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lundi 19 décembre 2016

Gisèle Villeneuve emprunte des sentiers inexplorés

ALFRED DESROCHERS, en 1966, répondait à la lettre d’une jeune fille. Elle lui avait envoyé un projet de roman. J’imagine que le poète recevait assez souvent ce genre de missives et qu’il répondait un peu pour la forme. Tout écrivain reçoit ce type de demande un jour ou l’autre. Gisèle Villeneuve, presque cinquante ans plus tard, répond à l’auteur d’À l’ombre de l’Orford dans un carnet étonnant et souvent imprévisible. Une manière de dire ce qu’elle pense de la littérature, de l’écriture, de son cheminement, de sa vie dans l’Ouest du Canada.

Le carnet permet d’oublier les projets de fiction et de se faufiler dans les coulisses de l’écriture. Il faut un peu de témérité parce que le genre demande une franchise totale. Ils sont quelques-uns à pratiquer cette écriture en apnée depuis le début de cette collection dirigée par Robert Lalonde chez Lévesque Éditeur. Gisèle Villeneuve signe ici le huitième de la série. Une aventure qui permet d’ouvrir des portes et donne l’occasion à l’écrivain de flâner dans des jardins que le roman lui interdit.
Gisèle Villeneuve jongle avec des idées bien arrêtées. Elle était une jeune fille studieuse et certainement très audacieuse. Je n’aurais jamais osé, quand j’ai commencé à fréquenter les mots, envoyer une de mes « tentatives » à une figure connue de la littérature. J’étais tellement imbibé de mes lectures et obnubilé par des modèles qui me barraient tous les chemins. Certains ont osé. Je pense à Pierre Caron qui a écrit à Georges Simenon. Il s’en est suivi une belle amitié, une correspondance fort attachante pendant des années.
Alfred Desrochers était une figure connue et surtout un poète qui n’a peut-être pas tout le mérite qu’il devrait avoir dans l’histoire de la poésie québécoise. Un explorateur attentif de son milieu, de la condition de ses semblables et de sa présence en cette terre d’Amérique que l’on feignait d’ignorer alors.

LA LETTRE

Gisèle Villeneuve n’a pas oublié les mots du poète. Ce n’était pas l’enthousiasme qu’elle attendait, certainement. On est si fragile quand on fait ses premiers pas dans le monde du dire, si malhabile et si plein de clichés. Nous ressemblons à une mince couche de givre un matin d’automne qui se brise au moindre toucher.

Pour confesser quoi ? Mon impolitesse de ne pas vous avoir répondu ? Pourtant, j’étais bien élevée. Pour justifier quoi ? Ma maladresse de fille de quinze ans ? Plutôt l’expression d’une timidité apprise en famille. Propos futiles qui n’expliqueraient rien. Malgré votre encouragement et vos compliments sur mes premiers jets d’écriture, pourquoi n’ai je pas répondu à votre lettre ? Je prends une gorgée de café. Par la fenêtre, je vois la rivière. Sur le sentier, une joggeuse passe. Puis un cycliste. Vous regarde droit dans les yeux. Parce que, cher poète disparu, je ne vous ai pas cru. (p.18)

Comment lui parler au-delà de la mort ? Dire ce qui n’a pas été dit. L’écrivaine s’est installée dans la partie ouest du Canada l’année où le poète est décédé. Elle a appris l’autre langue et peut bondir de l’une à l’autre sans perte d’équilibre, comme elle le fait quand elle va en montagne, se lance à l’assaut d’une paroi friable où elle doit penser chacun de ses gestes pour arriver au sommet, voir loin, voir le monde de haut comme l’écrivain doit le faire.
Alfred Desrochers sera plus une oreille, écoutant celle qui tourne dans les mots comme une derviche. Et que peut un mort, que lui faire raconter quand il s’est recroquevillé dans le silence depuis tant d’années ?

DEUX MONDES

Gisèle Villeneuve croit au travail, à la réflexion, au devoir de choisir les mots avant de s’aventurer dans un texte. Bien sûr, elle est souvent déroutante, surtout par son choix d’écrire en français et en anglais. Les deux langues se bousculent dans son esprit et s’imposent quand elle glisse sur la surface friable de la page. Non pas un mélange ou une forme de métissage, mais la juxtaposition des deux langues qui se relancent et s’interpellent.

Cette pratique de la bi-langue en écriture, d’où vient-elle ? Alfred, c’est en vous posant la question que je le reconnais. Cette pratique de la bi-langue vient de l’amour, car je suis devenue amoureuse in anoher language. Ce lien d’amour en écriture a poursuivi son petit bonhomme de chemin. À mon insu. Ce qui donne encore raison au conseil de Lou : « Il faut non seulement que la substance […] ait sombré dans l’oubli, mais encore qu’elle ait été épuisée. » (p.89)

Madame Villeneuve peut aller de l’une à l’autre selon les moments d’écriture, les émotions. Un peu difficile pour quelqu’un comme moi qui trébuche souvent en lisant la langue anglaise. Chose certaine, cela demande une gymnastique particulière. J’ai dû faire un effort singulier, me débattant un peu comme un poisson hors de l’eau.

Pour revenir à l’écrit. Dans mon écriture, la bi-langue est strictement un jeu littéraire. Le glissement d’une langue à l’autre dans le texte est un jeu d’amour, qui amplifie le plaisir du rythme et du son. Le plaisir aussi d’un certain déséquilibre. The uncanny. L’insolite. Une désorientation temporaire pour faire pencher l’esprit, pour le forcer à percevoir autrement. (p.95)

Malgré toutes les affirmations de l’écrivaine, je reste perplexe devant cette façon de traduire la réalité. Bondir d’une langue à l’autre, s’amuser à écrire dans la juxtaposions des « deux langues officielles » me laisse perplexe. Je sais ce que Gisèle Villeneuve va dire.

Tout de même, contrairement aux réactionnaires (les traumatisés de ma génération ?), je vois en ce jeu des deux langues parlées l’expression de la plasticité du cerveau, qui intègre dans la pratique les deux langues dont les éléments de syntaxe, de grammaire et de l’oralité sont dispersés partout dans le cerveau. (p.94)

L’écrivaine a écrit Visiting Elisabeth, un roman bi-langue qui peut être lu, selon elle, autant par les francophones que les anglophones. Il faut être au-dessus du volcan pour arriver à planer d’une langue à l’autre. Ce que je ne saurais faire. Il faut une vie pour apprivoiser une culture et une langue... Il me semble que cette entreprise nous laisse dans un entre-deux, sans jamais arriver à s’arracher à la gravité des mots, d’une pensée ou d’un regard.

LITTÉRATURE

Gisèle Villeneuve s’attarde à des projets qui prennent forme très lentement, raconte son amour de l’escalade et de la montagne. Ce sont là les plus belles pages de ce carnet qui nous entraîne dans un monde où chaque geste doit être pensé. Sinon, c’est la glissade et la mort. Un exercice exigeant physiquement comme l’écriture qui doit être une sorte d’ascèse où les mots deviennent essentiels au projet.
Elle raconte son enfance à Montréal, sa découverte du monde et son apprentissage de la vie, ses amours avec un homme d’origine tchèque et sa migration à Winnipeg. Le carnet devient quasi un manifeste, une tentative de traduire une réalité qui ne cesse de bouger.
Malgré mes hésitations, je sais que Gisèle Villeneuve va continuer sa route, grimper les parois des montagnes pour atteindre le sommet à bout de souffle. Parce que l’écriture, peu importe où l’on se trouve, peu importe la langue, est une aventure d'équilibriste. Chaque geste doit être pensé pour éviter la catastrophe. Madame Villeneuve y réussit parfaitement et souvent dans une prose étonnante. Elle aura au moins le mérite de m’avoir fait lire dans l’autre langue, ce que je fais rarement, ayant assez de mal déjà à me faufiler dans les textes en français. Un carnet étonnant où l’auteure bouscule nos pensées, nos certitudes et nos hésitations. L’écriture est là pour ça après tout.
Oui, j’ai hésité devant certains propos, mais j’ai aimé. Et l’idée de répondre à Alfred Desrochers m’a donné le goût de relire « ce fils déchu de race surhumaine ». Un carnet fascinant, une pensée originale qui n’emprunte pas les chemins balisés. Un étonnement et une manière particulièrement originale de secouer la réalité et l'art de dire.

NUE ET CRUE LETTRE AU POÈTE DISPARU de GISÈLE VILLENEUVE est publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : Un été à Provincetown, de CAROLINE VU, paru aux ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.