jeudi 12 octobre 2006

Émilie Andrewes va à la recherche du père

«Les mouches pauvres d’Esope», d’Émilie Andrewes, entraînait le lecteur dans un imaginaire déroutant. Les images fusaient comme des feux d’artifices et crépitaient, empruntant des pistes peu connues. Ce n’était pas sans évoquer «L’écume des jours» de Boris Vian ou «Le souffle de l’Harmattan» de Sylvain Trudel.
Elle revient dans «Eldon d’or», son second roman, avec un long monologue, celui de Gratz qui explique le monde à son petit-fils Eldon. L’aïeul raconte sa vie et s’attarde aux pages familiales. Il a connu une enfance fabuleuse. Les parents aubergistes ne recevaient à peu près jamais de voyageurs, vivaient à la lisière du monde. Le père chassait et transformait les peaux dans une petite cordonnerie, le refuge du jeune Gratz. Un temps qui évoque les coureurs des bois, la nature sauvage et des aventures inquiétantes.
Gratz vivra l’amour total avec Mescée, une jeune voisine qui le quitte quand ses parents doivent partir. On croirait retrouver une chanson de Richard Desjardins.
Le jeune garçon se recroqueville dans une peine vaste comme l’univers. Il lui faudra des années pour cicatriser cette blessure, la rencontre de Flaune qui deviendra sa femme et un meurtre libérateur. Une histoire qui va au-delà de la mort et de la vie. Des passions qui embrasent et retournent l’être comme dans les fables et les contes.

Recherche du père

Le père de Gratz appréciait particulièrement la peau des «lies», un animal fabuleux qui vit au pays des femmes géantes. Gratz tentera de trouver son père disparu sans laisser de traces et apprivoisera ces femmes fascinantes. Il reviendra changé, avec plus de questions que de réponses. C’est le propre du voyage.
«Si j’étais là-bas, c’était pour me battre avec mon père, avec son absence en moi. Et quoi de plus biaisé et épuisant que de se battre contre des souvenirs. Valait mieux aller sur un nouveau territoire, idéalement où je n’avais pas à être, un lieu de son passage, par exemple, et chercher ce que lui, il y avait trouvé. Son absence, incarnée par un hululement, j’entendais un hululement humain, sa voix grave résonant dans le vide qu’il m’avait légué à sa mort.»  (p.70)
Émilie Andrewes ne s’enfarge pas dans le plausible pour mon plus grand plaisir. Elle suit les pulsions qui poussent la vie dans ses derniers retranchements, les élans où tout peut arriver. Une écrivaine qui aime les situations extrêmes, les dangers où un faux pas risque de tout gâcher.
«La réalité se transforma en un bloc opaque, un objet duquel nous étions expulsés. À trop vouloir éloigner la vie de la mort, nous étions en train de la tuer. En voulant contrôler ce qui se dérobait, nous étions sur le point d’incarner ce que nous nous acharnions à vouloir faire disparaître.» (p.33)

Écriture fluide

Si dans «Les mouches pauvres d’Ésope», Émilie Andrewes recherchait un peu trop les effets, dans ce second roman l’écriture devient fluide et plus sobre. Elle contrôle mieux ses élans et laisse l’espace à cet imaginaire qui suffit à dérouter le plus aguerri des lecteurs.
«Autour des poignets et des chevilles, les lies ont des poches de vide, des chambres d’échos. Au cours d’un combat, les fragments d’os brisés s’y accumulent très rapidement. Alors plus l’animal est mal en point, plus la musique s’élève. Quand ils s’assènent des coups, les fractions d’os s’entrechoquent sous la peau, dans ses réservoirs d’air. Ainsi, la mort est proche, la douleur devenant atroce pour eux quand la musique devient trop belle pour nous.» (p.82)
Une écrivaine qui a un ton, une voix, un souffle, une fraîcheur et un imaginaire qui nous entraîne dans un monde onirique, ramène les archétypes et certaines pulsions animales. Un vrai plaisir pour ceux qui ne craignent pas de plonger dans des mondes qui sommeillent en nous, peut-être. Il faut cependant accepter d’abandonner ses balises sinon la lecture devient difficile.
Le plaisir est décuplé quand on lit «Les mouches pauvres d’Esope» et «Eldon d’or» d’Émilie Andrewes, l’un à la suite de l’autre. Un voyage au pays de l’imaginaire.

«Eldon d’or» d’Émilie Andrewes est paru chez XYZ Éditeur.

Jacques Godbout continue de déranger

Jacques Godbout a soulevé la colère, récemment, en se demandant dans le magazine «L’actualité», si le Québec francophone et blanc ne disparaîtrait pas faute de combattants d’ici une cinquantaine d’années.
Il jonglait avec le comportement des arrivants et le taux de natalité des francophones de la Belle Province. Il ne faut pourtant pas être sorcier pour constater que beaucoup de nouveaux Québécois s’intègrent mal aux francophones et reconstituent ici les conditions qui prévalaient dans leur pays d’origine en s’installant à Montréal.
Jacques Godbout a été injurié dans les journaux montréalais. «Le Devoir», particulièrement, a publié des lettres hargneuses et myopes.
Moralité : les évidences ne sont pas bonnes à dire et autant enfiler des gants blancs pour parler de la nation québécoise et de son avenir. Demandez à Jacques Parizeau. Il est devenu un raciste pour une phrase malheureuse prononcée à la suite des résultats du dernier référendum.

Empoignade

Les questionnements au Québec tournent souvent à l’empoignade. On préfère les divagations de certains mentors, les vérités d’un Stéphane Gendron, maire de Huntingdon et gourou de service.
Plus inquiétant, l’âgisme règne de plus en plus dans les tribunes populaires. Les baby-boomers héritent de tous les travers et de toutes les tares. Pour plusieurs, le Québec est né en 1980. Ceux qui étaient là avant devraient se recroqueviller dans leur chaise berçante. Surtout, ils n’ont pas le droit de protester ou de réfléchir.
Ces stupidités servent à braquer les générations. Comme si un pays n’était pas constitué de nouveaux arrivants, d’enfants, d’adolescents, de travailleurs et de retraités.
J’ai même lu sur un blogue que Jacques Godbout avait tout orchestré pour promouvoir la vente de son dernier roman. C’est pousser le cynisme pas mal loin. Il ne faudrait quand même pas oublier qu’il est l’un de nos littérateurs importants au Québec. «L’aquarium», «Le couteau sur la table» et «Salut Galarneau» ont marqué une génération de lecteurs, y compris la mienne. Il m’a ouvert les portes de la littérature québécoise en quelque sorte. Et comment oublier son travail de cinéaste…

Réflexions

Jacques Godbout a toujours questionné notre «société marchande» et les médias qui jonglent avec des images usées. C’est peut-être pourquoi on aime tellement l’attaquer. Il ne faut pas oublier non plus qu’il demeure le fondateur de l’Union des écrivains et des écrivaines du Québec et qu’il n’est pas étranger au succès des Éditions du Boréal.
Nous avons la mémoire courte au Québec et les clichés nous plaisent en autant que tout le monde en parle.
Heureusement, Jacques Godbout n’abdique pas. L’écrivain s’amuse dans son dernier roman en suivant un Québécois à Paris, un jeune retraité qui croit changer la littérature. Godbout connaît bien le sujet. Les Québécois ont beau être édités en France, ils restent des écrivains connus au Québec avant tout. Tout le milieu le sait sauf les journalistes qui crient au miracle à chaque fois qu’un écrivain publie au Seuil ou chez Robert-Laffont. Il suffit de lancer un roman à Paris et il va faire la Une de tous les journaux d’ici. Ce cirque tient de la pensée colonialiste et sert à jeter de la poudre aux yeux.

Nouvelle jeunesse

«La concierge du Panthéon» est un roman vif, pétillant, plein de sourires et de bulles stimulantes. Jacques Godbout a gardé sa jeunesse et son humour propre. Il montre les tourments qui secouent certains littérateurs du Québec et questionne encore une fois notre identité si fragile.
«Je venais à Paris pour une métamorphose, une transmutation, j’avais laissé derrière moi ma vieille pelure, je croyais pouvoir m’adresser à mes confrères, un peu comme un Martien qui, tout frais descendu de son astronef, partirait à la recherche du chef des Terriens. Le chef me reconnaîtrait, me fournirait tout ce dont je pouvais avoir besoin pour mener à bien ma tâche et rentrer quelques mois plus tard au pays, avec la satisfaction du devoir accompli.» (p.16)
Oui, monsieur Godbout, continuez à nous montrer nos contradictions même si cela fait hurler les guichetiers de la nouvelle bienséance. C’est signe que vous demeurez pertinent et que vous êtes nécessaire au Québec. J’espère que vous serez, encore longtemps, le malcommode que vous avez toujours été. «La concierge du Panthéon» se lit le sourire aux lèvres. Vous m’avez procuré un vrai plaisir de lecture.

«La concierge du Panthéon» a été publié aux Éditions du Seuil.

Vaillancourt continue son étrange aventure


Marc Vaillancourt est peut-être l’écrivain le plus étrange et le plus déroutant du Québec. Ce Chicoutimien a étudié le latin comme beaucoup de Québécois et il ne s’en est jamais remis. Cette langue est la clef du savoir et de la connaissance pour lui. Hors du latin, tout n’est qu’ignorance et bêtise.
Il publie régulièrement depuis 1992. Poèmes, essais, récits, roman marqués par ce savoir et cette langue qui sont de véritables hantises.
Je dois être l’un des rares au Québec à posséder l’ensemble de ses ouvrages et à suivre son parcours qui échappe à toutes les normes. Je ne sais pourquoi je m’entête à voir où il en est, quelle direction il va prendre. Force est de constater qu’il piétine et se répète de livre en livre.
Ses essais sont des monstres de mauvaise foi, de certitudes, de mépris, de misogynie et de sexisme. J’ai lu «Les ailes de la sibylle» et ses aphorismes où il charge aveuglément tout ceux qui publient et écrivent au Québec. Les femmes surtout ont droit à sa hargne. Les écrivains au Québec, selon notre latiniste retardé, sont des ignares, des béotiens et des imposteurs. On croirait surprendre Mordecaï Richler quand il perdait les pédales dans les journaux américains.
Le propos est tellement grossier qu’il est impossible de le prendre au sérieux malgré ses sparages, sa rhétorique, les citations d’auteurs oubliés et son écriture nourrie à la cortisone.
Je me suis lassé rapidement de son roman «Un travelo nommé Daisy» malgré un bon départ. Un clin d’œil au dramaturge Tennessee Williams, vous vous en doutez. Une véritable hérésie si on se fie à la logique de notre latiniste fondamentaliste. Un bon début, quelques dizaines de pages et le fiel se répand sur toutes les pages.
Il revient avec le «La cour des contes», un titre qu’il a chipé à la poétesse Louise de Vilmorin. Il l’avoue.
Je croyais que Marc Vaillancourt avait compris, du moins dans les premiers récits. De bons textes. Voici que je suis du côté des crétins qui le louangent ou qui lui administrent des baffes. Les journalistes et les critiques sont des paltoquets et des rustres dans l’esprit de notre intégriste. «Note me tangere», In extremis ou le dernier Noël de Yann Moreault» tout comme «La Chine m’inquiète» sont agréables malgré cette volonté de toujours tout compliquer. Un humour se dégage, un monde, un univers qui peut séduire.
Rapidement pourtant, il retrouve ses obsessions et ses jugements à l’emporte-pièce. Il traîne tout le monde dans la fange et la boue.
Pourquoi alors lire Marc Vaillancourt? Il est rare de rencontrer un homme d’une autre époque, quelqu’un qui s’est réfugié dans ce Québec qui se complaisait dans les versions latines et les déclinaisons.
Pourtant quand il oublie ses obsessions et sa volonté de faire comme si, il peut être attachant et étonnant. Il y a ici et là, des phrases qui sont des embellies dans une sacristie couverte de poussière. C’est peut-être pour cela que je continue à le suivre tout en gardant mes distances de peur d’être contaminé par ses obsessions. Dommage! Marc Vaillancourt gaspille un talent immense dans une recherche frénétique d’attention. La littérature peut aussi mener à une sorte d’obsession qui fait que l’on coupe tous les ponts avec ses contemporains et même avec sa propre culture. Voilà peut-être la plus terrible des aliénations. 

«La cour des contes» de Marc Vaillancourt est paru aux Éditions Triptyque.

dimanche 1 octobre 2006

Henri Lamoureux questionne la fiction

La fiction ne semble plus capable de nourrir les fantasmes des spectateurs à la télévision. C’est peut-être pourquoi on fait appel de plus en plus au réel et au concret trafiqués. Peut-être, plus simplement, que les artisans de la télévision ont perdu la faculté de rêver et d’imaginer, mais c’est une autre question…
«Star Académie» mise sur les jeunes et la chanson. L’entreprise peut se défendre. Les participants qui rament dans cette galère ont du talent et plusieurs réussissent à faire carrière.
Il y a aussi «Loft Story». Des gars et des filles, assez exhibitionnistes, sont enfermés dans une cage dorée. Le jeu consiste à provoquer des conflits, des amours et des ruptures. Ils se cajolent, se repoussent, se trahissent devant des millions de spectateurs qui salivent en sauvant la tête de l’un ou éliminant l’autre. Belle façon de cultiver les préjugés et les instincts sadiques. Deux survivants s’en réchapperont mais qu’auront-ils gagné? Certaines filles et certains garçons ne s’en remettront sans doute jamais.

Autofiction

En littérature, l’autofiction a connu du succès au cours des dernières années au Québec. Le genre, semble-t-il, est à bout de souffle. Nelly Arcand et Marie-Sissi Labrèche, ont marqué cette écriture. Leur vie est devenue la matière du récit et leurs ébats sexuels font applaudir les voyeurs.
Cet automne, Stéphane Bourguignon pousse encore plus loin avec «Tout sur moi». Des comédiens et des comédiennes jouent leur propre personnage. L’auteur affirme travailler à partir du vécu de ses comédiens et ne pas reculer devant la fiction. Encore là, le spectateur ne peut séparer le vrai du faux. Et dites-moi comment un comédien ou une comédienne arrivent à jouer son propre personnage? Un comédien qui se prête à ce jeu a tout pour ne plus savoir qui il est dans la vie quand il s’évade des studios. Les psys vont avoir du travail.

Exploration

Henri Lamoureux, dans «L’infirmière de nuit», ouvre une autre porte. Il ne va pas jusqu’à utiliser les vrais noms, mais au moins un de ses héros, le Poète, est facilement identifiable. Gaston Miron plane sur cette fiction et l’homme d’affaires pourrait très bien être Pierre Péladeau.
Le roman nous entraîne dans une clinique où des hommes et des femmes atteints du cancer vivent leurs derniers jours. Le poète et le financier ont connu une prostituée au temps de leur jeunesse. Vérité ou mensonge? Réalité ou fiction? Bien sûr, Lamoureux demeure discret, mais le lecteur sait qu’il suit Gaston Miron dans cette aventure. Pas mal dérangeant.
«Le Poète sait d’un savoir absolu que cette rencontre a profondément marqué son destin. Cette femme l’a libéré d’un joug pesant, paralysant. Elle lui a ouvert la porte d’une liberté qu’il pressentait, mais qu’il ignorait être si facile. Elle l’a, pour ainsi dire, mis au monde. Il ne le lui a jamais dit, même lorsqu’il est revenu dans ce bordel. Elle fut son premier amour, sa muse, le premier vers de son premier poème. Un amour paradoxal. Un amour de misères, dominé par le désir primaire du corps. Un amour adolescent, en trompe-l’âme, érigé sur le sable des sentiments immédiats et sur les faux-semblants des printemps hâtifs.» (p.72)
Les personnages retrouvent les vraies valeurs, oublient leurs différences quand ils sentent le souffle de la mort. Ils comprennent alors ce qu’est l’amitié, l’amour et la compréhension. Voilà l’aspect le plus séduisant de ce roman.

Et le politique

Jusqu’où ira cette recherche du faux vrai ou du faux réel dans une société qui cherche ses valeurs, ne sait comment régler ses problèmes de violence, de pauvreté et de pollution... Ce mélange de fiction et de réalisme n’aidera certainement pas.
La véritable fiction s’est peut-être installée à Wall Street, dans les coulisses de la bourse et dans les bureaux du Fonds monétaire international qui provoquent des crises et des affrontements partout dans le monde. Georges W. Bush, Ben Laden et Stephen Harper ne deviendront-ils que des figurants dans un «World Story» diffusé sur tous les écrans du monde. Bien malin qui pourra démêler le réel de la fiction, la comédie et la vraie vie dans le vaste spectacle qui agite la planète. En attendant, la quête frénétique des cotes d’écoute ou d’une certaine forme de succès emprunte des avenues étranges pour ne pas dire inquiétantes.

«L’infirmière de nuit» d’Henri Lamoureux est publié chez VLB Éditeur.

jeudi 21 septembre 2006

Elena Botchorichvili évoque la dérive de l’URSS

J’ai laissé filer quelques jours avant de revenir à ce roman pour le parcourir d’un souffle, dans une journée de septembre qui fait espérer que l’été repousse le gel et la froidure. Pour le déguster en plein soleil, au milieu des cris des corneilles qui se disputaient une épinette avec un pic.  Je n’arrivais pas à me défaire de «Faïna» d’Elena Botchorichvili. Une véritable hantise.
Je l’avais lu, par petites bribes, à Notre-Dame-du-Portage. Je l’ai refermé une première fois devant le fleuve qui semblait épuisé, laqué comme le dos d’un béluga.
Le bonheur de la lecture, c’est cela. Des images qui hantent et ne veulent plus vous lâcher. Des personnages qui continuent à danser au bout des phrases.
Elena Botchorichvili décrit des femmes qui tissent l’histoire, des hommes cassés par les guerres qui n’arrivent plus à être des humains. La grande dérive politique de l’URSS est subie par cette famille qui veut marier Fafotchka, la plus belle fille du pays.

Dire le pays

Un écrivain dit le pays qu’il porte en soi, explore un espace avec des mots et des phrases qui bousculent comme les vagues qui poussent sur les rochers à marée montante.
«Ils vivaient à Tbilissi, dans une vieille cour du quartier des Sololaki – trois étages de balcons en cercle, comme au théâtre, et un robinet au milieu. Le matin, les hommes, torse nu, sortaient fumer sur le balcon communautaire. Les femmes allaient chercher de l’eau au robinet, échangeaient des potins comme si c’étaient des devises étrangères, puis se rendaient en trottinant aux toilettes communautaires qui empestaient. Les cuisines aussi étaient communautaires. Toute la vie était communautaire. À chaque étage, on se disputait.» (p.14)

Communisme

«Faïna» plonge le lecteur dans l’URSS, le communisme de Staline et de Gorbatchev. Toutes les réformes ne changent guère les vies de Fafotchka, de sa mère Oliko et de sa grand-mère Noutsa.
«Noutsa Tsereteli, veuve de seize ans, s’était assise dans son fauteuil et y était restée sans bouger une journée ou un mois, selon les légendes. Puis elle s’était mise à chanter d’une voix de velours, comme le fauteuil : «Ne t’en va pas, toi, mon rossignol, la vie est triste quand tu n’es pas là» et elle avait refusé de marcher. (p.21)
Rien ne fait reculer Nadia, la tante débrouillarde et infatigable qui provoque des miracles et connaîtra une fin atroce. Les produits manquent sur les tablettes des magasins, mais la vie a ses exigences. Parce qu’un pays est fait de ces femmes et de ces hommes qui ont le désir de vivre vissé au corps et à l’âme, de croyances que pas une réforme ne peut briser.
«Au cours de l’année, un des fiancés est mort, quelque chose à voir avec la drogue. Mais on disait qu’il s’était suicidé par amour pour Fafotchka. C’est pour cette raison que son troisième mariage est tombé à l’eau. Les parents avaient peur de faire entrer dans leur famille celle qui rendait les hommes fous.» (p.69)
Le système politique s’écroule, la glasnost a été une illusion. Les plus argentés fuient à l’étranger et ceux qui restent doivent bâtir le quotidien et faire semblant que demain est possible.
«Même l’épicerie de la place Lénine avait fermé ses portes, car il n’y avait plus rien à vendre. Lénine, l’omniscient, tendait le bras devant lui, mais tout le monde pensait qu’il montrait un avenir radieux. Brejnev, comme toujours, se couvrait de médailles, comme un collectionneur dingue, et se traînait jusqu’à la tribune pour prononcer ses discours. Avec lui, tout le pays se traînait dans l’existence.» (p.70)
Élena Botchorichvili écrit en russe, mais vit à Montréal depuis quelques années. Elle a été journaliste en Union soviétique et présente ici son troisième ouvrage. Elle a publié «Le tiroir au papillon» et «Opéra» depuis 1999.
La traductrice, Carole Noël, a fait un travail remarquable en donnant corps à ce texte dépouillé, cette langue limpide, évocatrice, imagée et forte.

«Faïna» d’Elena Botchorichvili est publié aux Éditions du Boréal.