du récit, l’art de parler en public, mais pas la fibre des affaires.
Il aura pourtant une vie exemplaire d’écrivain, d’homme de parole et sera d’une fidélité exemplaire envers sa femme et ses filles. Un énorme succès matériel, mais une vie personnelle difficile avec la mort qui frappe souvent et fait qu’il se ronge de culpabilité. Surtout lors du décès de son jeune fils et de l’une de ses filles.
Une présence fascinante sur la scène et devant ses admirateurs, une vie intime et personnelle particulièrement difficile. Des drames qu’il dissimulera souvent sous les habits de l’humour. Il sera forcé, après son aventure dans l’édition, à entreprendre une tournée mondiale pour se refaire financièrement malgré une santé plutôt chancelante.
Victor-Lévy Beaulieu l’accompagne dans ce cheminement qui sort de l’ordinaire, réfléchit sans cesse à sa vie, son travail d’écrivain, se regarde si l’on veut dans les yeux de ce frère étranger qui s’est sacrifié pour l’écriture. Un beau moment de lecture, même si Beaulieu ne s’avance pas dans l’œuvre de Twain comme il le fait avec Melville, Joyce ou Nietzsche. Il s’en tient à ce que dit l’auteur dans son autobiographie que j’ai terriblement envie de lire maintenant. Il faudra que je m’encabane pendant tout un hiver pour y arriver. Parce que 5000 pages, seulement pour son journal, il faut avoir du temps devant soi. Mais qui sait, les aventures de lecture me tentent toujours et je vais m’y mettre un de ces jours.
Et il faudrait bien que je vous explique pourquoi Beaulieu a choisi un titre aussi étrange.

Twain trouva à s’engager comme apprenti-pilote. L’une des tâches de l’apprenti-pilote était de surveiller les bas-fonds lorsqu’on naviguait près des côtes. Lorsqu’il ne restait plus que deux brasses de tirant d’eau, l’apprenti-pilote devait crier « Mark Twain ! », ce qui signifiait qu’on était alors à douze pieds de toucher le fond. D’où le pseudonyme que Samuel Clemens adopta quand sa carrière d’écrivain prit son envol, Mark Twain ! Deux brasses ! Douze pieds ! Mark Twain ! Je m’appelle Mark Twain ! (pp.170-171)

Voilà, vous savez tout ou presque maintenant. Il ne vous reste qu’à vous plonger dans ce livre pour connaître une nouvelle page de l’Amérique et certains aspects de la vie de Victor-Lévy Beaulieu.

À DOUZE PIEDS DE MARK TWAIN de VICTOR-LÉVY BEAULIEU est paru aux Éditions Trois-Pistoles.


PROCHAINE CHRONIQUE : TAQAWAN d’ÉRIC PLAMONDON, roman paru chez Le QUARTANIER.




mardi 23 août 2016

Daniel Castillo Durante arpente son univers

LES MIGRATIONS FONT en sorte que des femmes et des hommes quittent leur pays d’origine pour faire leur vie ailleurs. Certains sont venus au Québec et font partie maintenant du paysage littéraire. Que ce soit Sergio Kokis, Abla Farhoud, Felicia Mihali, Danny Laferrière ou Kim Thuy, tous donnent une couleur à notre imaginaire et portent des voix qu’il faut entendre. Bien sûr, ils restent marqués par leur pays d’origine, un passé souvent lourd à transcender. Leur univers littéraire est fait de réminiscences, de retour au pays de l’enfance ou encore de la découverte de leur nouvel univers. Les écrivains nés au Québec ne sont pas tellement différents. J’ai abordé le thème de l’enfance dans plusieurs de mes ouvrages. Les plus belles années, Souffleur de mots, Le réflexe d’Adam. Les écrivains deviennent souvent des explorateurs qui partent à la découverte de leur passé.

Les départs et les retours font partie de la fiction de Daniel Castillo Durante depuis la publication de La passion des nomades. Que ce soit dans ses romans ou dans ses textes courts, l’absence du père marque ses fictions. Un sujet éternel puisque dans L’odyssée d’Homère, le fils Télémaque va à la recherche de ce père mythique qu’attend Pénélope depuis des années avec une patience et une fidélité que son mari n’a guère.
Dans Étrangers de A à Z, Daniel Castillo Durante replonge dans ses thèmes de prédilections : la famille, l’errance, les abandons et la fuite du père que le fils veut retrouver pour le meilleur et le pire. Les femmes ont dû s’occuper de ces garçons en manque de références masculines qui se retournent souvent contre elles. Ce sont là des thèmes qu’il aborde dans ses grands romans : La passion des nomades ou Un café dans le Sud. Ce père, quand on réussit à le retrouver, est singulièrement dur et cruel, fuyant et énigmatique. Étrangement, jamais cet abandon ne semble toucher les filles… Bien plus, elles n’existent pas dans l’univers de Castillo Durante. Pas l’ombre d’une fille qui cherche ce père qui a fui le piège de la paternité. Les filles ne comptent pas non plus dans les romans de Sergio Kokis. Elles sont des victimes quand les écrivaines s'attardent à leur situation. Felicia Mihali et Ablad Farhoud l’illustrent magnifiquement bien.
Plusieurs écrivains d’origine sud-américaine ne semblent jamais pouvoir en finir avec le père, même quand on retourne dans les terres de l'enfance pour un héritage. Ce qui est nouveau dans ces récits de Daniel Castillo Durante, c’est la brièveté des textes qui s’approprient toute l’étendue du langage. Et, cette fois, les pères sont là, agissants, souvent méchants et sadiques.

Or, pourquoi avoir ouvert son iPad Air au lieu d’admirer la façade rose de l’église La Parroquia sous les derniers rayons du soleil au cœur de la ville coloniale ? L’étouffement économique de son fils déclenchait chez lui une sorte de jouissance vindicative dont il avait de plus en plus de mal à se passer. À force de retenir les cordons de sa bourse, les plaisirs de papa ne pouvaient plus être que sadiques. (p.23)

Castillo Durante reprend ce thème comme un musicien qui s’attarde à un motif et en explore toutes les subtilités. Chaque essai lui permet de trouver un angle nouveau et des reflets restés dans l’ombre. Une sorte de quête qui lui permet de dresser la carte de son univers et de mieux la parcourir même s’il risque de se répéter et d’emprunter souvent les mêmes sentiers. L’important étant de connaître toutes les dimensions de son univers de fiction, de découvrir les frontières de son imaginaire.

ABANDON

Les histoires d’amour surgissent tôt, au sortir de l’enfance souvent, durent le temps d’un rêve ou d’une étreinte sexuelle. Un rêve éphémère et souvent cruel. Les jeunes femmes se retrouvent enceintes et le bel amant prend la fuite, part dans le vaste monde ou s’installe avec une autre, plus belle, plus riche. Les jeunes mères se débrouillent en effectuant des travaux comme servante ou domestique, deviennent souvent des prostituées. C’est le cas chez Sergio Kokis. Après avoir rêvé d’être la seule et l’unique, elles doivent effectuer les corvées les plus humiliantes. Chez Castillo Durante, comme chez Kokis, les femmes n’obtiennent un statut social que par l’homme, le mâle qui a tous les droits et les privilèges.
Brisée, humiliée, abandonnée par sa famille, sans espoir, aigrie, elle devient acariâtre et vindicative, pousse le fils à soutirer de l’argent au père pour améliorer sa propre situation. L’enfant est manipulé et reste tiraillé entre les parents. Certains en profitent, d’autres pas. Les fils tentent de trouver un sens à leur dérive intérieure, la pire, celle que l’on ne peut jamais arrêter.

Ce fut en mettant le pied à terre que je reçus le premier coup de poing sur mon épaule gauche. J’essayai de repousser mon frère, mais il se mit à m’asséner des coups de poing au visage que je m’efforçais d’esquiver tant bien que mal. Père qui assistait à la scène demanda à mon frère de m’entraîner vers la rivière afin que le bruit de l’eau se heurtant contre les pierres étouffe mes cris dont le registre aigu lui rappelait sans doute ceux de maman. (p.43)

Extrêmement troublant le portrait qu’esquisse Castillo Durante des hommes et des femmes. Leurs travers prennent d’autant plus d’importance dans ces courts textes (il y en a soixante-trois) qu’il ne vous laisse jamais le temps de reprendre votre souffle. Une véritable mitraille qui frappe en pleine poitrine. J’ai dû interrompre souvent ma lecture, ayant l’impression de vivre une agression. C’est peut-être le problème de ces récits très brefs qui reprennent sans cesse un même sujet. La charge est sans pitié.
Un peu étourdissant, mais en même temps une sorte d’exorcisme qui laisse le lecteur, tout comme l’écrivain, j’imagine, un peu abasourdi. Des reprises, des recommencements pour mieux sentir les obsessions venues de l’enfance, d’un monde extrêmement polarisé où il n’y a jamais de partage entre les hommes et les femmes.
Daniel Castillo Durante ne cesse de parcourir cette enfance qui le hante, oscillant constamment dans ses romans entre le Nord où il fait sa vie et le Sud qui a marqué son imaginaire. C’est peut-être la punition des migrants que de devoir transporter une histoire terrible sans jamais pouvoir s’en débarrasser. Ils resteront des étrangers dans le pays d’adoption et le pays d’origine. Une situation difficile qui fait des personnages de Daniel Castillo Durante des errants, toujours en quête d’un ancrage, d’un père qui ne cesse de fuir et de décevoir. L’œuvre de cet écrivain nous donne souvent à voir l’envers du monde. Ils ne s’attardent guère au Québec et parcourent les continents sans jamais arriver à s’arrêter. Il y a une étude fort intéressante à réaliser sur cette dérive qui marque les œuvres des écrivains migrants. Ils sont des fantômes, des survenants qui ne peuvent jamais s’installer. C’est peut-être une condamnation ou une fatalité. Comment savoir ?

ÉTRANGERS DE A À Z de DANIEL CASTILLO DURANTE est paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, numéro 163.

PROCHAINE CHRONIQUE : Télésérie de HUGO LÉGER paru chez XYZ Éditeur.

dimanche 14 août 2016

Claude Le Bouthillier ou le devoir de se souvenir


Ce pays dont les frontières sont
partout et la capitale nulle part.


L’ŒUVRE DE CLAUDE Le Bouthillier se moule à l’histoire de l’Acadie. D’abord la période des grands élans avec la présence française, le Big Bang de la conquête par les Britanniques et la déportation en 1755. Suivra l’éparpillement, la désintégration et la pénible errance avant de retrouver l’être premier par le rêve, la découverte du passé et le retour dans les terres de tous les possibles. C’est aussi l’histoire personnelle de l’écrivain qui s’amorce avec l’arrivée du premier Le Bouthillier en terre d’Amérique en 1740 et qui tressera sa lignée jusqu’à l’époque contemporaine. Un véritable voyage dans le temps qui permet de vivre aux rythmes des marées et des malheurs qui ont secoué ce peuple.

Tout commence avec Joseph Le Bouthillier. Un nom prophétique peut-être comme celui du père du Christ, l’époux de Marie. Il ne résiste pas longtemps aux charmes d’Angélique, une Mi’kmaque « élancée » qui va « torse nu, bronzée, arborant fièrement un collier de wapum ». C’est l’amorce d’une belle histoire d’amour, la rencontre de deux peuples et de deux mondes, la cohabitation avec les Mi’kmak et surtout le tournant, le débarquement des Britanniques et le Grand Dérangement où des familles seront décimées, marquées par la faim, la maladie et la mort. Comme si la fatalité s’acharnait sur ce petit peuple fidèle à sa langue, ses croyances et ses origines.
Les romans de Le Bouthillier sillonnent les provinces maritimes, s’attardent à l’âge d’or de cette poignée de francophones avec des héros mythiques comme Beausoleil-Broussard. Les déportations (on parle de 8000 à 10 000 personnes) enverront des familles aux États-Unis et même en Amérique du Sud. Cette décision barbare changera la population de l’Est du Canada et hantera les descendants de Grand-Pré.
L’écrivain de Bas-Caraquet renoue avec ce passé dans ses oeuvres, rêve une Acadie qui se relève de ses cendres pour jouer un rôle unique dans le monde de maintenant. Il ose inventer une nouvelle patrie qui rejette ses peurs et ses craintes ataviques, séquestre même le pape pour arriver à se faire une place dans le répertoire des nations. Voilà qui fait l’originalité de ce Diogène contemporain qui va à la recherche de l’Acadien de maintenant en fouillant le passé et en explorant l’avenir.

TÉMOIGNAGE

Un mois de lecture et de relectures pour m’orienter dans le travail remarquable de cet écrivain fort connu dans son pays. L’impression souvent de circuler dans une cathédrale qui multiplie les autels et les grands tableaux qui vous ouvrent les portes d’une autre dimension. J’ai particulièrement été touché par sa fidélité à son coin de terre, à son peuple vaincu et dispersé, cette population qui hésite entre les regrets, la tentation de la révolte, coupable d’avoir été trop soumise et obéissante, sachant aussi que la rébellion n’aurait fait qu’empirer la situation.
Et surtout ces histoires d’amours pleines d’embûches, de ruptures et de retrouvailles, de coups de foudre et de longues traversées du désert. Des passions à l’image de ce pays qui a connu l'époque de tous les espoirs, la désintégration et la perte de son « moi profond ». Parce que l’œuvre de Le Bouthillier nous dit que le vivant a besoin d’un lieu, d’une langue, d’un espace dans sa tête et son cœur pour s’épanouir et être dans toutes ses dimensions.
Ses grands romans historiques suivent la descendance de Joseph et Angélique en France, en Angleterre, sur l’île de Jersey, aux Malouines et en Louisiane, sans oublier Montréal et Québec.
Une histoire tragique qui hante bien des écrivains acadiens et marque leur imaginaire. Ils se sentent investis du difficile devoir de se souvenir et de garder vivante leur langue pour affirmer leur identité. Chaque livre devient le cri d’un enfant qui se met au monde et répète que demain n’est possible qu’en marquant le présent. Pélagie-la-Charrette d’Antonine Maillet a fait connaître cette tragédie au monde francophone avec le prix Goncourt en 1979.
Claude Le Bouthillier va plus loin que madame Maillet et ne se contente pas d’arpenter les chemins du souvenir. Les héros de cet écrivain ne trouvent la paix qu’en « réinventant » le pays. L’Acadie permet à l’individu, après toutes les errances et les oublis, de se ressourcer, de trouver un regard et une cohésion qui donne sens à la vie. Tous vivent l’exil, une traversée du désert où l’âme s’étiole et s’échiffe, un retour sur les côtes de l’Atlantique pour se ressourcer à l’air salin et aux embruns des grandes marées. Un instinct les pousse comme celui qui pousse les ouananiches à revenir sur les lieux de leur naissance pour se reproduire avant de mourir dans le silence et la paix des origines.

LES DÉBUTS

L’écrivain a effectué un travail colossal pour reconstituer la vie des premiers Acadiens, ceux qui ont dû apprivoiser un monde de forêts et de battures avec l’aide des Mi’kmak et des Malécites. Chasseurs, trappeurs, bûcherons, pêcheurs, commerçants et explorateurs vivent selon les rythmes des saisons et les humeurs de la mer. Le romancier se livre à une démarche ethnologique exceptionnelle pour décrire ce pays de façon époustouflante dans Le feu du mauvais temps, Les marées du Grand Dérangement ou Le Borgo de l’écumeuse, les pièces maîtresses de son œuvre. Il ne se contente jamais de son Caraquet natal, mais sillonne le pays de L’Ile-du-Prince-Édouard à la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick aux bayous de la Louisiane. Il se sent investi d’une terrible responsabilité. Il ne peut oublier ces hommes et ces femmes réduits à l’état de bétail, ces lointains parents repoussés par certains Étasuniens qui refusaient de les voir mettre pied à terre, ces réfugiés de la mer, ces pestiférés dont personne ne voulait. Il se sent comme le mage qui se donne la responsabilité de rassembler le troupeau pour le mener vers les pâturages des origines où la survivance est possible.

THÉRAPIE

Les personnages de Claude Le Bouthillier basculent souvent dans la folie et les excès, errent longtemps dans leur tête et sur le continent avant de « revenir au monde ». Ils ont mal à l’âme et doivent retrouver leur passé pour voir une forme de paix et de certitude. Le pays est en eux et hors d’eux.
Joseph oscille entre Émilie et Angélique, cherche ses origines au risque de se perdre dans l’histoire des ducs de Bretagne, finit par trouver la paix après toutes les errances. Le Graal, la source de vie, se trouve en Acadie, près du Bocage ou juste un peu plus loin. Édouard court pendant des années derrière la belle Cristal-de-mer.  Des amoureux d’une fidélité de sentiments à toute épreuve malgré certaines faiblesses de la chair.
Que se soit Joseph, Agénor, Poséidon ou Angéline, tous passent par ces épreuves avant de s’arracher à l’oubli. Que de recherches, d’errances, de doutes et de douleurs ! Certains creusent le sol pour découvrir des artéfacts, ressusciter un bout de leur histoire ; d’autres parcourent le territoire comme Jaddus pour prêcher comme Jean le Baptiste pour faire arriver le pays et redonner corps au présent. Ils sont guidés par un instinct qui vient du fond des âges et une pulsion souvent incontrôlable. Ils ont la foi des mages qui se laissent guider par une étoile qui leur permettra de retrouver leurs origines et celles d’un peuple que l’on a empêché d’être.
L’Acadie devient le véritable personnage de Le Bouthillier. La terre garde des secrets, enseigne et berce ceux qui savent tendre l’oreille. La mer ressasse sans cesse les douleurs et les rêves. Il suffit de trouver le lieu et de se placer en état d’être. Après, il sera toujours temps d’accorder le violon pour s’étourdir dans une complainte. Alors le présent se déploie dans toutes les fragrances du passé et du ravissement.

LUCIDITÉ

Malgré le rêve, la longue marche identitaire de la plupart des héros, malgré les entourloupettes qu’invente le romancier dans ses romans futuristes, Le Bouthillier garde une belle lucidité face au devenir des Acadiens. Il se permet des propos durs dans plusieurs de ses ouvrages, dénonce l’esprit de clocher et les divergences qui séparent les tribus du Nord et du Sud. Il se permet un pas de côté et écrit de véritables manifestes avant de reprendre le fil de son récit. Comment ne pas craindre pour l’avenir de ces francophones qui abandonnent femme et enfants pour aller besogner dans l’Ouest canadien ? Tous savent que cela ne peut durer et que c’est peut-être un dernier hoquet avant la dislocation.
Le Bouthillier, cependant, est un incorrigible rêveur. Malgré les contours flous et inquiétants du présent, l’écrivain n’hésite jamais à imaginer un pays qui devient le centre du monde. L’Acadie permet de sauver la planète et la race humaine dans Tuer la lumière. L’image du Christ, qui meurt sur le Golgotha avant de ressusciter, se profile dans cette œuvre foisonnante. Il en profite alors pour secouer les périls qui menacent la planète. Le réchauffement du climat, la pollution et les mers devenues des cimetières avec la pêche commerciale trouvent une place dans ses écrits. Tous ses romans d’anticipation donnent un rôle primordial à l’Acadie, comme si elle était investie d’une mission et devait indiquer à l’humanité la direction à prendre. Le pays alors devient un pivot qui permet de sauver la race humaine et de se dire au monde.

EXPLORATION

Ce territoire, l’écrivain le sillonne par les mythes, les légendes, les événements qui ont changé la marche de son peuple. Il s’attarde à la navigation, le travail de la terre ou encore les belles réjouissances pour célébrer la Gougou qui hante les esprits. Il est facile de préparer un repas invraisemblable juste à lire les descriptions d’agapes gargantuesques.
Et que dire de son amour des mots, des expressions juteuses qu’il prend plaisir à chanter sur tous les tons en parlant de la pêche, de la mer ou encore des vagues qui se cassent sur la côte par temps de froidure, ou pendant l’embellie de l’été quand la brise se fait tendre comme « la peau satinée » d’une femme. Il peut alors sortir son Stradivarius et chanter, danser, boire et giguer sur le présent en tenant le futur par la taille. La poésie le sert bien dans ces élans un peu nostalgiques où l’écrivain s’abandonne au plaisir de dire et d’occuper toutes les surfaces de son corps.
Il arpente Caraquet la grande, sa terre de toutes les prédilections et de tous les imaginaires, les territoires qui vont de l’ancienne forteresse de Louisbourg à Ristigouche où s’est joué le sort de l’Amérique française. Il va par les Iles de la Madeleine, Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse, Saint-Pierre et Miquelon et même l’île de Jersey qui prendra de l’importance avec la famille Robin, ces capitalistes intraitables qui tiendront le pays dans leurs griffes à l’image de William Price dans le Bas-du-Fleuve et au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Un asservissement par l’endettement et l’éducation qu’on leur refuse. Le clergé aura longtemps la même attitude au Québec en imposant un enseignement qui se résumait à l’apprentissage des interdits de l’Église.

COMBAT

L’écrivain se transforme en historien, en ethnologue, en rêveur pour décrire, avec une justesse remarquable, les outils que les gens utilisaient pour le travail de la terre ou encore aller en mer pour le homard, l’éperlan et la morue. Il étonne par ses connaissances bibliques ou ses savoirs scientifiques dans ses œuvres d’anticipation, arrive à nous faire croire à ses plus délirantes fantaisies. C’est un véritable Melquiades qui fait surgir des mondes des poches de son manteau, dit la vérité en s’étourdissant dans ses menteries comme le répétait ma mère.
Le feu du Mauvais Temps, Les marées du Grand Dérangement ou Le borgo de l’Écumeuse envoûtent. Complices du silence et Isabelle-sur-mer plongent le lecteur dans l’histoire d’une Amérique méconnue. Cette fresque permet d’imaginer l’Acadie dans des temps futurs. Babel ressuscitée répond à ce désir de survie tout comme L’Acadien reprend son pays. Tuer la lumière, un véritable suspense, permet à son pays de jouer un rôle essentiel et nous transporte au Vatican où se décide le sort du monde.
Toute l’œuvre de Claude Le Bouthillier témoigne d’une lutte pour la survie d’une langue de plus en plus indécise, l’avenir de ce peuple que l’on a voulu biffer de la terre. Un modèle d’écrivain conscient et responsable. J’aime sa loyauté, le devoir de mémoire qui marque son œuvre. Il faut se souvenir, rêver, connaître ses racines pour mieux comprendre ses travers et ses hésitations. C’est plus qu’un travail d’écrivain auquel se livre le romancier, il se fait éveilleur de conscience et sonneur de cloches. Le passé oui, mais aussi l’avenir par le songe pour donner une leçon au monde. Parce que vivre, c’est faire des projets et se souvenir. Pas d’avenir sans passé et pas de présent sans l’espoir et le rêve.


BIBLIOGRAPHIE

L'acadien reprend son pays, Moncton, Éditions d'Acadie, 1977, 130 pages.
Jour de Grâce, (Version théâtrale de L’acadien reprend son pays) Les éditions de La  Grande Marée.
Isabelle-sur-mer, Moncton, Éditions d'Acadie, 1979, 160 pages.
C'est pour quand le paradis, Moncton, Éditions d'Acadie, 1984, 246 pages.
Le feu du mauvais temps, Montréal, Québec-Amérique, 1989, 448 pages.
Les marées du Grand Dérangement, Montréal, Éditions Québec-Amérique, 1994, 367 pages.
Le Borgo de l'écumeuse, Montréal, XYZ Éditeur, 1998, 215 pages.
Tisons péninsulaires, Tracadie, Les éditions de La Grande Marée, 2001, 89 pages.
Babel ressuscité, Moncton, Les Éditions de la francophonie, 2002, 172 pages.
Complices du silence ?, Tracadie, Les éditions de La Grande Marée, 2004, 211 pages.
Phantom Ships, Montréal, XYZ éditeur, 2004, traduction anglaise du Feu du mauvais temps.
Karma et coups de foudre, Montréal, XYZ éditeur, 2007, 127 pages.
La mer poivre, Tracadie, Les éditions de La Grande Marée, 2007, 75 pages.
Éros en thérapie, Montréal, XYZ éditeur, 2010, 296 pages. 
La terre tressée, Les éditions de la Grande Marée, 2011, 112 pages.
Caraquet la grande, Les éditions de La Grande Marée, 2012, 240 pages.
Sekoutomeg, Les éditions de La Grande Marée, 2014, 75 pages.
Tuer la lumière, Les éditions de La Grande Marée, 2015, 310 pages.

lundi 6 juin 2016

Qui entend les hurlements qui viennent du Nord

Une version de cette chronique est parue
dans Lettres québécoises, Été 2016,
numéro 162.
LE NORD DU QUÉBEC est un territoire de plus en plus présent dans la littérature québécoise. Il a été longtemps un espace dont on ne parlait pas et dont on rêvait. Yves Thériault, avec Agaguk, a été un précurseur en situant l’intrigue de son roman dans ces territoires hostiles et sauvages. C’était en 1958. D’autres écrivains ont suivi. Je pense à Paul Bussières avec Qui donc va consoler Mingo, un roman intense, une histoire d’amour et de vengeance. Jean Désy vient rapidement dans la liste. Ce coureur du froid a écrit sur ce vaste territoire, le sillonnant en amoureux qu’il est de ces espaces où l’humain fait face à une autre dimension. Un monde pour les aventuriers qui veulent connaître l’envers d’un Québec mal connu et souvent réduit à sa partie sud. Juliana Léveillé-Trudel présente un Nord miné par l’alcool, les drogues et la présence des hommes du Sud qui débarquent avec armes et bagages, séduisent des jeunes femmes, souvent des adolescentes, pour les quitter à l’automne dans le désarroi, la colère et la douleur.

Le Nord fait encore rêver les politiciens, surtout depuis la construction des grands barrages de la Baie James pour la production d’électricité. Symbole aussi d’argent vite fait et de prospérité pour les travailleurs. Un pays qui fait saliver les gouvernements qui imaginent une ruée vers les trésors miniers, créant ainsi un nouveau Klondike où tout est possible. Il semble que nous ayons toujours besoin d’un territoire où il est possible de rêver d'un recommencement, de tout changer et d’en revenir couvert d’or et d’argent. Le Nord-du-Québec est l’un de ces derniers espaces où le rêve et le fantasme peuvent encore germer. Les Inuit en particulier, subissent l’envahisseur en silence. Il arrive en avion avec ses machines, ses projets et des substances qui leur fait perdre contact avec leur réalité. Quand on n’a plus aucune emprise sur son environnement et son réel, il reste à s’aventurer dans le rêve et les illusions.
La narratrice de Nirliit s’occupe des enfants pendant les jours sans nuit de l'été où ils sont abandonnés à eux-mêmes et errent partout. Les travailleurs sont revenus avec les outardes, provoquant des remous dans la communauté, une certaine fébrilité. Ces mâles fascinent les jeunes femmes comme la flamme attire les papillons. L’aventure, le différent, le rêve de bousculer un quotidien tellement monotone. Une chance de croire que l’avenir peut échapper aux balises qu’elles connaissent. Ils sont tellement différents des hommes du village et ils ont l’attrait de l’étranger, de celui qui vient de loin.
Richard Desjardins a fait une chanson magnifique sur ce sujet pour Elisapie Isaac sur une musique de Pierre Lapointe. Il chante le drame d’une femme du Nord qui aime un Blanc. Il est là le temps d’une saison et repart avec tous les espoirs dans son sac.

T'es attirant comme un beau piège
Tes lèvres brillent comme un appât.

Elsie sait que son amour est impossible et qu’une autre femme attend son homme dans le Sud, mais elle rêve, aime, souffre et baisse la tête. C’est tout le drame de Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel.
Les Inuit surveillent ces hommes qui construisent des maisons ou des écoles, réalisent des projets qui souvent ont été imaginés par des gens du Sud qu’ils n’ont jamais rencontrés, qui savent ce qu’il leur faut et ce dont ils ont besoin. On les consulte si peu, si mal et est-ce qu’on les entend quand ils parlent. L’impression de ne pas avoir une langue commune même s’ils utilisent les mêmes mots.
Ils restent l’alcool, la drogue qui fait perdre la tête et qui peut mettre sa vie en danger et celle des autres. On paie jusqu’à 200 $ pour un dix onces de vodka. On boit, on hurle, on se bat, on baise avec n’importe qui, on mange n’importe quoi, on s’élance sur un tout-terrain pour fuir sa rage et se perdre dans la toundra qui avale tout. Le mari sait que sa femme le trompe avec l’étranger. Il baisse la tête, serre les poings, et sous l’effet de l’alcool peut éclater et commettre le pire. Elles sont si belles ces jeunes filles à peine rescapées de l’enfance et de l’innocence. Elles vivent un moment de grâce, le temps d’une saison en fermant les yeux pour ne pas penser à l’avenir.

Combien de temps avant que les nombreuses grossesses et les Coke enfilés à la chaîne ne vous fassent prendre une cinquantaine de livres ? Combien de temps avant que l’alcool, la cigarette et les nuits blanches ne rident prématurément vos visages, que les dizaines de sortes de bonbons disponibles à la Coop n’aient raison de la plupart de vos dents, combien de temps avant d’avoir vingt-cinq ans et d’en paraître quarante ? Des fois c’est très court, des fois vous atteignez le summum de votre beauté à treize ans et c’est terminé à quatorze, des fois vous êtres trop dures pour vous-mêmes ou alors c’est la vie qui ne vous fait pas de cadeau, des fois quatorze ans et déjà fanées les jolies roses du Nord. (p.29)

Drame

On imagine mal le drame de ces populations, les bouleversements survenus dans ces communautés de nomades depuis l’arrivée des Blancs et des missionnaires. En 1950, par exemple, les envahisseurs ont éliminé les chiens de traîneaux pour sédentariser des populations qui ont survécu en se déplaçant sur ce territoire immense selon les rythmes que la nature impose. Autant leur couper les jambes et les séquestrer. Ils sont perdus depuis, déboussolés, déchirés entre la tradition et une vie qu’ils ont du mal à comprendre. La sédentarité pour eux, c’est renoncer à leur nature profonde. Ceux et celles qui vont là-bas pour aider, comprendre, les accompagner ne peuvent que constater les dégâts. Nomades amputés, ils ne savent plus que fuir leur réalité qu’ils détestent, tuer dans un délire éthylique ou mettre fin à leurs jours.
Les jeunes femmes vivent « le grand amour » pendant quelques semaines, refusant de penser à l’automne, aux jours qui vont rétrécir. La même histoire se répète été après été. Les hommes remontent dans les avions et laissent un vide impossible à combler, une vie qu’il faut tenter de colmater. Ce n’est pas souvent possible parce que la rupture a été brutale et douloureuse. Les Inuit ressentent ces blessures d’amour au plus intime de leur âme. Il y a l’été où tout leur échappe et l’autre saison où il faut guérir ses blessures d’être.

Elle se demande comment on fait, comment on fait pour guérir son cœur, comment on fait pour s’empêcher de trembler et de continuer à espérer, encore. (p.171)

Un problème sociétal qui ne cesse d’empirer. C’est du moins ce que les récits qui se multiplient laissent entendre. Il faudrait peut-être empêcher les Blancs de venir semer la pagaille, laisser ce territoire aux autochtones pour qu’ils en fassent un pays qui correspond à leurs préoccupations et à leurs traditions. Comment résister à l’envahisseur ? Comment retrouver son être profond de nomade ?
Il faudra du temps, de la patience parce que les blessures sont profondes et que la convoitise des Blancs est là, émoustillée par la présence des minéraux précieux qui fait saliver les profiteurs, que d'autres projets risquent encore d’ignorer ces populations qui ne savent que se perdre dans les drogues et l’alcool. Le délire, c’est tout ce qu’ils peuvent partager.
Nirliit décrit un drame omniprésent dans les ouvrages de Jean Désy, mais qu’il n’aborde que rarement de front, préférant s’isoler dans une nature qui le transporte et l’enivre. Juliana Léveillé-Trudel est sans pitié en racontant l’histoire de ces jeunes femmes, à peine échappées de l’enfance, qui risquent tout devant le sourire d’un envahisseur même si elles savent que l’abandon, la solitude et souvent la violence les attendent après un si court été où elles rêvent d’abolir toutes les frontières.
Un récit terrible, le plus dur, le plus senti que j’ai lu sur ce pays si près et si loin. Un texte qui ne pardonne pas.
Une manière toute simple de raconter des drames qui m’ont laissé étourdi, comme foudroyé par la violence de ce pays si vaste et si beau. C’est tout le drame de l’Amérique qui se répète depuis que des Blancs se sont installés sur des territoires qui ne leur appartiennent pas. Les autochtones n’ont su que baisser la tête jusqu’à maintenant, mais il faut espérer que tout va changer. La mort lente de ces femmes en Abitibi ou sur la Côte-Nord, ces femmes enfermées dans un silence terrible, ne peut que nous faire frémir. Étrange, mais je racontais un peu ces contacts perturbants dans La mort d’Alexandre où des forestiers se permettent tout face aux Cris de l’Abitibi. C’était en 1982, mais personne ne semble entendre ce que les écrivains racontent. Louis Hamelin l’a fait dans Cowboy en décrivant le drame des Indiens et les terribles effets de ces contacts destructeurs. Je peux encore citer Lucie Lachapelle et Gérard Bouchard dans Uashat. Mais qui écoute le cri des écrivains au pays du Québec ? Espérons que le drame si terrible et si émouvant raconté par Juliana Léveillé-Trudel aura des échos. Surtout qu’il est question d’en faire un film. Peut-être que l’on entendra enfin les cris de désespoir qui proviennent du Nord pour tromper notre quiétude.

LÉVEILLÉ-TRUDEL JULIANA, NIRLIIT, Éditions LA PEUPLADE, 184 pages, 21,05 $

PROCHAINE CHRONIQUE : Les sanguines d’Elsa Pépin publié chez Alto.