lundi 16 avril 2012

L’Abitibi : un pays propice aux plus belles légendes

Quel plaisir de voir les Éditions Trois-Pistoles publier un nouveau volet de la série «Contes, légendes et récits du Québec et d’ailleurs».
Un volume impressionnant de 530 pages pour cette quatorzième étape de la collection. Cette fois, destination l’Abitibi-Témiscamingue, un territoire longtemps le fief des chasseurs et des trappeurs. Les colons se sont risqués plus tardivement dans cette Terre promise. C’est du moins ce que laissait entendre la propagande de l’époque.
Les chercheurs d’or devaient tout bousculer dans une troisième vague. Ces aventuriers ont quadrillé le pays dans l’espoir de faire fortune, bousculant les rêves et des déceptions. Les Québécois francophones étant plus souvent qu’autrement témoins de l’appropriation de leur richesse minière par des étrangers. Un Plan Nord d’une autre époque, mais avec une même approche.
Un pays encore jeune, un territoire immense, des paysages à couper le souffle et un climat qui peut effaroucher les plus téméraires.
«La présence des Autochtones, la traite des fourrures, la spoliation des richesses naturelles, la colonisation assistée, la ruée vers les métaux précieux et une situation géographique aux marges de l’écoumène ont laissé des traces dans l’imaginaire régional qui s’est construit au carrefour des rencontres multiples», explique Denis Cloutier, le coordonnateur de cette publication.

Grande époque

Quelques explorateurs ont traversé ce territoire alors que l’on pratiquait la traite des fourrures, sans compter les Autochtones qui y vivaient depuis fort longtemps. Indiens et Blancs se côtoyaient dans des postes de traite. A noter que les textes de cette époque parlent des Sauvages et non pas des Algonquins. A lire la visite de Mgr Joseph-Thomas Duhamel, évêque d’Ottawa, en 1881 qui prend les proportions d’une visite papale.
L’Abitibi-Témiscamingue aura été le refuge de nombre de Québécois qui, n’ayant pas d’argent et de travail s’y sont installés en espérant s’inventer une nouvelle vie. La grande colonisation changera le visage de cet immense territoire.

Aventure

Colons qui construisent une cabane au cœur de la forêt avec peu d’outils. L’isolement, les moustiques, le froid et la neige font partie du quotidien de ces désespérés qui n’ont qu’un choix: survivre. Il faut imaginer le courage qu’il a fallu à ces hommes et ces femmes pour défricher des terres et bâtir des paroisses. Une maigre subvention les empêchait de mourir de faim les premières années.
Avec les prospecteurs, des villes sont sorties de la forêt. Rouyn et Noranda par exemple. Une ville modèle, propre, dessinée par la compagnie et Rouyn qui pousse anarchiquement, devient le rendez-vous de tous les aventuriers qui tentent de faire fortune avec tout ce que cela comporte.
Ajouter une légende
L’Abitibi-Témiscamingue est un lieu où s’installeront des francophones bien sûr mais aussi des émigrants venus d’Europe et même d’Asie. Un joyeux mélange propre à faire naître les légendes et les mythes, des héros qui défient les forces de la nature comme Stanley Siscoe. Des conflits aussi avec ces «Fros» qui flirtaient avec le socialisme et qui ont eu leur importance dans l’Abitibi de l’or et des mines. Des grèves sauvages, inhumaines, le capitalisme dans toute sa grossièreté et sa barbarie.
Jeune

Ce pays étant relativement jeune, des témoins ont écrit sur la colonisation et cette grande épopée. Des écrivains comme Arthur Buies, Gabrielle Roy, Félix-Antoine Savard ont raconté cette époque. À lire Gabrielle Roy dans ses récits journalistiques. «Heureux les nomades» est un bijou où elle accompagne une famille qui va s’Installer dans ce pays neuf.
Des écrivains fort connus au Québec ont vécu leur enfance dans ce coin de pays. Yves Beauchemin, Raoul Duguay, Louise et Richard Desjardins, Jocelyne Saucier et Suzanne Jacob.
Des écrivains marquants signent des textes dans ce magnifique ouvrage. Signalons Jeanne-Mance Delisle et Louis Hamelin, Josée Bilodeau et Isabelle Vaillancourt.
«Contes, légendes et récits de l’Abitibi-Témiscamingue» raconte une époque qui sort de l’ordinaire. Des aventures incroyables, des textes qui font frémir. Je pense en particulier à «La ruelle rouge» d’André Lemelin.
Une appropriation de cet immense territoire par les écrits de maintenant et d’hier. Un livre qui témoigne d’une page importante de l’aventure du Québec. C’était hier, c’est aujourd’hui peut-être alors que l’on s’apprête à envahir les espaces du Nord.

«Contes, légendes et récits de l’Abitibi-Témiscamingue» de Denis Cloutier est paru aux Éditions Trois-Pistoles.

lundi 9 avril 2012

Jean-François Caron passe du côté des grands

Je le dis en choisissant mes mots. Jean-François Caron vient d’écrire un roman qui le pousse du côté des grands. Je crois. «Rose Brouillard, le film» m’a subjugué. Une écriture incantatoire, un rythme, une cadence qui emporte dans une autre dimension. J’ai lu, allant et revenant sur ces pages pour m’imprégner de cette musique sauvage.
«Quand on est seule, quand on vit seule dans une histoire qu’on partage avec son père, on n’a pas besoin de nom. Quand on partage sa vie avec Onile, le veilleur et le papa de l’histoire, un nom, c’est inutile. Si l’un parle, l’autre écoute, nulle nécessité de s’appeler et c’est bien ainsi.» (p.41)
Un bijou.

La trame

Une  île au milieu du fleuve, près d’une autre île. Le Veilleur y vit en marge du monde pour apprivoiser sa sauvagerie et sa tendresse peut-être. Une sorte de vigie qui sauve les marins en perdition. Et sur la berge, devant, un village.
Une femme. Pas une histoire d’amour mais un mariage. Une transaction plutôt au magasin général du village. La jeune femme a connu l’amour avec un pianiste. Il faut sauver les apparences.
Il y aura une petite fille qui voit sa mère sombrer dans la folie, son père se tourner vers l’alcool. Rose rêve un monde que l’on fait et défait, les îles comme les grains d’un chapelet qui mènent jusqu’à Cuba parfois. La mère bascule du haut de la falaise. Après, Onile s’abrutit dans l’alcool jusqu’à disparaître.
Jean-François Caron est fasciné par les pièges de la mémoire. «Nos échoueries» était également une quête du genre avec tous les dangers qui refont surface quand on fouille le passé.

Rose

Dorothée, employée par la société touristique, est chargée de retrouver Rose et de tourner un documentaire. Elle retrace la vieille femme rue Drolet à Montréal. À bout d’âge, cette dernière colle des mots partout pour se rappeler ce qu’est une table ou une fenêtre. Sa vie oscille entre l’étrange liste de ses occupations et des objets qui l’entourent. Le roman de Caron va ainsi. D’une séquence à l’autre, d’un mot à un autre pour reconstituer le drame de l’île du Veilleur.
La vieille dame un peu confuse ignore les questions, bascule dans ce temps où elle vivait avec sa mère et son père Onile.
«Quand un bateau s’aventurait trop près des vlimeux récifs, au risque de s’échouer. C’étaient les emportements les plus bruyants. Mais pas les plus terribles. Les pires colères étaient celles qu’il vivait dans le silence. Parce qu’elles baignaient dans la déception. Et rien ne soulage la déception. Sauf peut-être: la musique.» (p.141)
Rose revit les drames qui ont bouleversé sa vie. La mort de la mère surtout.
«Je suis ma mère dans l’odeur verte des noisetiers, le vent emmêle mes cheveux dans mon visage et dans mes yeux, je suis elle désorientée, comme lorsqu’elle a perdu pied, lorsqu’une pierre a roulé, lorsque le vent l’a poussée, ou peut-être le désespoir, je suis elle qui bat l’air de ses bras, juste avant la chute, les yeux dans l’eau, les cheveux dans les yeux, le vent dans les cheveux, la robe dans le vent, la mer dans les plis de la robe. Je suis elle avant que son corps ne soit écorché et brisé sur les pierres accumulées au pied de la falaise vive, ballotté dans l’eau sanguine et salée. Je suis elle avant son corps perdu pendant des heures. Perdu. Pendant des heures.» (p.237)

Plongée

Une plongée vertigineuse dans le réel et l’imaginaire, le passé et l’autre, celui que l’on invente pour attirer les touristes. Nous avons tout dans ces fragments. Les témoins de l’époque, les délires de Rose, les vacanciers, Dorothée avec ses amours de passage, une Québécoise d’origine haïtienne qui nie ses racines.
«Les îles sont des mots échappés, qui dépassent la pensée. Des chapitres comme des éclaboussures. Qui vont dans tous les sens. S’il y avait un pont entre les îles, mes souvenirs se rejoindraient. Car il y a toutes ces îles dans ma tête. Je ne sais plus inventer les ponts pour les relier.» (p.217)
C’est ça! Juste ça et bien plus.
Un roman magnifique. J’ai traîné sur les mots pour prolonger le plaisir, garder ces longues phrases lancinantes en mémoire et me les approprier. Un grand livre.

«Rose Brouillard, le film» de Jean-François Caron est publié aux Éditions La Peuplade.

lundi 2 avril 2012

Larry Tremblay bouscule toutes les frontières


Le retour de Larry Tremblay au roman mérite d’être salué. Depuis 1989, il a écrit plus d’une vingtaine de textes, explorant le récit, le théâtre et la poésie. Il faut remonter à 2002 pour trouver «Le mangeur de bicyclette», un roman qui l’a propulsé parmi les finalistes du prix du Gouverneur Général du Canada.
S’il y a une constance chez Larry Tremblay, ce sont ces équilibres ou ces déséquilibres qui lient les individus dans la violence, la passivité, la révolte et la possessivité destructrice. Ce jeu du dominant et du dominé constitue la trame de «Piercing» où un gourou manipule ses disciples et les déforme dans leur corps et leur esprit. Dans «Abraham Lincoln va au théâtre» cette thématique prend plusieurs directions. Laurel et Hardy incarne cette relation trouble et fragile entre la victime et le bourreau. Le metteur en scène écrase les comédiens et vient ajouter à ce drame tout comme le geste du meurtrier John Wikes Booth. Une œuvre dérangeante et magnifique. Amour obsessif et dépendance aussi dans «Le mangeur de bicyclette».
Larry Tremblay pousse tout à la limite. Sadisme, violence pour explorer des pulsions qui brisent les êtres et les poussent dans l’horreur. Ces forces malheureusement constituent nos sociétés qui hésitent entre l’équilibre et le déséquilibre, la sainteté et la démence.

Figure du Christ

Edgar, dominé par une mère qui l’a élevé seule se retrouve déboussolé à la mort de celle-ci. Associable, miné par des pulsions violentes et l’automutilation, il hante la maison, son héritage, entouré de toute une quincaillerie religieuse. Il est devenu le conservateur du musée d’Anne-Marie, une femme qui n’a pas su l’aimer. Il recueille une jeune fille battue et laissée pour morte par des hommes en uniforme dans le cimetière où il s’était endormi sur la tombe de sa mère. Tout bascule alors.
«J’eus beaucoup de difficulté à dégager les bras de la jeune fille. Les manches de sa robe lui emprisonnaient les épaules, qu’elle avait plutôt fortes. Mes manœuvres maladroites n’éveillaient chez elle aucune réaction. Couchée ainsi, plongée dans une immobilité inquiétante, elle éveillait en moi l’image ridicule, vu les circonstances, de la Belle au bois dormant. Mais ce vestige romantique s’évanouit dans un fracas quand je réussis à lui enlever sa robe et ses sous-vêtements. Comment ne m’étais-je pas aperçu plus tôt que j’avais ramené un homme à la maison?» (p.29-30)
Edgar s’occupera de cet homme comme une mère nourrit son enfant, le lave, le lange et le dorlote. Amour fusionnel, maternel et paternel. Métamorphose, mort et résurrection, sexualité trouble, tout y est.

Adoration

Possessivité extrême, élimination de tous les contacts avec les autres. Edgar est entraîné dans une spirale de violences. Il gave cet homme et l’attache comme un animal qui ne cherche qu’à s’échapper. Ce barbu au visage du Christ est capable du pire quand il réussit à se libérer. Cette bouche dévoreuse devient un monstre. Par sa passivité, son inertie, il parvient à dominer complètement le bourreau.
Larry Tremblay dérange.
Le bagage génétique est de la dynamite qui peut exploser à tout moment, ravager tout en soi et hors de soi. L’héritage est marquant et difficile à cerner. Le père d’Edgar a violé sa mère et elle a voulu tuer son fils à plusieurs reprises. Sa naissance en a fait le meurtrier de son père en quelque sorte. Tout est écho chez Tremblay. Le roman est constitué de miroirs déformants qui reprennent sans cesse la même obsession pour la pousser à son paroxysme.
J’ai oscillé tout au long de ma lecture entre la fascination et la répulsion. Qui sommes-nous? Quel être se cache en chacun de nous? De quelles monstruosités sommes-nous capable? Qui peut libérer ces forces aveugles et destructrices? À couper le souffle, à hurler devant certaines scènes où l’horreur s’affirme dans une sorte de volupté.
Larry Tremblay s’aventure au cœur des pulsions qui font les saints ou les tortionnaires. Un texte qui m’a entraîné dans des zones que je n’aime guère explorer. Malheureusement, ces pulsions existent et l’actualité se plaît à nous le rappeler à tous les jours. Extrêmement dur et perturbant. Un véritable électrochoc. Un roman particulièrement questionnant. J’en suis encore abasourdi.

«Le Christ obèse» de Larry Tremblay est paru aux Éditions Alto.

lundi 26 mars 2012

Gérard Pourcel fait preuve d’un bel humanisme


«Chroniques d’une mémoire infidèle» de Gérard Pourcel m’a rappelé ces moments où nos vies se sont croisées dans le monde de la littérature. J’avais déjà lu au moins huit des onze nouvelles de son récent recueil. Des textes parus dans différents collectifs et tous remaniés pour le meilleur.
Cet écrivain, qui publie rarement, m’a entraîné sur la Côte-Nord, à Cuba, au Mexique, Montréal et les États-Unis. Parfois aussi en Bretagne, par le biais de la mémoire, là où il est né.
Un monde où le je de l’auteur nous interpelle et devient le fil conducteur de ces textes rédigés au cours des ans. Il y partage son amour pour les voyages, les plages chaudes et ensoleillées, les rencontres fortuites qui bouleversent souvent.
«Ma main enhardie s’était, par un hasard prémédité, rapprochée de son bras qu’il n’avait pas retiré. Nos conversations à cinq passagers se poursuivaient en toute innocence. Mon pouce, dans un long va-et-vient, caressait cette peau satinée. Ma crainte ou ma honte de rencontrer le regard de Mouloud. Puis, ses yeux complices, d’un noir intense, et son large sourire…» (p.38)
Des moments de tendresse, une complicité qui ne porte guère à conséquence. Une reconnaissance de l’être je dirais, au-delà des langues et des balises de la société.
Ce nomadisme ne l’empêche pas d’observer les humains, les hommes en particuliers. Une humanité souvent blessée qui n’exige qu’un regard, un peu d’écoute et surtout de l’empathie.

Quotidien

Cet écrivain trouve ses sujets dans le quotidien et fait de son lecteur un complice et un confident. La recherche d’un endroit où stationner son auto dans les rues de Montréal permet une rencontre émouvante, des visites à une dame dans un foyer le fait se buter à une machine inhumaine. Un séjour à Cuba, une plongée dans une tempête de neige sur les routes de la Côte-Nord, un moment partagé avec un jeune Innu où il effleure subtilement la cohabitation difficile entre les Blancs et les Autochtones. Partout, Pourcel témoigne de la grandeur et de la bêtise des humains. Partout l’aveuglement peut provoquer des catastrophes.
Il réussit souvent à créer un suspense qui vous emporte dans un véritable tourbillon. Les «cangregos» qui hantent le voyageur lors d’un séjour à Cuba ou l’impatience d’un camionneur qui en fait un meurtrier sur la route, quelque part entre Sept-Îles et Baie-Comeau.
«Le conducteur du poids lourd s’impatienta. Il actionna sa corne de brume qui fit sursauter les deux occupants. Il dépassa la voiture, l’engloutissant dans un maelstrom de neige, de glace et de boue. Les essuie-glaces de la petite voiture opacifièrent le pare-brise. Plus aucun point de repère. Ne pas dévier, ni à droite, ni à gauche. Le temps parut horriblement long. La sueur dans les yeux. Les verres de contact qui se brouillent.» (p.136)
Le pire arrive bien sûr.
 
Indignation

Gérard Pourcel reste allergique, heureusement, à tout ce qui est règlements et directives imposées. Les dictatures se retrouvent dans un foyer pour personnes âgées ou à Cuba. Partout, ces régimes rendent tout le monde paranoïaque, y compris le narrateur.
J’aime cette façon de voir, ces rencontres éphémères et souvent sans lendemain, le tragique qui se drape des couleurs du quotidien. L’absurde aussi. J’aime la tendresse muette de «L’homme au prunier», un véritable petit bijou qui va au-delà des langues et des effusions.
Une indignation de bon ton qui ne se fait jamais revancharde mais qui montre bien les travers de notre société. Des nouvelles qui m’ont remué même si je n’en étais pas au stade de la découverte. Un voyage du côté des hommes et de leurs obsessions souvent ridicules, une affirmation de soi dans ses convictions, son orientation sexuelle qui s’exprime dans la plus belle des libertés. Une tendresse, un humanisme qui le fait s’attarder auprès des plus démunis sans pour autant devenir moralisateur. Un monde peu souvent exploré que Pourcel décrit avec une belle maîtrise, un amour inconditionnel de la littérature qui le suit partout et qui constitue une trame qui nous permet d’avancer dans le labyrinthe qu’est la vie.

«Chroniques d’une mémoire infidèle» de Gérard Pourcel est paru aux Éditions de La Pleine lune.

lundi 19 mars 2012

Une enfance belle d’odeurs et de couleurs


Michèle Constantineau, dans «L’épingle à chapeau», m’a un peu dérouté au début, il faut le dire. Simone, une adolescente, part pour une fin de semaine à Val-David avec des amis. Elle quitte ses parents pour la première fois, rencontre son amoureux et puis quelques pages plus loin, le personnage semble s’être évanoui. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre que j’avais affaire à la même personne. La narratrice raconte sa vie en faisant des bonds dans le temps et l’espace. Une fois le fil retrouvé, j’ai suivi l’interlocutrice avec plaisir.
Comment ne pas apprécier ces moments de vie qui se moquent de toute chronologie? Après tout, la mémoire est rarement linéaire et souvent elle se permet des sauts en avant et en arrière.
Il reste ces traces indélébiles, ces nœuds qui échappent à tous les glissements et créent un récit qui, parfois, peut prendre des directions étonnantes.

Un album

Michèle Constantineau jongle avec des souvenirs, des moments qui s’animent au fil des pages. Un périple plein de bonheur et de tendresse.
«Marie-Ange n’est plus. La cuisine des jeudis a disparu. Mais les images demeurent. Comme une danse entre le comptoir et le four, une symphonie chimique se transposant en odeurs, en couleurs, en chaleur.» (p.27)
On retrouve la petite Simone à l’école primaire, avec ses amies et un petit garçon solitaire. Des vacances dans la région de Rawdon avec une grand-mère sévère et aimante à sa manière, des tantes solitaires qui la gâtent. Des secrets à peine effleurés pour préserver le charme et l’aura du mystère.
«Son col monte jusqu’à son cou et doit se fermer derrière, sous son chignon gris, car je ne vois nulle attache. Aucune dentelle nulle part. Tout chez elle est sombre. Cela ne m’effraie pas, j’y suis habituée. Ne bougent dans le soleil que ses mains aux longs doigts. Avec son petit couteau, grand-mère gratte la pelure effilochée des grelots nouveaux. Sur ses mains, des taches brunes. Brunes comme les patates que gratte grand-mère dès que la lumière d’été commence à décliner.» (p.40)
Des amours, des amitiés, des moments de pur bonheur dans une campagne qui distille les odeurs et les saveurs. Les différends des parents aussi, une mère que l’on sent malheureuse, un père qui, malgré certains efforts, reste prisonnier peut-être des toiles qu’il peint jour après jour. Madame Constantineau préfère souvent laisser le lecteur deviner. Elle préfère aussi demeurer fidèle à la petite fille de l’époque. Rarement elle laisse la parole à l’adulte qui pourrait expliquer bien des choses et piétinerait le mystère.

Pudeur

«À certaines minutes, je ferme les yeux et j’inspire, essayant de départager les sensations qui m’enveloppent. Dans un élan de camaraderie, j’essaie de donner à chacune un nom, j’échoue, puis, comme ça ne change rien, j’éclate alors de rire en rouvrant les yeux. Dans cette île de foin, de lumière, de chaleur et d’odeurs, à bras ouverts je vis l’été, je suis l’été.» (p.59)
Michèle Constantineau raconte en souriant tout ce qui fait la vie, ce qui demeure quand on se retrouve avec plus de passé que d’avenir.
«Alors la lune est venue vers Simone la vieille, comme elle était venue vers Simone bébé. Elle entre par une fenêtre ouverte, par le trou de la serrure ou, comme ce soir, se faufile à travers les rideaux qu’une main impatiente a tirés pour qu’enfin Simone dorme. Et Simone sourit. Elle reconnaît son amie. Se rappelle aussi combien elle avait été heureuse de la retrouver, il y a si longtemps, dans son premier livre de lecture: la la la… lu, lu, lu… la lune.» (p.131)
Une manière impressionniste d’écrire qui convoque tous les sens.
Une sorte d’album de photographies qui vibrent quand l’auteure les effleure du bout de la mémoire. Des confidences, des propos qui font du bien et qui démontrent un bel appétit pour la vie dans ce qu’elle a de plus tendre et de plus marquant. Récits pleins de finesse. Une écriture que l’on savoure comme une orange juteuse dans le plus chaud et le plus beau du jour.

«L’épingle à chapeau» de Michèle Constantineau est paru aux Éditions de la Pleine lune.