lundi 30 janvier 2012

Pas vraiment facile de cerner le roman

Isabelle Daunais
Isabelle Daunais et François Ricard affirment, dans «La Pratique du roman», que les écrivains du Québec s’attardent rarement à réfléchir sur l’art qu’ils pratiquent. Particulièrement en ce qui concerne le roman qui connait un essor considérable depuis des années. C’est un peu négliger la collection «Écrire» des Éditions Trois-Pistoles où des dizaines d’écrivains mettent les cartes sur table.
«Les romanciers parlent volontiers de leur œuvre ou de leurs projets, ou encore de la littérature en général, mais peu de l’art précis qu’ils pratiquent (les poètes, en cela, sont beaucoup plus prolixes). Pourtant, le roman constitue ici comme ailleurs une forme artistique majeure et il n’échappe en rien aux grandes questions- sur sa spécificité, son rôle, ses limites- qui partout se posent à lui.» (p.8)
François Ricard
On pourrait questionner les milliers de membres de l’UNEQ et il y aurait autant de points de vue, il me semble.
Ils sont huit à prendre le temps de réfléchir à la question. Gilles Archambault, Nadine Bismuth, Trevor Ferguson, Dominique Fortier, Louis Hamelin, Suzanne Jacob, Robert Lalonde et Monique La Rue. Quatre femmes et quatre hommes.
Le titre le dit bien. On peut fréquenter le genre en étant écrivain ou encore simplement lecteur. La plupart des auteurs sont l’un et l’autre comme il se doit. L’écriture vient souvent avec la lecture et la lecture pousse vers l’écriture.

Droit au but

Gilles Archambault est peut-être le plus direct. Il y va sans détour. Un roman est «l’écriture de soi», dit-il, empruntant la formule à Jean-Claude Pirotte. S’écrire le plus simplement possible en évitant les prouesses, les effets de style ou les longs détours.
«Ne pas céder à la tentation du divertissement. L’imaginaire a bon dos. Elle recouvre souvent l’inanité du propos. Je n’ai pas en tête quelque recherche de «profondeur». (p.105)
Nadine Bismuth est plus préoccupée par le sort réservé aux écrivains dans les médias. À la télévision, à la radio, dans les revues et les journaux, c’est l’homme qui intéresse, sa vie, ses idées et ses points de vue. Dany Laferrière dit la même chose dans «L’art presque perdu de ne rien faire». Un autre sujet il me semble.

Regards

Dominique Fortier écrit devant une  fenêtre pour voir le monde. Elle peut aussi être vue. Le roman devient une lecture d’un certain univers et le lecteur imagine ce qu’il veut bien en surveillant cette femme. Cela m’a fait penser au dernier roman d’Andrée Laurier. Dans «Avant les sables», tout commence avec Myriam qui, à sa fenêtre, surveille un couple au café. Elle aussi est l’objet de leur attention.
Fortier défend le droit à l’invention et à l’imaginaire même si un certain réalisme n’est pas à dédaigner. Elle hausse les épaules devant les autofictions qui font saliver les foules.
Louis Hamelin s’attarde au roman québécois et américain. Le mythe de la cabane isolée semble récurrent dans notre littérature. Fort intéressant ce qu’il écrit sur Gabrielle Roy. Il aurait pu rôder aussi du côté de Jean Désy.
Monique La Rue et Suzanne Jacob se tournent vers Roland Barthes et Milan Kundera. Ces écrivains ont décortiqué le roman comme une mécanique sans pour autant en percer les secrets. Comment saisir l’émotion qui porte les grandes œuvres? Peut-être qu’il faudrait demander au lecteur. C’est lui qui a toujours le dernier mot. Madame Jacob raconte comment un roman de Pierre Jean Jouve a changé sa vie. Elle a trouvé dans «Hécate» ce qu’elle cherchait. L’écrivain n’a rien eu à dire dans cette illumination. Le lecteur crée son livre en se l’appropriant.

Réflexions

Presque tous sont d’accord. Un roman doit s’inscrire dans l’histoire et être porté par une écriture, un rythme et un souffle. Kundera se montre sévère en affirmant dans «Les testaments trahis» que la production romanesque de maintenant est interchangeable. Difficile de lui donner tord.
Les romanciers travaillent à construire des cathédrales. Chacun a son architecture, son plan et son lieu. Un ouvrage fort pertinent pour ceux et celles qui aiment lire de la fiction. Une manière de réfléchir à ce que l’on recherche dans un livre. Ce pourrait être là le sujet d’un autre essai…

«La Pratique du roman» de Isabelle Daunais et François Ricard est paru aux Éditions du Boréal.

lundi 23 janvier 2012

Jean Perron est un parfait illusionniste


«Visions de Macao» de Jean Perron arrive comme le second tome d’une trilogie amorcée avec «Les fiancés du 29 février».
J’ai beaucoup aimé le premier volet, le monde irréel et fascinant de Venise, les personnages qui s’évanouissent pour ressurgir et vous hanter. Le tout reposant sur un film qui ajoute au flou et à la confusion.
Le cinéaste est de retour. Il revient amnésique de Macao. Invité dans la capitale du jeu, une sorte de pendant de Las Vegas, il a été drogué et rapatrié. Il était l’hôte d’un casino qui se distingue en invitant des artistes peu connus. Le roman est la longue reconstitution de ce séjour en Asie.
«Macao est devenue la capitale mondiale du jeu, avec des recettes qui dépassent maintenant celles de Las Vegas. La compétition y est féroce pour s’assurer d’une part de marché. Comme d’autres maisons de jeu, le Sonho Casino veut se donner une dimension artistique. Mais au lieu de miser sur les spectacles à grand déploiement avec des noms célèbres à l’affiche, il a décidé de faire appel à des disciplines plus «alternatives» comme le microcinéma.» (p.14)

Que s’est-il passé?

Le narrateur retrouve sa mémoire à l’aide de notes dispersées dans un carnet. Un travail qui ressemble à la mise en forme de ses films.
«Mes films ne sont pas narratifs. L’art n’est pas pour moi un moyen de conter ma vie, mais un voyage au cœur des perceptions possibles de la réalité. Le décor est le personnage central de mes films.» (p.15)
Peu à peu il se souvient. Au Sonho, il a retrouvé un ami d’enfance qu’il croyait mort. Barry Lalonde. Un obsédé qui se retrouve là pour assouvir sa passion du jeu en misant sa vie. Un risque tout capable du pire comme du meilleur.
Il y a surtout un personnage étrange qui fascine le cinéaste.
«Et cet homme qui buvait du cognac à côté de moi, il se faisait appeler Fernando et ressemblait comme un sosie à Fernando Pessoa, du moins aux images de ce grand et mystérieux poète portugais qui ont traversé le temps et l’anonymat dans lequel il a  vécu jusqu’à sa mort, à 47 ans, en 1935: lunettes et moustache dans un visage aux traits acérés; regard à la fois lointain et concentré; feutre à large bord; complet-veston sombre et cravate assortie; l’allure d’un rond-de-cuir intemporel.» (p.20)
Cet homme aurait conçu la plus grande escroquerie de tous les temps avec le bogue de l’an 2000, Bien plus, la guerre au terrorisme et les attentats du 11 septembre 2001 seraient le fruit de son imagination. Tout était pensé et planifié sauf qu’on a oublié le scénario original pour se tourner vers l’Afghanistan.

Casino
 
Il y a aussi la directrice du casino, une ancienne chanteuse populaire et sa fille Fortune Cookie, une escorte rebelle qui devient l’amante du cinéaste. Et dans l’ombre, un mystérieux personnage qui tire les ficelles et contrôle tout. On murmure qu’il pourrait s’agir de Pol Pot, le fameux tyran. Est-il mort ou est-il vivant?
L’étau se resserre autour de Barry et du narrateur. On les menace plus ou moins ouvertement sans trop savoir ce que l’on peut leur reprocher.
Un monde étrange, factice où tout devient possible.
«Quand on ne sait pas jouer, l’analyse ne résiste pas à la peur en situation de danger. Pour rester maître de jeu, le joueur, lui, sait manipuler les pensées et les émotions aussi bien que les cartes. Dans ce monde d’illusion, de stratégie et de bluff, rien n’est sûr.» (p.136)
Cette histoire est-elle réelle ou une invention? Barry Lalonde et Fortune Cookie sont-ils de vrais personnages? Le lecteur ne saura jamais sur quel pied danser.
Un roman formidable où l’écrivain risque tout. Comme si on se retrouvait autour d’une table de jeu et que les secondes qui viennent nous réservent le pire ou le meilleur. Jean Perron a l’art de nous tenir sur la corde raide pour se faufiler entre le réel et l’imaginaire. On doit lui faire confiance pour s’aventurer dans un monde à la fois rêvé et fantasmé. Cet écrivain échappe aux normes et aime prendre des risques. Je le trouve particulièrement rafraîchissant.

«Visions de Macao» de Jean Perron est paru chez XYZ Éditeur.

lundi 16 janvier 2012

Hélène Rioux continue d'explorer son monde


Hélène Rioux revient avec le troisième volet de «Fragments du monde, Nuits blanches et jours de gloire». J’ai dû faire un effort pour me replonger dans cet univers qui nous entraîne aux quatre coins de la planète. Le temps estompe un peu les personnages de cette fresque et il faut se donner un peu de temps avant de faire les liens.
Ernesto Léri approche ses cent ans et retrouve sa Toscane natale. Un coup de fouet, un véritable sursaut d’énergie. Des souvenirs, des fragments, c’est à peu près tout ce qui lui reste. Le monde rapetisse à mesure que l’âge se fait lourd. Un petit excès et voilà le grand virage.
«Il voulait revoir la Toscane et maintenant, on dirait qu’il ne la quittera plus. En sortant de la chambre tout à l’heure, le médecin a murmuré qu’il ne passerait pas la nuit.» (p.63)
Ses proches retiennent leur souffle. Des cousines, une fille, ses serviteurs et son biographe. La famille avec ses rancunes et ses tensions. Vickie deviendra peut-être une autre avec la mort de son grand-père et en étant mère. Jenifer, la fille parfaite, semble sur le point de secouer sa vie. Deux contraires que ces cousines que la mort rapproche et éloigne.

La loterie

À Montréal, au Bout du Monde, la fébrilité règne. Jean-Charles a quitté son épouse pour une agente immobilière qui veut moderniser le bistrot au grand désespoir des employés et des clients. La modernité bouscule le passé.
Un billet de loterie, un gain appréciable pour Diderot Toussaint. Il en faut moins pour perturber ce petit univers. C’est la fête, les projets, le rêve. Tous félicitent le «nouveau riche» sauf Raoul qui accuse son ami de trahison.
«Il sort de sa poche le billet gagnant, le tend à Raoul.
«Donnes-y pas!» hurle Denise.
Mais trop tard. Raoul a allumé son briquet. Et devant six paires d’yeux incrédules, deux cent trois mille dollars sont aussitôt – il n’a pas fallu cinq secondes – réduits en cendre et en fumée.»(p.39)
Plus rien ne pourra être pareil au Bout du Monde.

Changements

Daphnée joue au pirate dans les mers du Sud. Elle a proféré des horreurs sur son père adoptif à la télévision, on s’en souvient.
«Elle n’avait rien prévu, elle se répète ça. Parce que le souvenir est là, bien incrusté, une tache indélébile qui brûle sa mémoire. Cette émission de télévision durant laquelle elle avait raconté des horreurs sur son père adoptif.» (p.128)
Elle tente d’oublier mais n’y arrive pas. On ne saborde pas sa vie sans en subir les conséquences.
Andy le critique s’est exilé à Paris pour écrire le chef-d’œuvre. Du moins il en est persuadé. Son rêve prend fin quand une bombe explose dans le café où il allait écrire la phrase qui ébranlerait le siècle.
Marjorie Dubois prépare un nouveau personnage. La comédienne tente de tout apprendre sur la Malèche, une femme fascinante et troublante qui a servi d’interprète à Cortes lors de la conquête du Mexique. Ce sera son grand rôle.
Un départ, des fuites, des espoirs, des déceptions, des gestes irréfléchis qui ne peuvent s’effacer. Un monde immense et pourtant si petit.

La vie

Hélène Rioux est une observatrice formidable qui joue de tous les instruments. Elle entraîne son lecteur dans le quotidien tout en gardant la littérature et certains écrivains à l’oeil. Traductions, créations, musique, cinéma constituent la trame de cette immense toile qui peut prendre toutes les directions. Du drame à l’humour, il y a de quoi souhaiter un autre volet à cette galaxie qui n’en finit pas de prendre de l’expansion.
Un texte humain, savoureux, dramatique et beau de tendresse. Presque tous les personnages tentent d’échapper à la routine qui étouffe et écrase. Certains commettent l’irréparable tandis que d’autres y arrivent tout doucement après bien des épreuves. Rien n’est facile dans le monde d’Hélène Rioux. Tout se gagne et se mérite. Et même la plus belle des réussites se confronte un jour ou l’autre à la mort. Peut-être qu’il reste la création, l’écriture, la musique, le cinéma pour trouver une forme d’immortalité. Je veux bien y croire.

«Fragments du monde III, Nuits blanches et jours de gloire» d’Hélène Rioux est paru chez XYZ Éditeur.

dimanche 8 janvier 2012

Marguerite Andersen s’inspire de sa vie


Une famille comme il y a en a peu que celle des Boutier. D’origine allemande, les parents sont venus s’installer au Canada et n’ont jamais parlé de cet aspect de leur vie avec leurs filles et leur garçon. Le sentiment de culpabilité peut-être après l’Holocauste et ce que l’Allemagne a connu sous le régime nazi.
Lui est fonctionnaire à la retraite et elle a été enseignante. Marguerite Andersen ne s’en cache pas, elle s’inspire largement de sa vie.
«Écrivaine à tendance autofictionnelle, je m’aventure dans ce livre à interpréter des vies que je n’ai vues que de l’extérieur, celles de mes six petites-filles. De leurs six réalités, j’ai construit trois récits biofictionnels. J’ai aussi un petit-fils; je n’allais pas l’oublier. Il survient de temps à autre dans la vie des trois protagonistes.» (p.7)
Les trois jeunes femmes ont hérité de la curiosité des parents, du goût de l’effort et du travail. Ariane est anthropologue, Claire enseignante et Isa, écologiste et peintre. Elles s’imposent à leur façon. Fabien voyage, étudie et profite de la vie.

Des choix

Même si elles sont intelligentes et que le succès colle à leur peau, la vie n’est jamais une belle route tranquille pour les trois soeurs. Il y a toujours des désirs et des rêves qu’il faut assumer ou repousser.
Le monde contemporain change à une vitesse étourdissante. Pour Isa, c’est une manière de vivre. Elle peint et va d’un projet à l’autre pour survivre. La nature de ses choix et de son travail veut cela. Une insécurité qu’elle apprivoise même si elle rêve d’un coin tranquille à la campagne et d’un amoureux.
Pour Claire, c’est autre chose. Ce petit prodige a appris à lire en marchant. Elle a fait des études en Norvège, connu une ouverture sur le monde dès l’enfance. Elle fait lentement sa place, un peu perturbée par sa vie personnelle. Elle vit une aventure avec une collègue. L’amour,  la tendresse, le secret jusqu’à la rupture.
«Claire se tourmente. Elle aimerait se confier à ses parents, leur dire ce qui ne va pas. Or, elle a peur. Elle n’est pas comme les autres. Elle est célibataire, lesbienne. Ils ne comprendront pas sa peine, tout comme ils n’ont jamais compris sa relation avec Marianne. Ah, vont-ils lui dire, ta copine a changé d’orientation, pourquoi ne ferais-tu pas pareil?» (p.226)
Ariane malgré une vie en apparence plus stable et des études poussées est certainement la plus tourmentée. Mariée à un Africain, mère de deux enfants, elle rédige une thèse de doctorat sur la situation des femmes au Ghana. Ce travail la questionne et la bouscule.

Époque

Les filles Boutier illustrent parfaitement ces citoyens canadiens que l’on veut bilingue et ouvert sur le monde. Elles ont fréquenté les meilleures écoles et voyagé un peu partout. Elles connaissent la situation politique mondiale, les guerres et tout ce que cela peut entraîner. Les incongruités de l’époque contemporaine aussi comme les sangliers qui envahissent les rues de Berlin. Isa est fascinée par ces phénomènes et ne dit jamais non à une enquête sur le terrain.
Ariane jongle à l’exploitation des femmes en Afrique, aux manières de vivre et d’empoigner le réel qui disparaissent avec la mondialisation.
Les soeurs vivent les soubresauts de l’amour, la passion et le chagrin. Elles peuvent compter sur la famille cependant, des parents toujours attentifs, un frère chaleureux et disponible. Et une grand-mère exceptionnelle. Que demander de plus?
Des personnages sains, vifs et pétillants. Des problématiques actuelles portent ce récit. Comment garder ou protéger sa culture dans un monde métissé, sa langue quand toutes les nations se mélangent et que le voyage est une manière de respirer. Comment ne pas s’inquiéter devant un avenir de plus en plus incertain avec les changements climatiques.
«La vie devant elles» est un témoignage fort bien mené. Des portraits de femmes que l’on aurait envie de rencontrer, de mieux connaître pour s’en faire des complices. Une belle manière de s’attarder au monde de maintenant et ses graves problèmes sans pousser les hauts cris. Humain, chaleureux et toujours juste.

«La vie devant elles» de Marguerite Andersen est paru aux Éditions Prise de parole.

lundi 2 janvier 2012

L’histoire des peuples se répète sans fin

Tout au long de la lecture de Salah Benlabed j’ai pensé aux guerres qui perdurent en Irak et en Afghanistan. Pourtant rien de précis ne se rattache à ces pays dans cette histoire. L’écrivain d’origine algérienne s’attarde aux années où la France a envahi son pays, massacrant des milliers de personnes. Pas seulement des résistants armés, mais des femmes et des enfants. Une guerre coloniale horrible qui ne peut nous empêcher de songer aux atrocités qui marquent l’histoire de l’humanité.
L’émir Abdelkader incarnait alors la résistance et tenait tête aux troupes françaises. On le poursuivait, le traquait en commettant les pires atrocités. Longtemps, il est demeuré insaisissable. Les Américains ont fait de même avec Ben Laden il n’y a pas si longtemps. Les noms changent mais les manœuvres perdurent.
Des hommes, des femmes et des enfants se réfugiaient alors dans les grottes pour échapper aux charges de l’armée française. Incapables de les déloger, les envahisseurs allumèrent de grands feux aux entrées des cavernes pour les asphyxier.
«J’ai compté, car cela fait partie de ma terrible mission, près de cinq cents cadavres aux alentours des grottes, te confiera Moumen… Les villageois disent qu’ils étaient plus de mille cinq cents à pénétrer dans ce refuge, il y aurait donc ce charnier, près d’un millier de cadavres!» (p.60)
Ce genre d’opération se répètera un peu partout dans le pays et reçoit le joli nom «d’enfumade». Des viols, des meurtres, des exécutions sommaires, des trahisons où un père combat un fils dans des affrontements sanguinaires.

Histoire

Salah Benlabed suit la jeune Houria, une bergère née en marge du monde et qui se retrouve au cœur de ces affrontements. Elle est mariée toute jeune à Mohamed, un homme dont elle ne sait rien.
«Tu n’y comprenais rien… Mais tu avais à peine dix-sept ans, Houria, et ne savais rien du monde! On t’avait tout juste appris à deviner l’approche de l’orage et à te méfier des loups et des hommes. Il est vrai que tu savais aussi faire la différence entre mâles et femelles et recompter les bêtes au soir avant de les raccompagner. C’est tout!» (p.25)
Un mariage pour consolider les alliances entre deux tribus qui font la guerre aux envahisseurs. Un homme qu’elle verra le temps de faire des enfants.
Elle échappe à une enfumade et y perd son jeune fils. Elle sait juste qu’il faut marcher vers les montagnes pour trouver un village où l’on s’occupera d’elle.
Après avoir refait ses forces elle doit encore partir, circuler pendant des jours et des jours, éviter les troupes françaises, progresser vers un but qui change continuellement.

Rencontre

Au cours de ce périple, Moumen un médecin, fait son éducation. Elle connaîtra l’amour et deviendra son épouse.
«Près de lui désormais, les battements de ton cœur ne sont plus ceux que provoque la peur: tu découvres en toi un sentiment nouveau; nouveau, parce que tu n’as jamais connu l’amour, ce mythe effrayant dont on parlait dans tes montagnes comme d’une maladie qui frappe certains héros pour les mener à l’exil ou la disparition; une affection rare, mais si destructrice que les femmes l’évoquaient comme un miracle à vivre avant d’en mourir.» (p.88)
Tout cela mènera à la reddition de l’émir Abdelkader. Une équipée qui ne finira peut-être jamais même si on croit que l’envahisseur finira bien par quitter le pays. Il faudra patienter une centaine d’années.
Il faut lire ce qu’Alexis De Tocqueville a écrit sur les Algériens.
«Moi aussi, Houria, je te le dis : De Tocqueville a préconisé: «Il est de la plus haute importance de ne laisser subsister ou s’élever aucune ville dans les domaines d’Abdelkader!» (p.97)
À faire dresser les cheveux.
Un roman qui vous rappelle les horreurs qu’a vécu l’Algérie et qui permet par ricochet de réfléchir à la situation présente. «Le dernier refuge» devient une longue libération d’une femme et d’un pays. Un voyage initiatique où Houria se forge une identité et une personnalité. Une écriture somptueuse qui vous emporte dans des contrées arides où il est possible de croire au bonheur et à la paix. Toujours juste et émouvant.

«Le dernier refuge» de Salah Benlabed est paru aux Éditions de la Pleine lune.