jeudi 22 mai 2008

Louise Desjardins est une sacrée conteuse

Quand je m’aventure dans un nouveau roman de Louise Desjardins, inévitablement je m’arrête après quelques pages. Et là, je fais du surplace, me demandant dans quoi je m’aventure. Un doute s’installe. Si j’allais m’ennuyer dans cette histoire qui semble tellement ordinaire…

Et peu après, je me surprends à glisser sur les phrases, à ne plus pouvoir m’arrêter. Encore une fois, je suis aspiré par une forme de magie. Quelle conteuse! Cette enjôleuse possède l’art de vous retenir dans une histoire toute simple, qui pourrait être celle d’une voisine ou de quelqu’un de votre famille. Des figures s’imposent peu à peu. Comment ne pas s’attacher à Raoûl, Anita, Angèle et Alex, les personnages de son quatrième roman, «Le fils du Che».

Femmes

Angèle arrive mal à s’installer dans la vie. Il lui faudra tout l’espace du roman pour poser le geste libérateur, s’assumer avec ses forces et ses faiblesses. C’était aussi le cas de Katie McLeod dans «So long» et de Pauline Cloutier dans «Darling». Les personnages féminins de Louise Desjardins doivent se refaire une confiance et une vie après une grande secousse existentielle.
Angèle a vécu dans l’ombre de parents marxistes qui voulaient changer le monde. Ils pouvaient discourir pendant des nuits sur les tares du capitalisme, les inégalités entre les riches et les pauvres. Ils ont surtout négligé l’intime, le personnel et la tendresse, se payant des aventures en dehors du couple, vivants en porte-à-faux. La jeune femme a vécu un amour avec Miguel, un Chilien d’origine. Après une aventure de quelques semaines, elle s’est retrouvée enceinte. Elle a gardé l’enfant, ce fils qu’elle n’est pas certaine d’aimer, incapable de coller à l’image de la mère que la société esquisse. Alex, adolescent solitaire, muet presque, communique secrètement avec Lola, la petite voisine d’en face, par le biais de l’ordinateur. Tout comme Angèle qui «tchatte» avec des dizaines de personnes partout dans le monde et qui biffe l’interlocuteur quand l’échange risque de prendre une touche personnelle.
Rapidement, on glisse dans une histoire où l’on communique que par le biais de machines de plus en plus sophistiquées. On peut se confier à «une amie» qui vit en Palestine sans craindre la rencontre ou le face à face. Une manière de basculer dans une fausse communication et d’oublier le monde autour de soi. La solitude étouffe Alex qui peut devenir dangereux quand les mots surgissent comme un torrent.
«Alex se lève et se dirige vers sa mère, furieux, comme s’il allait la frapper. Elle s’enfuit dans la cuisine. Elle se met à pleurer, il la suit. Il se calme un peu, puis les questions fusent enfin comme une salve de canon. Il n’a jamais tant crié, il se sent étourdi, il va tomber par terre si les mots continuent de sortir, il tangue, il a besoin d’atterrir quelque part parce qu’il va disparaître dans les airs tel un cerf-volant sans ficelle.» (p.79)

Communications

Derrière Angèle et Alex se profile la grande question contemporaine. Les ordinateurs et leurs possibilités de contacts planétaires finissent-ils par créer des asociaux qui ont besoin de thérapies pour reprendre contact avec la vie? Pour Alex, sa recherche du père devient obsédante et l’aspire. Touchant, émouvant. Ce mâle souvent absent dans notre littérature prend des traits fort sympathiques avec Miguel qui refait surface et tente de guérir la blessure de son fils.
Nous glissons du privé au public et notre lecture prend une autre couleur. Nous ne sommes plus dans la banalité des choses.
«Oui, se dit Angèle, les guerres civiles ont priorité sur les guerres familiales. À cause du sang qui coule, des bombes qui éclatent. C’est facile à comprendre, mais si seulement j’arrivais à bien organiser mon petit sang qui ne coule pas, mes petites bombes qui n’éclatent pas. Si seulement tout le monde arrivait à bien gérer sa vie, ses conflits intimes, il n’y aurait peut-être pas de génocides ni toutes ces cochonneries qui nous empoisonnent l’existence même si on ne les voit qu’à la télévision.» (p.156)
Les romans de Louise Desjardins finissent toujours par nous aspirer. Ils visent juste et questionnent malgré leur «incroyable apparence de légèreté».

«Le fils du Che» de Louise Desjardins est publié aux Éditions du Boréal.

jeudi 15 mai 2008

Alain Gagnon ajoute une page à sa cosmogonie

La «vraie histoire américaine», pour certains, débute il y a cinq cents ans à peine, avec le débarquement des Français à Gaspé ou des Espagnols au Mexique. Avant ce contact, les historiens sont longtemps demeurés muets. Heureusement, les documents sur la présence amérindienne se multiplient depuis quelques années pour nous faire connaître ces nomades ingénieux.
L’installation des Blancs en Amérique entraîna un choc de civilisations. Des manières de faire et de voir scandalisèrent les Européens qui ont tout fait pour éradiquer ces croyances et les juguler. Comme par miracle, ces nations ont résisté à toutes les agressions. Ils survivent, dépossédés de leur âme et de leur territoire comme le montre Richard Desjardins dans «Le peuple invisible». La grande tragédie américaine, celle des Amérindiens et des esclaves noirs, aura marqué le dernier millénaire, qu’on le veuille ou non.
Alain Gagnon a toujours été fasciné par ces «présences» qui hantent des territoires que nous croyons connaître. Il se plaît à nous rappeler que nous vivons dans un pays au passé méconnu que nous refusons d’envisager. Comme si l’homme de maintenant écrivait sur des pages déjà écrites sans qu’il ne le sache. Tout un espace et un temps échappent à l’Amérique contemporaine qui fait trembler la planète.
Heureusement qu’il y a des écrivains comme Alain Gagnon. Parce que même s’ils sillonnaient ce continent depuis des millénaires, les Autochtones n’ont laissé aucune ruine comparable à celles des Grecs ou des Romains pour nous rappeler leur existence et leur ingéniosité. Bien sûr, l’architecture des Incas ou des Aztèques impressionne, mais en Amérique du Nord, «les signes» se sont vite évanouis et on a tout fait pour les effacer.

Pays inventé

Saint-Euxème, ce pays du Lac-Saint-Jean réinventé par l’écrivain originaire de Saint-Félicien, vit des moments pénibles. Un être inconnu, venu d’un autre temps, sème la mort. Plusieurs victimes sont trouvées ici et là dans un état lamentable. La population n’ose plus sortir. Une telle violence est inexplicable. D’où viennent ces traces aux abords des cours d’eau, ces empreintes de canard gigantesque... Il n’en faut pas plus pour qu’Olaf Bégon, le chef de police nouvellement à la retraite, futur époux de la belle Markita, sorte de l’ombre. Alain Gagnon a trouvé dans le roman policier un terreau fertile qui permet d’évoquer l’inexplicable et de résoudre toutes les énigmes.
Olaf doit abandonner sa «raison raisonnante» et laisser agir ceux qui savent visiter le monde des esprits. Il faut contrer une sorte de sorcier qui provoque des choses terribles à Saint-Euxème en jonglant avec des forces qu’il maîtrise mal. Olaf suit la voie amérindienne, se laisse guider par la jeune Kassauan pour repousser l’action néfaste de l’oncle Louis. La tente tremblante devient la clef d’une autre dimension et permet de découvrir l’autre réalité.
«En rien, elle ne voyait ni n’entendait l’Esprit des eaux. Elle porta son attention sur les bouleaux jaunes de l’autre rive. Ils demeuraient silencieux. Elle ne percevait pas leur respiration. Les bouleaux et les cyprès étaient pourtant les arbres qu’elle ressentait avec le plus de facilité auparavant, c’est-à-dire lorsqu’elle se promenait seule et libre en forêt. Un couple de sarcelles vint la distraire. Elle les suivit du regard. La femelle s’approcha. Elle cancanait. La jeune fille se surprit à rire et, entre les sons nasillards, elle crut entendre: «Sauve-toi, petite. Sauve-toi.» (p.109)

Grande maîtrise

Alain Gagnon jongle avec ce puzzle avec beaucoup d’habileté. Il le faut pour plonger dans cette histoire où plus rien n’est certain. Comme Olaf, le lecteur écoute la rumeur publique qui permet de suivre des personnages qui vivent des aventures qui sortent de l’ordinaire.
L’auteur de «Sud» et du «Gardien des glaces» démontre sa grande maîtrise. Il possède le don de raconter la plus invraisemblable des histoires et de la rendre plausible. Il nous emberlificote. Et même s’il rôde dans des territoires que nous commençons à mieux connaître depuis «Le truc de l’oncle Henry», la magie opère encore. Un plaisir, une écriture, un monde étrange et familier. Alain Gagnon construit son pays imaginaire et nous entraîne dans une autre dimension, pour notre plus grand plaisir. 

«Kassauan» d’Alain Gagnon est publié aux Éditions du Cram.

Josée Bilodeau nous plonge dans la ville

Le véritable personnage de ce roman de Josée Bilodeau est un quartier de la ville. On devine que c’est Montréal. Un bout de rue, une certaine artère avec tous les personnages qui l’habitent, qui font vivre cet endroit. Avec leurs drames aussi, leurs malheurs comme leurs bonheurs.
Ce n’est pas sans rappeler «Mrs Dalloway» de Virginia Woolf ou encore Marie-Claire Blais dans sa grande fresque qu’est «Soif» et les romans qui ont suivi. Une évocation, un petit air de parenté, rien de plus parce que Josée Bilodeau a bien sa manière de faire, de dire, de montrer les gens. On circule, on se promène d’un bout à l’autre d’une journée du mois de mai qui se prend pour un condensé de l’été. La chaleur colle au corps et au cœur, au cerveau presque. Tout s’échiffe, tout se défait, tout éclate dans un orage fou qui secoue la vie.
Nous allons ainsi d’un personnage à l’autre, ils doivent être une bonne douzaine à se promener ainsi dans le quartier. Des jeunes, des enfants, des adolescents, des adultes qui vivent l’amour, les grands déchirements, des tragédies qui brisent l’être et vous laissent comme un pantin. Parce que la mort frappe aveuglément, la maladie s’installe quand on commence à sentier le vieux, quand tout bascule aussi et que l’on n’ose plus mettre le nez dehors, même quand on étouffe. C’est une journée où l’on prend des grandes décisions de quitter l’homme avec qui on vit depuis trop longtemps, où une rencontre change la vie et permet de croire que l’avenir a le droit d’exister. C’est tout cela que Josée Bilodeau met en scène.

Fresque

A vrai dire, je me réconcilie avec le mot fresque. C’est tout un quartier, une rue qu’elle anime, des drames qui couvent et qui explosent quand la marmite devient trop chaude. Des accusations d’agressions sexuelles qui se formulent, un drame qui bascule, un cuisinier inconscient qui empoissonnent tout le monde et qui change la vie de plusieurs clients. Une jeune adolescente qui vit sa première journée de femme en ayant ses règles et qui a rendez-vous avec la mort sans le savoir.

On se perd dans ce labyrinthe, on finit par s’attacher à certains personnages, on les reconnaît d’un tableau à l’autre, on les suit dans leurs courses ou leurs dépressions. On visite la ville, on sent la chaleur, la vie, les pulsions qui font que la vie change et reste toujours un peu pareil.
Une écriture efficace, sans fioriture, sans complications non plus. Le défi est grand parce que le lecteur a du mal à s’accrocher à des personnages. Pourtant c’est là un portrait de la vie, une tranche de la ville qui s’anime, qui bouge, qui est portée par ses habitants qui souffrent, aiment, pleurent et luttent pour continuer à vivre.
On finit par plonger dans ces courts tableaux, de bondir de l’un à l’autre, avec une hâte et une anxiété particulière. C’est probablement le tour de force que réussit cette écrivaine. Nous faire embarquer dans ce puzzle et nous y accrocher pour suivre tous les personnages qui nous arrêtent et nous bousculent.
L’entreprise était hasardeuse mais Josée Bilodeau relève le défi et embarque son lecteur qui doit accepter de travailler. Ce n’est pas une lecture passive que demande ce court roman. Il faut s’activer, bouger, suivre les personnages, comme si on décidait de passer toute une journée de canicule à suivre des gens dans la rue et dans des logements surchauffés. Tout est en ébullition. Tout est porté au paroxysme. Nous suivons la jeune étudiante qui découvre la ville en tentant l’impossible, décrire la ville, les pulsions de la ville. Et elle trouve tout comme le lecteur qui se laisse emporter et souffler par cette histoire aux mille facettes, aux cent personnages qui vivent l’amour, la peine, la douleur, la passion comme tous les gens doivent le faire dans la vie de tous les jours, dans la vie parce que rien ne peut arriver sans ces grands rendez-vous qui colorent, masquent, emportent et bousculent. Un roman singulier malgré ses parentés, bien senti et qui emporte. Que demander de plus ?

«On aurait dit juillet» de Josée Bilodeau est paru chez Québec-Amérique.

jeudi 8 mai 2008

Martyne Rondeau continue de déstabiliser

Martyne Rondeau étonnait par son effronterie, des propos crus et une volonté de s’attarder aux désirs les moins avouables dans «Ultimes battements d’eau», un premier roman paru en 2005. Elle n’oubliait aucun détail dans une approche «masculine» je dirais, où le personnage féminin mène le jeu sexuel et ne recule devant aucun fantasme. Une folie ressassée, une douleur qui calcine l’âme et l’esprit.
Dans «Ravaler», son second roman, l’écrivaine déstabilise tout autant et donne l’impression de courir pieds nus sur des tessons de bouteille. Parce que le lecteur ne sait s’il plonge dans une histoire «réelle» ou s’il doit s’accrocher à une allégorie.
«Bébé, j’étais ruisseau coulant entre les mains violentes de maman. Je cherchais plus grand ailleurs. Là où me jeter. Maman me laissait nager. Longtemps. Dans mes larmes, mes sueurs, mon urine. Je me rappelle, et comme je voudrais oublier, les matins passés à pleurer sur le quai derrière. C’est là que m’est venu mon désir d’écrire pour mieux hurler. Désir de liberté sèche. Là, je vis en mâchant et en écrivant. Ma vie n’a été que ça: croquer et la mort.» (p.15)

Ambivalence

Martyne Rondeau aime les ambivalences. C’est heureux parce que si le lecteur s’en tenait à la réalité crue, son roman deviendrait difficilement tolérable. C’est obsédé et obsédant, halluciné et hallucinant, sans partage et sans répit. La narratrice va jusqu’à tuer son enfant Roman et à le faire rôtir dans la poêle. Faut pas conclure trop vite pourtant! Nous ne sommes pas dans une sordide histoire qui fait les délices des voyeurs dans les journaux. L’écrivaine nous pousse rapidement dans le flou. On ne sait plus et on préfère ne pas trop savoir.
«Je l’aime, ce roman. Il m’habite depuis longtemps. Je l’ai rêvé bien avant. Je l’ai régurgité. Je l’ai pissé. J’en ai joui. Écrire les restes d’un cauchemar. Retranscrire la perte, le feu et le sang. J’aime la mort. Elle vit en moi depuis ma naissance médicale. Saint-Laurent m’a transmis la maladie. J’ai été  la plus heureuse lorsqu’il est revenu s’étendre sur moi, ronde, contaminé par cette espèce de virus volant. Il continuait de discourir en embrassant ma nuque en comptant mes vertèbres en tirant mes poils pubiens. J’étais son autre oasis sauvage.» (p.29)
En évoquant le travail de l’écrivain qui s’isole, puise en lui pour mettre au monde l’œuvre, l’entreprise prend un tout autre sens. C’est fort habile.
«Quand on aime quelqu’un, on doit l’aimer vraiment. D’un bout à l’autre. Avec ses défauts aussi. Arriver à les comprendre. Aimer c’est savoir admirer l’autre. Être ébloui. Fasciné. Inspiré. Roman me renvoie l’amour franc, spontané, sans détour. J’apprends à jouer avec lui. Être étonnée par ma chair en miniature. Être soulevée par mon sang de ménopausée. Un Roman qui vit altère tous les autres systèmes environnants. Il détruit la réalité. Il provoque l’illogique. Il fabrique la mort tous les jours. J’aime la sentir tout près de moi. La veiller le midi. Savoir ce que c’est de transmettre la perte de l’autre.» (p.67)

À la limite

Martyne Rondeau aime les paradoxes et les paroxysmes où tout peut basculer et s’effondrer. Aucune retenue chez cette romancière qui semble faire le pari d’écrire en se tenant à la limite du tolérable et de la conscience. Elle glisse sur le fil d’un rasoir et nous sommes continuellement bousculés et abandonnés au bord du précipice. Ses jabs et ses uppercuts étourdissent, enferment dans une folie particulièrement étouffante.
L’entreprise tient par une écriture d’une densité rare. Le rythme casse à chaque mot et devient halètement. Elle bat la phrase, l’échiffe, la défait, la triture et martèle encore et encore. Son travail à coups de marteau m’a laissé abasourdi, dans une sorte d’état second. Elle a toujours réussi à me retenir cependant. Une forme d’exploit avec des sujets où le sordide et la démence risquent d’en rebuter plusieurs. Mais la littérature n’est pas faite que de dentelles et de chants de tourterelles. Malheureusement, l’écrivaine s’essouffle un peu vers la fin de ce court ouvrage. Elle semble chercher une manière d’échapper à la tornade qu’elle a engendrée et qui l’aspire.

«Ravaler» de Martyne Rondeau est publié chez XYZ Éditeur.

jeudi 1 mai 2008

Les paradis dissimulent bien les drames

Monique Proulx, dans «Champagne», son dernier roman, effleure une problématique qui fait saliver les médias. Combien de conflits éclatent entre les «développants» et les «verdoyants» qui protestent quand on veut implanter un port méthanier ou un parc d’éoliennes qui défigurent un paysage. Partout au Québec, les tenants du progrès à tout prix se heurtent à des groupes qui veulent protéger leur coin de pays. Non, Monique Proulx ne cherche pas à pourfendre ceux qui balafrent les paysages en scandant les mots profits. C‘est pourtant le combat qui se profile dans de ce roman foisonnant. Une preuve s’il en faut que les créateurs sont attentifs aux grands enjeux de notre société.
L’écrivaine nous entraîne dans un coin sauvage au nord de Montréal. Un petit lac calme accueille quatre ou cinq villégiateurs. Un paradis où le moteur est banni, où les bêtes vivent dans une forêt abandonnée à toutes les saisons.
Lila Szach ne semble s’inquiéter que pour les champignons, les oiseaux, les poissons et un orignal qui ménage ses apparitions à la pointe du lac. Elle protège son paradis avec un zèle inquiétant. Tous doivent obéir à ses diktats. Mais comment éloigner les prédateurs qui ne pensent que centre de skis et villégiature?
Malgré tout, les gens cohabitent dans une certaine harmonie, vivent des amours sans lendemain, tentent de guérir, bien ou mal, écrivent pour cicatriser ou gagner leur vie. Même le jeune Jérémie s’invente un monde pour oublier sa famille dysfonctionnelle en peuplant la forêt d’êtres étranges.
«C’était un sentier fascinant, contenant juste assez de monstres pour garder sur le qui-vive sans donner de sueurs insupportables, tantôt fermé comme un poing sombre entre les conifères touffus, tantôt ouvert à l’infini sur des clairières bienveillantes où le soleil s’engouffrait par coulées. Au moins deux fois, Jérémie fût tenté d’aller se perdre dans ces grands terrains de jeux lumineux, mais pas si fou, ce n’était pas parce qu’il venait de la ville qu’il allait oublier les Sombrals et les Centaures traîtreusement arc-boutés, pour sûr, derrière les longs troncs épars.» (p.21)

Le mal

Plus nous avançons dans cette histoire, moins les choses sont claires. Lila Szach a perdu son mari. Est-ce un accident ou un suicide? Elle doit vivre aussi avec le remords parce qu’elle a presque cédé aux avances de Gilles Clémont, un chasseur effronté qui braconnait sur ses terres et qu’elle a voulu empoisonner. Sa voisine Claire imagine des scénarios sanglants qu’elle destine à la télévision. Des histoires sordides qui finissent par la rattraper. Simon aide un peu tout le monde en allant de l’un à l’autre dans son kayak. D’autres ne peuvent oublier les horreurs du passé. Violette a connu l’enfer d‘un père pédophile, d’une mère qui se fermait les yeux et ne voulait rien entendre.
«Elle n’a jamais protégé des mains folles du fou les petits de son propre ventre, elle n’a jamais désavoué le fou dans ses violences, elle a refermé la porte de la chambre sans bruit quand elle a surpris le fou en train de vous violer, et elle continue de jurer que tout ça n’a jamais existé, a été inventé dans votre tête, dans vos dix têtes. Si vous la revoyez un jour, ce que vous ne souhaitez pour rien au monde, vous l’accueillerez à coups de batte de baseball et vous frapperez jusqu’à ce que l’un d’eux – bois ou crâne – se rompe le premier.» (p.192)
Comme quoi les paradis peuvent dissimuler des enfers.

Sauvagerie

Monique Proulx plonge dans une sauvagerie qui happe les protagonistes. Parce que derrière le calme apparent, les grandes passions ne dorment jamais. Les humains, mêmes pour les plus nobles causes, peuvent aussi commettre d’incroyables sottises.
«Les pires étaient les amateurs de fleurs et de jardins. Ils venaient ici, stupéfaits par tant de luxuriance éparpillée, et une fois que Claire et Luc les avaient baladés dans les tourbières sauvages et les clairières moussues, ils sortaient des pelles et des seaux et tenaient mordicus à rapporter dans leur jardin des nymphéas, des bébés sapins, des plants de rudbeckias, des lichens qui mettent cinquante ans à croître d’un centimètre.» (p.122)
Monique Proulx crée un univers magique, envoûtant et hypnotisant. Une écriture somptueuse confirme sa parfaite maîtrise. Un plaisir qui ne fléchit jamais. Un grand roman qui habite votre mémoire après la lecture.

«Champagne» de Monique Proulx est publié par les Éditions du Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/monique-proulx-1107.html