dimanche 31 octobre 2010

Nicolas Tremblay mélange le réel et la fiction


«L’esprit en boîte» de Nicolas Tremblay regroupe des nouvelles parues dans «XYZ, la revue de la nouvelle» au fil des ans. Une publication dont il assume la direction littéraire depuis quelques années.
Dix-huit textes, trois sections coiffées de titres évocateurs : Apocalypse, Anticipation et Actualités.
Deux textes couvrent le premier volet. Dans l’un, la  mort est présentée en direct sur une scène. Dans l’autre, une naissance a lieu sur un écran de téléviseur. La mort, la vie, les grands moments de l’existence, se déroulent dans l’indifférence. La vie ou la mort sont désormais un spectacle qui ne suscite aucune réaction. Le ton est donné.
Le monde de Nicolas Tremblay s’effrite. Tout est sale, délabré et ruines. L’écran du téléviseur a tout envahi et ligote les personnages.

Communications

Les outils de communication se multiplient. Les gens utilisent une foule de gadgets qui ne cessent de muter. Le téléphone portable possède une caméra et peut décupler les contacts, diffuser des messages à des milliers de personnes. Cette calamité bouscule le quotidien et hante les lieux publics. Il est fréquent maintenant d’entendre des conversations intimes dans les autobus, les restaurants ou la rue. Nous pouvons vivre l’histoire d’amour d’un parfait inconnu ou encore une rupture en direct. Avec les canaux d’information, l’événement se déroule devant le téléspectateur. Bien plus, il est possible d’intervenir en fournissant des photos ou encore des témoignages. Les télédiffuseurs utilisent de plus en plus les vidéos de ces témoins. On l’a vu lors de la fusillade au collège Dawson. Ainsi le public devient le privé et l’inverse est aussi vrai.
Que dire de ces jeunes qui ont filmé un viol collectif pour le diffuser partout sur la planète. La victime a pu voir son viol et le revivre. Votre vécu vous échappe de plus en plus et tous peuvent capter des «séquences de votre vie». Un événement privé peut facilement devenir public. Il faut aussi parler de dépendance.

Saut en avant

Nicolas Tremblay va plus loin. Le téléspectateur se branche à l’émetteur et les images passent par son cerveau avant de surgir sur l’écran. Des fiches s’enfoncent dans les épaules et le sujet perd la maîtrise de ses pensées et il est totalement dominé par l’appareil. Il se vide de sa pensée et n’a plus de réaction.
Ces machines se nourrissent des influx nerveux de l’homme ou de la femme, parasitent le corps et l’esprit. Le sujet dérive dans une cinquième dimension. La société peut s’écrouler, la vie est ailleurs. Plus besoin de l’autre depuis l’invention de la machine à orgasmer pour les femmes. Jouissance assurée et l’homme aux érections incertaines et variables est désuet.
Tremblay pousse à son paroxysme tout ce qui fait courir notre société dans la troisième partie de son recueil. La frontière entre le privé et le public s’effrite. Il met en scène des journalistes, des animateurs connus de la télévision, des vedettes qui font partie de notre quotidien. Patrice Roy, Patrice L’Écuyer, Bernard Derome et quelques autres deviennent les personnages de ses fictions.
«La boîte du nouvellier» m’a particulièrement interpellé. L’action se déroule au Salon du livre de Montréal. On y croise Monique La Rue, Gilles Archambault et Mathieu Bock-Côté qui pique une véritable crise de folie pendant l’entrevue, insultant tout le monde. Les agents doivent l’éloigner. Vrai ou faux? On ne sait plus. L’esprit est passé dans la boîte, le téléviseur ou l’ordinateur. La réalité a migré dans ces technologies qui contrôlent les cerveaux. Ce qui importe, ce sont les images qui forgent la nouvelle réalité, l’améliore, la défait et la module.
Tous sont les sujets et les objets de ce monde des communications. De plus en plus de gens se nourrissent de fantasmes et de rêves les plus fous à travers cette panoplie d’outils qui donnent l’illusion d’être en contact avec le monde.
Ce qui questionne dans l’ouvrage de Nicolas Tremblay, c’est l’utilisation de vrais personnages. Jusqu’où un écrivain peut aller? Peut-il utiliser des personnages connus? Un nouvellier peut-il s’approprier des vrais personnages et les faire agir dans ses fictions? Le droit à la vie personnelle, l’utilisation de son nom et de son identité sont en question ici. Particulièrement troublant.

«L’esprit en boîte» de Nicolas Tremblay est publié chez Lévesque Éditeur.

dimanche 24 octobre 2010

Agnès Gruda ne rate pas son entrée

Après avoir fait sa place dans le journalisme, Agnès Gruda ne rate pas son entrée en littérature avec «Onze petites trahisons». Un thème, une direction et des personnages s’incrustent dans la réalité de maintenant.
 Tous nous sommes marqués par un événement, une rencontre, un mot qui a changé notre existence. Certaines circonstances font que l’on tourne le dos à des proches ou des intimes. Une hésitation et le geste qu’il aurait fallu poser ne vient pas. Les conséquences sont imprévisibles. C’est toujours le cas quand on donne une autre direction à son quotidien. Migration, maladie, dépression ou séparation deviennent des seuils qui font basculer dans une autre dimension.
La vie alors emprunte de longs chemins de traverse et nous reprend plus tard, plus loin, au moment où on s’y attend le moins. Ce que l’on a voulu biffer de sa mémoire s’impose. Impossible de faire semblant. Un jour ou l’autre, la réalité nous rattrape. 

Des mondes

Une femme a toujours vécu dans l’ombre de son frère qui captait tous les regards et l’attention des parents. La mère va mourir. La grande soeur refuse de prévenir son frère. Elle sera la seule, l’unique pour une fois.
«Mais en attendant, c’est non. Non, je ne te préviendrai pas, Philippe. Pas maintenant. Pas avant. Seulement après. Quand tout sera consommé. Quand il ne restera plus aucun instant à diviser. Quand il n’y aura plus d’éternité. Tu as eu maman pendant toute ta vie. Elle n’aura que moi au moment de mourir. Ce sera votre châtiment à tous les deux.» (p.30)
Une histoire racontée lors d’un repas entre amis provoque la rupture d’un couple et la fin de l’errance chez un solitaire. Les mots peuvent avoir des effets contraires. Dévastateurs pour l’un et bénéfiques pour l’autre.
«Et comment que je m’en rappelais ! Je lui expliquai rapidement l’impact que cette soirée avait eu sur ma vie. Paul me confia que de son côté, peu de temps après, il avait rencontré une femme et que maintenant, eh bien, il croisait les doigts pour que tout continue à bien aller entre eux.» (p.51)
Hélène a une aventure avec un collègue médecin. Elle tombe enceinte volontairement, met au monde une petite fille qu’elle élève seule. Fanny n’a jamais entendu parler de son père jusqu’à l’adolescence. Le désir de le connaître devient obsédant. Elle finit par avoir un rendez-vous, discute, imagine une nouvelle vie. Le père piétine tous ses espoirs en la jetant hors de sa vie.
«Il regrettait, mais ne me laissait aucune chance de le délivrer de ses regrets. Il n’y avait donc aucun espace en creux, aucune place pour moi dans la grande maison en face du parc. D’un trait, il m’avait rayée de son univers, pour s’en aller sauver sa famille et ses petits voyous. Je pliai le foulard qui, par son manque de goût, me réconciliait déjà avec ce rejet. Cela valait-il la peine d’être liée à un homme qui pensait mieux faire passer sa décision en m’offrant un carré de soie impersonnel, ornée d’une mosquée et du mur des Lamentations?» (p.220)

Touchant

Il y a ces occasions ratées, un mot qu’il aurait fallu trouver, un geste qui ne vient pas, une solitude qu’il faut combler, une différence qui pousse dans la marginalité. Et souvent aussi le hasard fait en sorte de détruire une image ou une idée que l’on se fait d’une idole. La rencontre avec Léonard Cohen, le poète et chanteur dans un parc de Montréal, est assez troublante. Pas un mot n’est échangé et tout un univers fantasmagorique s’écroule.
Des nouvelles émouvantes, étonnantes qui soulèvent des questions qui n’ont pas nécessairement de réponses. Des textes inattendus, des moments qui peuvent détruire une vie comme lui donner un autre souffle. Agnès Gruda fascine avec son écriture simple, entraînante, directe et efficace. Un ton toujours juste. Elle provoque un malaise en nous, une hésitation qu’il est difficile d’ignorer. C’est là toute la force de ce recueil de nouvelles.

«Onze petites trahisons» d’Agnès Gruda est publié chez Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/agnes-gruda-1654.html

André Girard explore la belle ville de Moscou

André Girard aime les grandes villes, leur frénésie, l’architecture, les parcs, les musées et ces petits bistrots où la vie devient lente.
«Moscou Cosmos», le second volet de sa suite hôtelière, nous entraîne dans la Russie d’après la perestroïka. Le socialisme marque le paysage même si tous s’appliquent frénétiquement au capitalisme. L’aventure, nous nous en souvenons, a débuté avec «Port-Alfred Plaza». Le couple entraînera le lecteur à Tokyo et Istanbul jure l’auteur.
Étienne donne des cours de français et de culture québécoise à Moscou. Johanna de Port-Alfred étudie les sciences politiques, le droit et le commerce international à Nottingham. Elle participe avec ses collègues à un séminaire à Moscou en compagnie du professeur Chadwick, son mentor. Le couple s’est revu à Prague l’année précédente. Des heures sulfureuses. Ils se promettent tous les excès au grand hôtel Cosmos.

Séjour

Le séjour de Johanna prend une tournure inattendue. La délégation l’occupe et il y a toutes les obligations mondaines. Ils visitent les musées, s’attardent dans des galeries, des bistrots renommés, des restaurants et des sites historiques. Étienne se fait un guide attentif et le désir s’exprime par les regards, des frôlements et des murmures. Ils ne sont jamais seuls. Les conférences, les cocktails empêchent les amants de plonger dans la quintessence de la fête amoureuse. Les séances érotiques, la blouse d’étudiante que l’on découpe avec les gestes du chirurgien, il faut les oublier. Les fantasmes demeurent dans les valises.
Cette situation ne semble pas trop perturber Étienne. Son père, un professeur à la retraite, un marxiste qui a cru au grand soir vient de quitter Moscou. Pour le père et le fils, ce séjour a permis la rencontre. Pour la première fois ils se sont vus en complices et amis.
«C’est qu’au printemps, quand ça s’est concrétisé avec l’achat de son billet d’avion, j’ai pris conscience de l’énormité de la chose. Un beau projet quand on en parle comme ça, mais là, ça devenait réalité. Ce n’était pas la panique, mais j’éprouvais une certaine appréhension à l’idée qu’il allait venir nous encombrer en pleine chaleur du mois de juin. Je me demandais comment mes colocs allaient le prendre. Tu sais, quand mon père part dans ses grandes envolées, il n’est pas toujours reposant.» (p.35)
Étienne permet à Johanna de lire un compte-rendu de la visite de son père. Parce qu’il est l’auteur de «Port-Alfred Plaza» et de «Moscou Cosmos». Les personnages existent dans la vraie vie et dans le roman.

L’ailleurs

Le séjour du paternel a tout changé. Comme s’il fallait aller à l’étranger pour oublier les blocages et vivre la réconciliation. La libido, le désir et l’amour atteignent des sommets inégalés dans les villes lointaines. Il faut être ailleurs semble dire Girard pour dénouer ses problèmes existentiels. Le fils et le père se comprennent pour la première fois. Johanna et Étienne connaissent le meilleur de la passion dans ces rendez-vous. 
«Après avoir versé du rouge, je me suis mis à table : libres tous les deux, chacun ses projets, ne pas connaître l’avenir. Et puis, les études à l’étranger, c’est une belle invention, surtout quand les champs d’actions se situent aux antipodes. En fait, ai-je ajouté, nous avons conclu ce pacte pour garder le contact, et tu lui as précisé que loin d’être astreignant, c’était plutôt stimulant. Laisser venir les choses, s’ajuster en temps et lieu ; ne pas voir trop loin et vivre pleinement ce que nous avons à vivre.» (p.95)
Surtout que le père croise la belle Irina. C’est le coup de foudre. Ils se retrouveront à Paris. La vie est ailleurs. Le père met ses pas dans ceux du fils.

La ville

Moscou, la grande cité avec ses merveilles et ses laideurs, demeure le sujet de ce roman. Les visites de Johanna et du père ne sont qu’un prétexte pour discourir sur cette ville, ses attractions, effleurer une culture fascinante, ses splendeurs et son art de vivre.
André Girard sillonne cette agglomération avec un enthousiasme contagieux. Il donne envie de partir sac au dos. L’art et la littérature devenant le fil conducteur de ce parcours singulier.
Espérons que l’écrivain fera passer ses personnages par Montréal et Québec. Le voyage étant l’art de l’éphémère, ce serait là une belle occasion de donner de l’étoffe à cette Juliette et ce Roméo de notre époque.

« Moscou Cosmos » d’André Girard est publié aux Éditions Québec-Amérique. 
http://www.quebec-amerique.com/auteur-details.php?id=479

dimanche 17 octobre 2010

Nicole Houde dévoile son humour


Nicole Houde, avec «Bancs publics», entraîne le lecteur dans une suite de courts textes qui permettent de faire connaissance avec Pierrot le chat, Jean-Eudes, cet ami trop tôt parti, Paul-Émile, le petit-fils de l’écrivaine, l’inventeur de «la machine à réconforter». La romancière éprouve un faible, on le comprend, pour ce jeune aventurier qui aime particulièrement les sorcières, même si elles lui donnent des frissons. Mélanie sa fille, son copain Philippe, sa mère qui a atteint «le bout de son âge» se profilent à l’occasion.
«Il y a dans le ventre de ma fille quelqu’un qui ne connaît pas encore le temps et se contente d’embryonner. Je voudrais écrire pour lui et moi une belle histoire où il y aurait de quoi rire et s’enchanter. Mais dans quel personnage ancrer le sourire?» (p.11)
L’auteure «ancre le sourire» dans les fées qui font les yeux doux à Darwin, rêvent de fouiner sous le pagne de Cromignon, de vivre une «plus value d’affection» avec un certain Marx.

Humour

L’écrivaine dévoile dans ces récits et ces contes un humour qu’on ne lui connaissait pas. Elle jongle avec la théorie de l’évolution des espèces, certaines idées de Marx, le Big Bang et des personnages connus de la Bible. C’est particulièrement inventif, surtout quand une fée entraîne le lecteur au jardin d’Éden où les pommiers, ces «arbres du Bien et du Mal, de la Connaissance et de la Putréfaction», trahissent les secrets. Nicole Houde convoque sa Majesté  le vent et les chats volants, les fées et les mages. Il n’en faut pas plus pour croire à la révolution ou l’évolution...
Des moments aussi où la fantaisie cède devant la réflexion. Il suffit d’un banc au Jardin botanique de Montréal, d’un arbre en fleurs, d’un étang, des papillons et il est possible alors de suivre un nuage, de se perdre dans un ruissellement de lumière pour oublier la respiration difficile, le pas plus lourd et la maladie.
Le lecteur qui fréquente l’oeuvre de cette écrivaine reconnaît des personnages et des lieux qu’elle a fréquentés dans ses romans. Le passé se faufile entre deux gestes, deux mots, un sourire ou un éclat de rire. Les disparus approchent sur la pointe des pieds pour murmurer à l’oreille des vivants.
Il suffit d’un banc au Jardin botanique de Montréal...
«À cet instant, tu n’es plus seule sur la route. Tu sens sa présence. Il arrive parfois que des cailloux nous racontent une histoire et dépose le souffle chaud d’une ombre au creux de nos mains.» (p.124)

Gravité

Même en s’amusant, Nicole Houde n’oublie pas la gravité qui leste ses ouvrages. La mort est difficile à déjouer. Plusieurs textes flirtent avec les derniers moments qu’il est impossible de nier.
«La mort, la vie et tous ces liens ténus qui nous rattachent aux autres ; il s’agit parfois d’un chapeau, d’une rose, d’un chat ou d’une rivière. Variations d’une partition musicale puisque le langage est, parmi ces liens, le plus fondamental.» (p.46)
Des surprises comme toujours, des bonheurs qu’il faut lire et relire. Il suffit d’une phrase pour connaître le ravissement.
«La terre demeure l’ultime interlocutrice de nos conversations. Nous faisons semblant de ne pas l’entendre. Elle réplique en nous donnant de la neige, du soleil, des ancolies et des épervières. Quand nous l’avons suffisamment rendue abstraite, la terre nous regarde avec les yeux d’un homme ou ceux d’un chat.» (p.17)
On reste là, sans oser un geste, retenant notre souffle.
«Comme chaque être humain, je suis une histoire contenant beaucoup d’hiers et une foule de personnages ; les miens se frottent l’âme contre l’épais pelage d’un chat musicien. Il s’appelle Pierrot à cause des clairs de lune. Je lui parle de mon père, né et mort d’une soif sans bon sens, je lui parle de ma mère couchée dans une nuit dont elle ne reviendra pas.» (p.32)
Nicole Houde a l’art d’aborder les choses les plus amusantes et les plus graves avec des images incomparables. Il suffit de s’abandonner entre les rires et la méditation pour saisir une autre facette de cette écrivaine incomparable.

«Bancs publics» de Nicole Houde est publié aux Éditions de La Pleine lune. 

dimanche 3 octobre 2010

C.S. Richardson est irrésistible

Ambroise Zéphyr apprend, après un examen médical vers le début de la cinquantaine, que ses jours sont comptés. L’avenir et les rêves ne sont plus possibles. Il décide de partir avec sa compagne pour visiter vingt-six lieux, des villes dont le nom commence par une lettre de l’alphabet.
 «Des lieux. De A à Z, cela fait vingt-six. Un mois, cela fait trente. C’est ce qu’a dit le docteur. Ou vingt-neuf ? En quelle année sommes-nous ? Vingt-huit ? Un mois, à peu de choses près.» (p.47)
Une décision étrange? L’alphabet tient une place importante dans la vie d’Ambroise. Ses patronymes couvrent l’alphabet. Le A d’Ambroise, du prénom, mène au Z final de Zéphyr, son nom de famille. Il est marié avec Zappora Ashkenazi, alias Zip. Du Z cette fois au A. Ils étaient faits pour se rencontrer.

Voyage

Le couple quitte l’Angleterre pour Amsterdam. Il y aura Berlin, Chartres et l’île d’Elbe. Dans chacune de ces villes, Ambroise visite des musées, les cathédrales et les galeries, s’attarde devant des œuvres d’art, des monuments architecturaux et des toiles de grands maîtres. Il n’y a que l’art pour glisser hors du temps et effleurer l’immortalité. Une course contre la montre, contre la mort certainement.
«Elle essaya de penser à des façons astucieuses de redéfinir l’ordre alphabétique, mais son cerveau refusa l’exercice, préférant imaginer un vrai repas, des vêtements propres, une sieste, un coin tranquille au bord de l’eau avec vue sur la cathédrale. Au minimum, manger, changer de sous-vêtements et se reposer pour passer le temps pendant qu’Ambroise irait à l’église.» (p.65)
Qu’est-ce qui devient important quand on sait la fin arriver? Un voyage de ville en ville pour découvrir le secret de l’immortalité ou les petits plaisirs que l’on s’offre quand plus rien ne vous bouscule.
«Ce n’est qu’une histoire. La vie continue. La mort continue. C’est simple. Simple comme tout.» (p.98)
Simple surtout quand l’autre est concerné.

L’art

Ambroise scrute des tableaux qui traversent les siècles, se retrouve devant une pyramide, ces monuments à la mort, fige devant une toile de Rembrandt, tente de saisir cette vérité fuyante qui cerne la vie.
Zappora et Ambroise manqueront de temps. Ils rentrent quand la santé d’Ambroise se détériore. A partir de la lettre M, tout bascule. Il tente de rêver le voyage. Mumbai, New York Osaka et… la fin est là.
«Elle l’aida à se mettre au lit, ajouta une couverture de son côté pour l’empêcher de trembler et s’enroula autour de lui. Elle oscillait au bord du sommeil quand l’atmosphère de la petite maison victorienne s’épaissit brusquement. Le silence l’éveilla en sursaut.» (p.145)
Zappora survit, un peu égarée dans son corps, dans ses pensées, incapable de reprendre la course. C’est peut-être en effleurant la mort qu’elle vit pleinement, vibre, devient entière et présente.
«Zip resta encore un peu, perdue dans la contemplation du parc désert. Il se mit à pleuvoir. Elle ouvrit le carnet qu’elle avait déniché dans une librairie d’Amsterdam. Avec douceur, Zip vida soigneusement le contenu de la pochette dans la valise d’Ambroise. Elle mit la main dans une poche du veston et en sortit un caractère d’imprimerie. Un caractère gras, sans sérif. Elle resta un instant immobile, puis remit le petit bloc de bois à sa place.» (p.148)
J’ai pensé souvent à «L’écume des jours» de Boris Vian en lisant C. S. Richardson C’est du même niveau. L’allégorie est magnifique, séduisante et irrésistible. Il y a là un appétit de vivre, une joie qui soulève et transporte. Les œuvres qui réussissent cet exploit, on les compte sur les doigts de la main. Quel bonheur de parcourir cette fable qui touche l’innommable avec une délicatesse rare. À lire avec toute l’attention possible pour comprendre un peu mieux la vie ou la mort. L’amour aussi.

«La fin de l’alphabet» de C.S. Richardson est paru aux Éditions Alto.