jeudi 6 mars 2008

Noah Richler ressasse ses rancunes

Selon l’essayiste Noah Richler, dans «Mon pays, c’est un roman», pour qu’un lieu existe, il faut des mots et des fictions pour en dessiner la carte.
«Un lieu n’est qu’un paysage jusqu’au jour où des récits lui donnent vie et lui confèrent son identité – ou, pour reprendre une expression dans le vent, sa psychogéographie. La somme des histoires consacrées à un paysage donné ou racontées à partir de celui-ci crée l’impression d’un lieu qui n’existe que dans l’imagination, mais fonctionne à la manière d’une carte, car les lieux sont aussi réels que les personnes, même s’ils sont sans voix.» (p.21)
Richler a enquêté à Iqaluit, Calgary, Saskatoon et Saint-John de Terre-Neuve, visité «les pays du Canada» pour rencontrer des écrivains, des autochtones, des migrants récemment arrivés ou les descendants des fondateurs qui cernent le pays en écrivant. Il tente de déterrer des mythes fondateurs, rôde autour des explorateurs Knud Rasmussen et John Franklin pour expliquer la pensée des Canadiens, leur manière de concevoir la réalité et de l’appréhender.
Les regards changent selon le lieu de naissance. Un Inuit ne pense pas l’univers comme Lisa Moore de Terre-Neuve ou Margaret Atwood. Des différences, mais aussi des constances.

Le Québec

Tout se gâte quand Noah Richler débarque à Trois-Pistoles pour rencontrer Victor-Lévy Beaulieu et ses sept chiens. Pourtant le romancier et l’essayiste partagent un même regard sur la société et le rôle de l’écrivain.
«Jacques Ferron, affirme VLB, a résumé la question du lieu en une phrase. Il a dit: «En écrivant, je dessine la géographie de mon pays.» Je trouve la formule fantastique. Ce que Ferron veut dire, c’est que pour la dessiner, il faut d’abord la connaître. Et pour connaître la géographie de son pays, il ne suffit pas de connaître son histoire. Il faut la vivre à travers les gens qui l’ont déjà vue.» (p.372)
Si de tels propos sont acceptables à Victoria, Winnipeg ou Vancouver, ce n’est plus le cas à Trois-Pistoles. Serait-ce que «les concepts» changent selon les régions du pays ou la langue qui les formule? Les oeillères de Noah Richler s’étirent alors.
Victor-Lévy Beaulieu, malgré ses provocations et ses outrances, demeure un écrivain totalement ancré dans sa société et préoccupé par son avenir. Richler le ridiculise, gauchit les propos des jeunes écrivains qui, visiblement, n’ont pas lu le patriarche de Trois-Pistoles. Guillaume Vigneault, Nadine Bismuth et Mauricio Segura semblent plutôt mal à l’aise devant l’insistance du Grand inquisiteur.
Richler ressasse des clichés sur le passé antisémite des Québécois, les propos de Victor-Lévy Beaulieu sur les jeunes écrivains ou Michel Tremblay et ses hésitations devant la nécessité de la souveraineté. Le fils Richler semble avoir mal digéré son enfance montréalaise.
«À cette époque-là, mon père, le romancier et essayiste Mordecai Richler, a été le seul artiste canadien ou presque à oser s’attaquer aux séparatistes et à leur vision étroite. Son combat pour une société plus démocratique et plus tolérante lui a valu des attaques brutales. À cette époque-là, le simple fait de commander un «espresso» plutôt qu’un «express » était interprété comme une provocation.» (p.376)
Il oublie de rappeler les injures et les comparaisons humiliantes que son père secouait pour peindre les Québécoises.

Dommage

Si l’avenir du Canada passe par le dialogue, il faudra d’autres interlocuteurs que Noah Richler pour inventer un débat. Et les souverainistes ne sont pas ces fanatiques qui puisent leurs idées dans les textes de Lénine. Ridicule, pour ne pas dire stupide.
Dommage! «Mon pays, c’est un roman» donne le goût de lire plusieurs romanciers moins connus par les Québécois. Les considérations de l’auteur sur le Québec et les indépendantistes gâchent cet essai remarquable. Encore une fois, on constate que les «deux solitudes» sont bien vivantes au Canada. Pourquoi des discours de tolérance valent pour l’ensemble du Canada, mais pas pour les Québécois qui ne partagent pas le rêve d’un pays qui hésite «d’un océan à l’autre».

«Mon pays, c’est un roman» de Noah Richler est paru aux Éditions du Boréal.   

jeudi 28 février 2008

Pierre Gariépy est un véritable magicien

Il est risqué de s’aventurer de nos jours dans une histoire d’amour, de tenter de rivaliser avec les figures mythiques que sont Roméo et Juliette, Tristan et Isolde, Donalda et Alexis. Nous sommes plutôt à l’ère des passions fugitives, des élans qui durent moins que le temps des lilas.

Pourtant Sergio Kokis a réussi des pages magnifiques dans «Les amants de l’Alfama» et «Négao et Doralice». Daniel Castillo Durante a réalisé l’exploit dans «La passion des nomades» et «Un café dans le Sud». Les deux ont créé des figures inoubliables. Et maintenant Pierre Gariépy arrive avec «Lomer Odyssée»!
Un jeune homme, un enfant presque, quitte sa famille pour devenir marin. Il refuse de descendre dans les ports pendant les escales. Il a le don des mots et écrit des lettres pour les membres de l’équipage. Une manière de dire l’amour, la souffrance et d’entretenir l’espoir.
Un soir de garde, il surprend une prostituée sur le quai. Elle a été battue. Sa vie bascule. Il devine qu’il ne pourra plus la quitter.
«Je ne saurais jamais son âge, mais en découvrant de près son visage dans la lueur de mon allumette, j’ai bien constaté qu’elle était vieille, tellement plus vieille que moi. Mais j’ai bien vu aussi, à la lueur de ses yeux, que cela n’avait aucune importance et n’en aurait jamais aucune entre nous. Nous yeux avaient le même âge, et c’est tout ce qui comptait après tout. Elle n’a pas dit merci. Elle m’a juste dit Viens. Et je l’ai suivie, comme un apôtre, Dieu.» (p.19)

La Gueuse

La passion pousse La Gueuse et Lomer l’un vers l’autre, comme les vagues de fond qui viennent se casser sur la plage. Ils vivent le présent, buvant et mangeant jusqu’à rouler sous la table. C’est l’exultation de tous les sens. Ils finissent par s’épouser et connaître une nuit à secouer les colonnes du ciel, à retarder la montée du soleil.
«J’ai plongé en elle. Ma Gueuse, c’était la mer, tant ses chairs pendaient, flasques et fluides, et moi, j’adorais. Spongieuse, qu’elle était. Toute molle, c’était parfait, alors qu’en dedans elle allait être toute dure, j’en étais sûr. Comme une vierge, j’allais bientôt pouvoir le confirmer. Mais pas encore ; personne n’était pressé. Pas moi. Pas elle.» (p.63)
On voudrait que cette histoire continue jusqu’à épuisement de la vie, mais dans un port, quand sa Vierge est prostituée et qu’on côtoie tous les truands, le pire doit arriver.

Le drame

Une vengeance sur un proxénète engendre la violence, le viol et la mort. La Gueuse est assassinée et Lomer emporte sa bien aimée au large, naviguant sur le père de sa bien-aimée, un géant que l’on a empaillé et qui sert de radeau. Pour joindre sa douleur aux chants des sirènes peut-être.
«Un géant momifié, comme un Christ, dans des flots de diesel, et moi sur lui qui ramais, avec mon ange affalée dessus nous. C’était plus qu’un radeau, beau-papa, c’était un paquebot tant il était grand et confortable, presque luxueux tellement il était familial. On s’était rendu loin à bord de son père, ma Gueuse et moi. J’allais, entre les flots, déposer son corps adoré, pour qu’elle remonte, mon grand Amour, vers le soleil un jour, vers moi qui l’attendrais tout le reste de ma pauvre vie qui n’en valait plus la peine, pour qu’elle me revienne, mon âme. Je l’attendais.» (p.98)
Une manière de sublimer l’horreur, d’inventer une véritable scène biblique qui transcende la tragédie. Pierre Gariépy plonge dans un mythe qui subjugue et fascine. Tout est possible dans un tel récit, même l’espoir d’un recommencement.

Une fable

«Lomer Odyssée» est porté par une écriture qui transcende la crasse, la misère, la violence, le sang et toutes les bassesses humaines. La passion et l’amour transfigurent tout dans une forme d’extase mystique. La cadence ne se casse jamais et le romancier nous tient en apnée, à la limite du possible et de l’imaginaire.
Un délice pour le lecteur qui aime qu’un livre ne soit pas qu’une simple histoire et qui aime plonger dans les situations les plus folles. Une magie que la littérature peut offrir. Pierre Gariépy est ce genre de magicien.

«Lomer Odyssée» de Pierre Gariépy est publié chez XYZ Éditeur.

mardi 19 février 2008

Peut-on abolir le temps et redessiner sa vie?

Si, pour la plupart des écrivains, la langue est une matière qu’il faut dompter, certains tentent d’en défaire les composantes pour inventer un autre langage. Ce rêve hante nombre de créateurs. Une tentative où plusieurs écrivains se sont brisé les dents, il faut le dire. Suivre les traces de James Joyce ou Victor-Lévy Beaulieu n’est certainement pas souhaitable. S’enfermer dans un jargon plus ou moins heureux fait oublier la fibre même de l’écriture. Un écrivain publie pour communiquer avec ses semblables et témoigner de sa société et de son époque. Il ne doit pas s’empêcher pour autant de s’aventurer dans des sentiers peu fréquentés ou d’en ouvrir de nouveaux.
En lisant l’incipit de «Sweet, Sweet China», j’ai pensé tout de suite à «L’Inquisitoriale» de Michaël La Chance.
«Moi, je suis la première personne de toutes les histoires», écrit la romancière Felicia Mihali. «Là où il y a quelque chose à raconter, moi, le Narrateur éternel, je crée le monde grâce à la grammaire, aux artifices de la conjugaison, de la déclinaison et des accords».
Michaël La Chance lui fait écho à sa manière : «Car, sitôt sur papier, un mot est déjà une phrase, un appel de celui que j’étais à celui que je serai, quel qu’il soit. Il m’a fallu ce détour pour aller à la rencontre de celui qui écrit ces mots aujourd’hui.»
Les auteurs engagent souvent des dialogues sans le savoir. Peut-être que le travail du chroniqueur consiste à les écouter et à les mettre en présence les uns des autres.

Le temps

Michaël La Chance, écrivain et professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi, tente de modifier notre regard sur la vie et notre façon de découper le temps. La poésie ne saurait être sans bousculer ce monde plus ou moins chaotique et incertain.
«Nous sommes encore, à notre insu, ce que nous avons été. Et aussi, à notre insu, nous sommes déjà ce que nous serons. Nos âges cohabitent, mais un empressement fiévreux nous fait étirer la vie comme ficelle, les brins cassés, effilochés, pour que nous ne ressemblions jamais à nous-mêmes sinon dans le resserrement factice de l’instant.» (p.13)
Contraction du moment pour inventer un présent autre. Pour y parvenir, La Chance retourne sur des lieux, évoque différentes époques de sa vie, des amours qui «revivent» par ce «souvenir activé». Il ramène ainsi le passé dans le présent comme un pêcheur qui ferre un poisson. Il abolit aussi le futur d’une certaine manière. Il n’y a de «vrai» que ces moments reconstitués.

Fragments

Michaël La Chance invente des artefacts qui ravivent une réalité avalée par les souvenirs. Il est aussi possible de s’approprier les textes des autres. «Je est aussi les autres» peut-on dire en triturant la formule de Rimbaud.
«Ma nymphe se fait un voile du frisson de l’onde. Je retire le voile et je me noie. Voilà ce qu’une telle beauté dit de la forme du monde, lorsqu’elle dit qu’en ce monde la beauté est possible. Je l’attends dorénavant dans les bras tordus des branches et aussi dans l’haleine des collines.» (p.33)
L’aventure de l’écriture devient alors une véritable quête qui tente de cerner la vie dans son essence. Des textes d’une beauté étrange s’imposent, de véritables moments de grâce. Une écriture qui se hisse souvent à des sommets, frôle parfois les aphorismes.
«Je marche sur la grève, retournant mes phrases, assurant mon pied sur les rochers. Le langage est un fauve fluide, un essaim de signes. Précipitant ses brisants contre l’aspérité du réel, il laisse l’écume blanche des mots sur nos lèvres.» (p.26)
Tout se fait et se défait chez Michaël La Chance. Comme le flux et le reflux de la vague qui réécrivent sans cesse le bord de la mer.
Un livre éclaté, exigeant, qui ramène inévitablement à soi, au rêve d’un récit reconstitué de sa vie. Lecture déroutante, envoûtante qui fait que l’on ravive des émotions lointaines, que l’on sollicite des souvenirs qui sont comme des nœuds que le temps ne peut dénouer. Il reste à les triturer, les magnifier ou encore, le plus simplement possible, les reconstituer par le langage.

«L’inquisitoriale» de Michaël La Chance est paru aux Éditions Triptyque.

jeudi 7 février 2008

Peut-on guérir la blessure de l’enfance?

Il n’est pas rare maintenant de voir des garçons et des filles défier les lois de la gravité sur une planche, des patins ou en s’élançant sur une bicyclette. Dans un coin discret d’un parc, casqués et bardés comme des gladiateurs, ils célèbrent l’audace en se moquant de l’attraction terrestre. «Les Rouleurs», un roman de Madeleine Monette, explore cet univers qui possède ses codes, ses rites et ses modes vestimentaires.
Cette histoire pourrait être celle de ces jeunes patineurs qui hantent les installations du Parc de la Rivière-aux-Sables, à Jonquière, des adolescents qui traînent dans le terminus d’autobus à Chicoutimi ou qui arpentent la rue Racine. De certains lieux de Québec, de Montréal et Paris.
Arièle, chanteuse, gagne sa vie dans les studios en faisant des voix pour des groupes peu connus. Elle est traumatisée par les spectateurs depuis sa première aventure sur une scène. Pourtant, elle a une voix qui plane dans des registres que peu de chanteuses osent aborder.
«Sa voix d’opéra, s’entend-elle dire encore, est tout aussi naturelle que de grandes mains. C’est une argile sculptée avant le moindre désir de sculpture, et elle éprouve à développer ses deux petits muscles autant de satisfaction qu’une athlète acharnée. Oui voilà, elle explore les registres extrêmes de sa voix avec une volonté de culturiste, elle fait de la musculation sans avoir envie de jamais déambuler en maillot de bain.» (p.22)
C’est peut-être ce qui l’attire vers ces jeunes qui donnent un spectacle à chaque jour. En plus, il y a une oreille qui lui fait perdre l’équilibre à tout moment et lui fait craindre de devoir cesser de chanter. Le symptôme physique peut-être de cette «peur» qu’elle surmonte à chaque fois qu’elle s’installe dans un studio.

Le petit Chalioux

Surgit le petit Chalioux qui oublie son sac dans le métro. La chanteuse le ramasse, tente de retracer ce garçon qui possède des dons pour le rap et la musique. Elle est fascinée par cet enfant sauvage qui hante la rue, pratique le patin avec opiniâtreté et sait devenir invisible pendant des jours. Une rencontre, un hasard qui bouscule sa vie.
«Arièle croit d’abord qu’ils l’ont oublié là, puis elle se convainc qu’il n’était pas des leurs. Avec son blouson de cuir d’homme qui lui fait une molle armure, aux larges poignets retroussés sur les jointures des doigts, son t-shirt d’un rouge délavé au col qui bâille, son collier fait de simples nœuds dans un cordon, ses ongles d’un noir de suie et son air écoeuré d’être en trop, il voyage en solitaire.» (p.16)

Marginaux

Madeleine Monette nous entraîne dans les parcs, les studios où Arièle peut se laisser aller sans craindre l’œil scrutateur du public. Il le faut pour s’installer dans la vie, exécuter une figure acrobatique, trouver une façon de terrasser les peurs et la douleur qui vous paralysent ou vous poussent vers la violence. Il y a toujours un nœud qui explique le comportement des adultes, semble dire Madeleine Monette.
«Quant à Arièle, elle semble vouloir chanter en compagnie de ses démons, sans essayer de les vaincre. Elle feint de s’en accommoder ou d’être à l’aise avec eux, se trompe-t-il ? Pour lui, cela ressemble à de la résignation. Soit qu’on montre ses limites du doigt, soit qu’on les maquille ou qu’on en fasse un tremplin, soit qu’on tâche de les repousser. Elle pourrait être une chanteuse formidable. Elle toucherait le ciel, si au moins elle souhaitait combler la distance qui la sépare des autres.» (p.389)

Quête

Depuis «Double suspect», un premier roman qui lui a permis de remporter le prix Robert-Cliche, Madeleine Monette s’intéresse aux hommes et aux femmes qui vivent ces manques qui vous suivent pendant toute une vie. Il suffit pourtant d’un regard ou d’un moment d’attention pour découvrir une autre direction. «Les Rouleurs» est un roman de frémissements, de longues reptations qui cernent cette blessure qui se cache dans l’enfance et qu’il faut empoigner un jour ou l’autre. Une littérature qui fait croire à la générosité et l’empathie des humains. Il le faut dans une époque où il n’est question que de compétitivité et de performances. La vraie vie est ailleurs, explique Madeleine Monette. Une écriture faite de petits points qui aspirent le lecteur et ne le relâchent plus.

«Les Rouleurs» de Madeleine Monette est paru chez Hurtubise HMH.

jeudi 31 janvier 2008

La Chine demeure une planète étrange

La Chine fascine depuis toujours. Un milliard de citoyens et plus qui vivent en marge du temps. Depuis quelques années, l’essor économique de la «nouvelle Chine» fait saliver les Occidentaux. Nos premiers ministres se transforment en commis voyageurs et partent en mission pour signer plein de contrats et d’ententes. Le Québec a fait cet exercice à plusieurs reprises.
Régulièrement, les médias annoncent aussi le congédiement de milliers de travailleurs. Raison: la production sera faite en Chine. Tout un secteur d’activités glisse imperceptiblement vers l’Asie, faisant revivre le mythe de la Conquête de l’Ouest de l’autre côté du Pacifique.
Felicia Mihali, romancière et journaliste d’origine roumaine, a enseigné le français à Beijing, à des Chinois qui voulaient immigrer au Canada. Elle raconte son périple dans «Sweet Sweet China», une forme de récit qui nous plonge dans l’univers de cette écrivaine originale.

Choc culturel

On ne débarque pas en Chine sans subir un choc. La langue bien sûr et cette écriture qui tient des arts visuels. Le dépaysement est total.
«Le premier contact avec cette ville est un heurt contre un mur de silence. Les gens ne me voient pas, et s’ils m’aperçoivent, je ne suis que l’étrangère dont ils n’ont pas besoin. Le sourire que j’adresse gracieusement à tout le monde est sans effet. Les Chinois sont sombres et indifférents.» (p.20)
«La chose la plus délicate de la cohabitation humaine, dit Augusta dans son cahier, est de t’asseoir devant ton semblable et de ne pas comprendre sa langue en sachant qu’il parle des mêmes choses que toi.» (p.96)
Malgré toute sa bonne volonté, Augusta communique peu avec ses étudiants qui se morfondent dans les méandres de la langue française.
«Elle se charge, avec enthousiasme, de refaçonner leurs cordes vocales, de leur faire distinguer le d du t et le p du b, de répéter à l’infini les verbes être et avoir, de corriger mille fois la prononciation de Je m’appelle, qu’ils prononcent invariablement Ze m’abel. Elle doit vaincre l’opposition de leur esprit logique, pour lequel le féminin et le masculin, le singulier et le pluriel n’ont aucune raison valable d’être séparés. À l’origine du monde, leurs ancêtres ont mis le Un qui se divisait en Mille, et le couple Yin-Yang n’a ni queue ni tête, ni commencement ni fin.» (p.33)
L’enseignante comprend vite qu’elle doit répéter une même leçon et préparer ses étudiants à cette entrevue avec un fonctionnaire de l’immigration québécoise qui terrorise tout le monde.

Survivre

Augusta pratique le rêve pour survivre, plonge dans une longue dérive qui n’est pas sans rappeler… le personnage du «Pays du fromage» qui vivait au lit, dans l’indifférence et l’absence pendant que tout s’effritait autour d’elle. Augusta tente d’établir des contacts mais le plus souvent, elle zappe devant la télévision et suit les aventures de Mei, la petite épouse du général Wu qui s’évade dans l’imaginaire et le temps pour échapper à son époux. Une belle manière de découvrir l’histoire de la Chine, les massacres des empereurs et des impératrices qui prenaient le pouvoir dans des violences inouïes.
Nous circulons dans la Chine d’hier et d’aujourd’hui sans vraiment saisir ce peuple dans son intimité. De quoi réfléchir devant les propos de ceux qui montrent la Chine comme le nouveau Klondike.
«Ce récent chapitre de la vie d’Augusta se clôt sur le constat que les différences des races sont trop grandes pour être annihilées. Les langues partageront toujours les êtres humains en des espèces bien différentes et cela peut rester comme ça, car ce n’est pas un idéal de renoncer à ce qu’on connaît le mieux.» (p.324)
Felicia Mihali s’attarde auprès de femmes et d’hommes travailleurs, peu confiants et hésitants, habités par des craintes qu’ils n’arrivent pas à secouer.
«Au bout de quelques jours de répétitions et d’explications, Augusta se sent aussi misérable qu’eux. Ils lui semblent tous si démunis et effrayés qu’ils lui font pitié.» (p.33)
 Un Chinois peut-il quitter «mentalement» son pays ? Ceux qui s’installent à l’étranger y arrivent difficilement même s’ils font tout pour l’oublier. Pensons à Ying Chen, la romancière, qui porte sa nationalité comme une malédiction. «Sweet, Sweet China» confirme que la Chine est une autre planète.

«Sweet, Sweet China» de Felicia Mihali est paru chez XYZ Éditeur. 
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