mercredi 5 juillet 2006

Yves Dupéré plonge dans la révolte des Patriotes

«Quand tombe le lys», le premier roman d’Yves Dupéré, nous faisait revivre les derniers moments de la Nouvelle-France. Ce citoyen de Jonquière était tout heureux de m’annoncer la parution de son second roman quand je l’ai croisé lors de l’une de mes promenades le long de la rivière aux Sables. J’ai un peu sursauté. Son premier roman est sorti fin 2004.
Cette fois, il entraîne le lecteur dans la révolte des Patriotes de 1837 dans «Les derniers insurgés». Un bon nombre de citoyens voulaient faire du Québec un pays libre et francophone. Louis Cardinal devient le coeur de cette brique de 400 pages avec son ennemi Benjamin Landry. On croirait retrouver Méo et son voisin Landry qui se heurtent tout au long de «Mistouk» de Gérard Bouchard.
Louis épouse la cause des Patriotes et Benjamin collabore avec les Loyalistes. Ils se haïssent, se défient et s’humilient à la moindre occasion. Il y a aussi Roxane, l’amie d’enfance, la fille du seigneur Archambault qui a grandi dans la meilleure société de Londres. Au retour de la famille dans la colonie, l’amour éclate même si tout la sépare de Louis. La bourgeoise et le cultivateur.
«La pauvreté lui donnait des frissons dans le dos. Elle détestait voir des êtres humains à la recherche constante de moyens pour vivre honorablement. Elle ne pouvait se faire à l’idée qu’un homme, une femme ou un enfant soit privé de repas chauds, d’un toit pour dormir et de vêtements pour passer à travers le dur hiver canadien,» (p.143)
Roxane a ramené un fiancé, un militaire qui sert dans l’armée de Colborne qui réprime le soulèvement. Le bon et le méchant, la belle et séduisante jeune fille, la guerre et l’appel de la liberté. Tous les éléments sont là pour faire un bon roman.

Période méconnue

Surtout que cette période de notre histoire est méconnue. Tout le monde connaît les Patriotes sans trop savoir les raisons de leur révolte. Dupéré présente les grands acteurs de cette période trouble. Nelson, Lorimier, Papineau qui n’a guère le beau rôle et plusieurs autres.
Toujours bien documenté, Dupéré est capable de décrire des scènes guerrières de façon saisissante. C’était la grande force de son premier ouvrage.
Encore une fois le portrait de société est fort intéressant. Les bourgeois et les seigneurs collaborent avec les Anglais et ne pensent qu’à s’enrichir. Ils méprisent les paysans qui étouffent sous les contraintes et sont souvent plus fanatiques que les Anglais.
L’historien avait un peu tendance à s’étendre dans son premier ouvrage, mais cela ne gâchait pas la lecture. On ne peut qu’exiger plus d’un second ouvrage. Après tout, le romancier a eu le temps de corriger certaines lacunes et de pousser plus loin son écriture.
S’il avait su éviter ce piège dans le premier roman, il sombre corps et âme dans «Les derniers insurgés», s’entête à vouloir tout dire, tout décrire et ne laisse aucun espace au lecteur. Et quand il s’aventure dans les scènes intimes et amoureuses, il s’enlise. «Avec un charmant sourire au visage, baissa les yeux vers le sol; durant son discours, il parlait avec éloquence, Le maquillage sur son visage; Roxane avait posé sa tête sur le torse imberbe de Matthew, Et se pencha à sa hauteur, Après une brève pause de quelques secondes.»
Il aurait fallu tailler dans cette masse brute. On sent que l’auteur a voulu gonfler son ouvrage. Les descriptions des combats et des affrontements guerriers sauvent ce roman du naufrage. Le dernier tiers surtout! Une bonne centaine de pages en trop. Dommage!
Je veux bien croire qu’il a publié trop rapidement, mais le romancier devra apprendre la sobriété à l’historien, suggérer plutôt que de s’acharner à décrire les chaises, les meubles, les vêtements, les maisons dans le moindre détail. Éviter aussi les évidences qui pullulent tout au long des chapitres.
Il ne faut pas oublier que le roman historique, malgré la matière, reste un ouvrage littéraire qui doit être porté par la qualité de l’écriture. À lire pour le contenu historique.

«Les derniers insurgés» d’Yves Dupéré a été publié aux Éditions HMH Hurtubise.

lundi 26 juin 2006

Un été pour redécouvrir tout Marie-Claire Blais

J'ai toujours fait de mes vacances une aventure de lecture. Une plage avec du sable fin peut devenir un lieu de lecture incroyable. J'ai connu des étés inoubliables sur le granite brûlant de l'Ashuapmushuan avec Francine Noël et son formidable roman «La conjuration des bâtards». Une œuvre remarquable! Il y a eu Erskine Caldwell, Jacques Ferron et bien d'autres.
Il y a quelques années, je décidais de tout relire Marie-Claire Blais. Une folie parce que Madame Blais multiplie les titres depuis «La belle bête» paru en 1959. Pulsion, animalité et marginalité marquaient déjà l'œuvre de cette écrivaine qui entamait ses vingt ans. Anecdote intéressante, ce roman a été édité grâce au père Georges-Henri Lévesque, celui qui a donné son nom à la bibliothèque de Roberval.
Sous un large parasol, j'ai lu les vingt-trois romans de cette écrivaine éblouissante. Plus de quatre milles pages, une jungle où l'on s'égare avec bonheur, vivant toutes les émotions en passant de «La belle bête» à «Soifs».
Pareille aventure m'a permis d'emprunter les sentiers qui mènent vers le «Grand roman», celui dont rêvent tous les écrivains.

Découverte

Il a fallu «Une saison dans la vie d'Emmanuel» pour que Marie-Claire Blais s'impose comme une écrivaine à la voix singulière. Un portrait magistral avec grand-mère Antoinette et Jean Le Maigre, ce poète rêveur qui mourait de ses amours incestueuses et de la tuberculose. Un choc pour le Québec qui s'apprêtait à plonger dans la Révolution tranquille!
De roman en roman, je me suis étourdi par ces univers étranges, épousant les métamorphoses de l'écrivaine, figeant dans ses hésitations pour repartir sur une phrase rebelle. Parce que Marie-Claire Blais a l'art d'aller où le lecteur ne l'attend jamais avec son écriture ample et souvent somptueuse.
Toute son œuvre est une recherche et une quête marquée par un humanisme profond.
Quel délice de m'attarder dans les romans des «Manuscrits de Pauline Archange» où elle décrit la société québécoise avec justesse, évitant les clichés et le maniérisme. Il y a là tout le monde de Michel Tremblay, une écriture beaucoup plus sentie et surtout moins caricaturale.
J'ai reçu comme un coup de fouet «Un Joualonais sa Joualonie» où elle répond à une certaine volonté de créer une langue québécoise, se moque de certains ténors qui parlaient plus qu'ils n'écrivaient. Elle a toujours su prendre du recul et éviter les sentiers trop fréquentés. Il le faut pour faire une œuvre personnelle et se tenir au-dessus de la mêlée.

Tournant

Et vint «Le sourd dans la ville» où elle déboussolait son lecteur et plongeait dans une écriture nouvelle, cherchant ce souffle qui la ferait basculer dans un univers éclaté à la manière de Pierre Brueghel ou de Jérôme Bosch.
L'écriture perd les étriers de la ponctuation, se libère de tous les carcans. Le lecteur est happé par une phrase touffue comme «Le jardin des délices» de Bosch, ce tableau qui multiplie les personnages et les situations. Il faudra quelques romans avant qu'elle ne maîtrise parfaitement cette écriture. Cette recherche trouvait son accomplissement dans la trilogie qui débute avec «Soifs». Des romans incroyables, des œuvres qui nous noient presque dans les tourments du monde actuel! Un clin d'œil aussi à cette grande sœur qu'est Virginia Woolf. Ceux qui affirment que les grandes oeuvres littéraires n'existent pas au Québec ne connaissent guère Marie-Claire Blais.
J'ai pris tant de notes pendant ces semaines qu'un jour, peut-être, j'écrirai un essai de lecture et d'écriture, de soleil et de sable, prenant plaisir à m’égarer dans l'œuvre de Marie-Claire Blais.
Je devais, l'automne suivant, lors du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, avoir la chance de la conduire à Saint-Félicien. Je me suis retenu pour ne pas emprunter le chemin le plus long pour faire durer le plaisir. Nous aurions pu sillonner le Québec en interpellant ses personnages, les mots qu'elle ne cesse de bousculer.
J'ai ratissé un espace de sable, bousculé deux ou trois fourmis et c'est au tour de Robert Lalonde cet été. De quoi profiter des jours de nuages, des vagues calmantes et des averses de soleil qui mettent tant de cris dans la bouche des enfants.

Les livres de Marie-Claire Blais et Robert Lalonde sont publiés aux Éditions du Boréal.

Larry Tremblay ne fait rien comme les autres

Larry Tremblay n’arrive jamais à être banal quand il se faufile du côté du roman ou du récit, s’aventure sur une scène comme comédien, auteur ou metteur en scène. Tout est possible avec lui, même quand il bascule du côté de la poésie. Il étonne dans tous les volets de la littérature par son originalité et sa justesse.
Que d’expériences depuis ses premiers pas de kathakali au mont Jacob de Jonquière. Il revenait alors de l’Inde. Comment oublier «Provincetown Playhouse» où il se débattait dans un texte suffocant. Tout de blanc vêtu, il martelait les phrases de ses pieds nus sur le bois du plancher. Prisonnier d’un texte que le spectateur pouvait lire sur les murs de la «Maison carrée» de Chicoutimi, le comédien exprimait par son corps la parole de Normand Chaurette.
Comme bien d’autres, il a voulu aller de l’autre côté du parc des Laurentides. Il y avait Montréal, l’Europe, particulièrement l’Italie. Qui peut oublier «The Dragonfly of Chicoutimi» et l’ultime représentation de Jean-Louis Millette au Petit théâtre de l’Université du Québec à Chicoutimi? Ou encore «Le ventriloque», cette pièce gigogne présentée récemment en traduction à Toronto et qui nous entraîne dans des univers troublants.
Larry Tremblay s’est même permis une escapade parmi les finalistes du Prix du gouverneur général avec «Le mangeur de bicyclette», un roman qui contient des pages d’une beauté voluptueuse comme le Saguenay en juillet. Un roman tellurique qui bouscule les époques et les espaces.

Récits

«Piercing» vient de paraître chez Gallimard. J’ai parlé de ce récit dans «Lettres québécoises». J’avais lu également «Anna à la lettre C». Deux rééditions qui complètent la trilogie. «La hache» vient de faire l’objet d’un spectacle mis en scène par l’auteur à Montréal.
Ces trois récits fouillent les pulsions qui poussent les êtres les uns contre les autres comme les vagues sur des rochers. «La hache» aborde l’obsession du désir de contrôle. Un texte incantatoire qui envoûte le lecteur. Il faut voir comment il retourne la crise de la vache folle. Un symptôme et un symbole collectif d’une pensée inquiétante, à la frontière de la mort et de la vie.
«Piercing» nous fait suivre Marie-Hélène, une adolescente qui s’échappe de Chicoutimi à la mort de son père. Dans les rues de Montréal, elle suit des garçons qui se prostituent et obéissent aux «suggestions» de Serge, un maniaque du piercing. Elle n’y échappera pas.
Encore là un désir de contrôle et de domination, une fascination pour la pureté qui mène à la mutilation physique. Larry Tremblay empoigne les forces sourdes qui justifient les guerres et les idéologies qui nient les individus.
«Mon cerveau produisait ces idées mensongères pour m’éloigner de boulevards autrement plus dangereux, pour m’empêcher de réaliser à quel point j’étais devenu moi-même plus dangereux que les inconnus qui frappent au hasard quand la nuit plonge les visages dans l’étonnement et l’horreur, plus dangereux que ces jeunes que je voulais à tout prix mépriser et rendre responsables de la décadence du monde parce que l’odeur de leur vie tourne la tête, parce que leurs regards pardonnent rarement, parce que leurs corps s’ajustent plus facilement aux rythmes brutaux mais essentiels de la pensée jaillissante, débarrassée de lourdeur, de répétition, de manie…» (p.15)
 
Actualité

Larry Tremblay est un grand dramaturge et un écrivain formidable, peut-être l’un des plus originaux du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Un créateur important qui bouscule les ruses de la pensée, le langage des corps dans une société malade de ses excès et de ses rêves. On pourrait s’attarder à son écriture qui devient vite incantatoire et troublante. Il demeure un explorateur, un penseur, un écrivain unique et surtout, un éveilleur de conscience.
Le Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean lui a rendu hommage en 2000. Une fête pleinement justifiée.

«Piercing» de Larry Tremblay est publié chez Gallimard.

jeudi 15 juin 2006

Tony Tremblay continue de s'affirmer

Je n’ouvre jamais un recueil de poésie sans hésiter. Je sais que je vais devoir me coltailler avec les mots, relire une dizaine de fois chacun des poèmes, m’acharner tel un pic-bois contre un arbre pour descendre au coeur de ces textes.
Je tourne depuis des semaines autour de «Rock land» de Tony Tremblay, le quatrième recueil de ce poète né à Jonquière. Il vit maintenant à Montréal, mais ne rate jamais une occasion de revenir dans la région. Il était de «La nuitte de la poésie» avec nombre de comparses, fin avril. Jean-Paul Daoust, José Aquelin, un formidable lecteur, et Jean-Marc Desgent, pour n’en signaler que quelques-uns, étaient de la mission. J’ai entendu Tony Tremblay plusieurs fois sur scène. Ici comme ailleurs, il peut être aussi un redoutable lecteur quand il se donne la peine.
«Pour aller à l’essentiel, on se brise parfois le nez sur les roches de l’enfance. L’important, c’est de se relever. Bonne lecture!» C’est pour ce genre de phrases que j’aime faire dédicacer les livres. Tony Tremblay offre toujours une clef qui permet de pousser la porte de son univers.
«J’ai dépouillé mes poèmes, arrêté de chercher l’image pour l’image», tient-il à préciser. Il se promettait alors des vacances au Saguenay cet été, histoire de retrouver un pays et des paysages. La saison a été rude à l’émission «Macadam Tribus» de Radio-Canada où il était poète en résidence.
«Rock land» présente quatre volets. «Rock land», «La population des dormeurs», «Au sanatorium de la convergence» et «Zaitochi de Montréal». Zaitochi est un héros très populaire au Japon, redoutable combattant paraît-il, renommé pour la précision de ses coups.

Patience

J’en suis à ma sixième ou septième lecture. L’impression que le décodage n’aura jamais de fin. Je bute sur ces textes comme sur du granite, me glisse entre les mots, m’acharne et finis par déceler des failles, des éléments qui supportent la charpente du recueil. Le minéral, le végétal et l’arbre qui lient le sol et l’air.
«Tu émerges de la terre / c’est dire les pierres qui te transpercent / les monstres qui t’ouvrent d’épines» (p.18)
Une terrible solitude! Le poète est une comète qui égratigne l’espace, un chercheur qui ne possède que le doute. Peut-il en être autrement quand on remet tout en question. Les poètes cherchent un sens dans la glissade des jours, frôlent la folie, l’angoisse et souvent la mort. La poésie ici empêche cette minéralisation qui avale la parole.
«des cailloux / cassent les phrases / dans ma bouche» (p.29)
Tony Tremblay surveille ses contemporains, garde des liens avec les poètes de l’affirmation qui ont secoué les années soixante et dix. C’est pourquoi je le lis et relis depuis «Rue pétrole-océan».

Arbres

Monde qui se fige et qui n’est pas sans évoquer Guillevic qui craignait le réveil des pierres et l’affrontement ultime avec les humains. Cris, appels, marche et martèlement des mots malgré les phrases qui deviennent des cailloux sur la langue. Il faut surveiller le monde, parler pour que la vie persiste et demeure possible.
Des arbres aussi, poussées de sève et de vie qui s’arrachent à la terre pour s’épanouir dans l’éclatement des feuilles. Un clin d’œil à Paul-Marie Lapointe peut-être… L’homme se moule à l’arbre, s’y enfonce pour protéger le mot, la «preuve» de son existence. Debout sur les racines et ses angoisses, il surveille. Il le faut pour engendrer la parole, jeter des mots comme des grenades dans l’espace, continuer à exister.
 «que reste-t-il dans le cœur / une fois rendu au bout du poème / aux limites du souffle / quand les mensonges sortent des yeux / que reste-t-il à l’homme et la femme / ils souffrent d’interminables recommencements / même quand les feuilles poussent / au printemps» (p.57)
Le poète demeure un résistant et un téméraire qui tente d’expliquer l’univers, la course des humains avec quelques mots comme arme. C’est l’immense défi de la poésie, son rôle essentiel. Les vrais poètes forgent des mondes et se font donneurs de sens. Tony Tremblay est du nombre.

«Rock land» de Tony Tremblay est publié à l’Hexagone.

jeudi 8 juin 2006

Caroline Montpetit s'intéresse aux gens ordinaires

Je vais proférer une énormité: les journalistes font rarement de bons écrivains. Ils sont contaminés par la vitesse du quotidien et n’ont guère la persévérance de rendre un texte lisse et rond. L’instantanéité épouse mal le travail de lenteur et de patience qu’exige la littérature.
Caroline Montpetit, journaliste au Devoir, section littéraire, vient de publier «Tomber du ciel», onze nouvelles brèves. L’attente est grande pour une figure connue du monde journalistique.
Je me sens toujours un peu fébrile devant un premier ouvrage, un monde nouveau, un regard qui révèle une direction. Une entrée en littérature a quelque chose d’émouvant, comme les premiers pas d’un bal qui lance dans la vie.
J’ai lambiné d’abord, flâné dans «Un vieil homme», le premier texte du recueil, celui qui place cet univers. Il le faut pour apprivoiser la «petite musique» qui caractérise un écrivain, sentir un souffle et, surtout, repérer certaines balises.

Gens ordinaires

«Il y avait entre nous une maison, un ancien logis de cultivateur, avec une façade de pierre, campée sur la rive abrupte d’un torrent. Elle était invisible de la route, mais une pancarte affichant les mots «À vendre» l’annonçait au bord du rang.» (p.11)
Les drames intimes attirent peu l’attention. Qui s’attarde à la maladie d’un homme qui doit vendre une maison qu’il a imaginée, une femme que la maternité hante, un joueur qui mise sa vie ou une vieille femme qui se faufile entre les trous de sa mémoire. Ces vies, on peut les deviner en s’attardant dans les rues, en se faufilant derrière les pancartes ou en emboîtant le pas d’une dame qui s’appuie sur sa canne. Il suffit d’avoir l’œil, du temps et de la patience, surtout l’envie d’aller au-delà des apparences. Ce que le journalisme ne permet guère.
Ils sont partout ces héros du quotidien. Parce que la vie blesse presque toujours les hommes et les femmes, les abandonne dans des obsessions et des situations qui risquent de les briser.

Retenue

«Chaque automne, comme la plupart des gens de l’île, elle avait pris le traversier pour la côte, seule avec ses bagages. Elle ne revenait que de longs mois plus tard, en même temps que les oiseaux qui envahissent les caps, au moment où l’on pouvait jouer à se laisser pousser par le vent du haut d’une butte, pour s’étendre de tout son long dans l’herbe folle.» (p.112)
Il suffit d’une phrase pour faire vaciller le monde. C’est le meilleur que Caroline Montpetit nous offre dans cette «Ile aux Corbeaux». Une société étouffée dans ses silences et ses haines séculaires. On devine là tout le potentiel de l’écrivaine. Son texte prend la largeur de l’horizon, devient aérien et ample. Une cadence s’impose et nous entraîne doucement. C’est peut-être un tour de force que de réussir cela avec une écriture toute en retenue et en discrétion.
Parce que cette écrivaine préfère l’aquarelle, le petit point pour esquisser des drames, suggérer un glissement qui change la vie, éventer un secret peut-être. Elle n’hésite jamais non plus à tourner le dos à son lecteur au moment où la porte grince. À lui d’imaginer la suite. Il faut aimer les porcelaines délicates pour apprécier ce genre de textes. 
Caroline Montpetit démontre un talent certain même si une volonté de tout maîtriser étouffe souvent ses nouvelles. Il lui faudra aussi mieux choisir ses sujets. Certains textes sont convenus et prévisibles. Je pense à «La visite» entre autres… Parfois cependant, une embellie, un éclat de lumière perce la masse nuageuse. Oui, quand elle arrêtera de trop se surveiller, elle pourrait étonner.
«Louise ferma les yeux. C’était dans ce calme, cette fraîcheur, qu’elle espérait le paradis; un paradis dont elle s’approchait à chaque dose de la drogue qui coulait désormais dans ses veines. Tout à l’heure, comme tous les soirs, ses enfants rentreraient chez eux. Il serait enfin temps de mourir.» (p.126)
J’ai croisé les bras, refermé le recueil et laissé le temps s’avancer pour que les mots s’incrustent en moi. C’est cela la littérature.

«Tomber du ciel»  de Caroline Montpetit est paru chez Boréal.