vendredi 23 août 2013

La vie se permet de nous faire la leçon


Clément de Gaulejac, dans Grande école, regarde autour de lui, questionne et parvient à faire une expérience d’un événement qui peut sembler anodin. C’est souvent amusant, parfois étonnant, toujours juste. Comme quoi la vie ne cesse de nous préparer des surprises et de nous donner des leçons peut-être qu’il faut comprendre.

Inutile de chercher dans ces textes brefs l’expérience unique, l’aventure et l’illumination qui transforment les êtres. L’auteur s’attarde aux petites choses de son quotidien, à ses études, son travail d’illustrateur et d’artiste qu’il veut faire du mieux qu’il peut. Des rencontres aussi ou des propos sur la vie et l’art qui, sans qu’on le sache, bouleversent et peuvent changer la vie. L’artiste devient alors vulnérable, surtout quand il tente de trouver la petite lumière qui lui fera voir les choses autrement. Nous avons souvent l’impression de nous pencher au-dessus de son épaule pour surprendre ce qui retient son attention, écouter une discussion avec un camarade ou les propos d’un professeur qui semble «posséder la vérité». Toutes ces expériences apprennent à l’étudiant comment se protéger de ses maîtres, à suivre son instinct pour demeurer soi, fidèle à son regard pour être vrai et percutant.
«Tu travailles sur quoi en ce moment?» La question rituelle revenait lors de chacune de nos rencontres de couloir. Les réponses variaient selon le degré de proximité avec l’interlocuteur. Nous savions qu’en général, là-dessus, il valait mieux en dire le moins possible.» (p.23)

Leçons

L’auteur saisit le trait, retient une parole au vol et vous laisse un peu en déséquilibre. Voilà tout le charme de ce livre d’une simplicité exemplaire. Quelques lignes, une esquisse, un croquis je dirais, et vous avez une situation, un projet qui peut devenir un tableau, une grande leçon de vie. Parce qu’il faut un pas et un autre pas pour arriver à traverser les jours et les semaines quand on veut faire métier d’artiste. Je retiens certaines rencontres, des remarques qui font hausser les épaules, des propos blessants qui pourraient hanter le créateur pendant des jours. Et il y a cette méfiance, l’autre qui peut s’approprier votre travail, qui ne cherche qu’à se voir dans vos réalisations. De quoi devenir un peu paranoïaque.

«Pour lui, le dessin n’était pas un moyen de dire ce qui est, mais de trouver des choses nouvelles; ce n’était pas un outil pour le récit ou la représentation juste du réel, mais pour l’exploration et l’invention au-delà de sa surface. Mon problème selon lui, c’était que je me contentais de raconter et d’ailleurs, de quoi étais-je le plus fier? De mon voyage ou de mes dessins?» (p.118)

Questionnement

Une manière de scruter le monde, de l’appréhender et de se situer devant ses semblables. Parce que questionner la vie, affronter un univers d’objets et de gens qui vous regardent et se savent regardés, n’est jamais sans risque. Il y a toujours un mot, un geste qui peuvent vous bousculer et vous blesser.
«Malheureusement, il en va de certains jugements de valeur comme des paquebots qui continuent longtemps d’avancer après qu’on en a coupé les moteurs.» (p.224)
Gaujelac nous apprend à devenir plus attentifs à certains événements, à ne pas nous laisser emporter par le tourbillon des gestes et des paroles. Une sorte de méditation sur l’art de vivre tout simplement en prenant du recul de toutes les expériences que nous sert la vie. Parce que c’est dans les petites choses, une remarque que nous apprenons et trouvons les grandes vérités existentielles. L’art de voir dans sa plus belle simplicité et de rester fidèle à ses passions et à ses goûts, peu importe les remarques désobligeantes.

Grande école de Clément de Gaulejac est paru aux éditions Le Quartanier.

lundi 19 août 2013

Germain effectue un travail d’ethnologue



Jean-Claude Germain, avec «Sur le chemin de la Roche percée», complète une entreprise particulière. L’écrivain vient de boucler un périple qui permet de nous faufiler dans les années soixante alors que tout allait changer au pays du Québec. Une lecture qui oscille entre la petite histoire et les grands questionnements. Voilà la manière unique de cet écrivain assez difficile à classer.

Le jeune étudiant fréquente le monde des artistes et des créateurs et se questionne dans l’effervescence qui précède la Révolution tranquille. Après la lecture des quatre ouvrages qui s’attardent sur le sujet, on ne peut que constater que les changements, dans la Belle province, ne sont pas arrivés en claquant des doigts. Il y a eu une longue incubation qui a préparé cette période où le monde a basculé en quelque sorte.
Peintres et sculpteurs cherchent à s’affranchir de la tradition pour découvrir un autre univers. Tous ont en mémoire le Refus global même s’il n’est jamais évident de s’inventer un langage formel et de s’approprier une vision de l’art. Chacun tente de faire sa place et surtout cherche à ne rien devoir à ses prédécesseurs. Dans le monde de la création, chaque génération tente de bousculer les «plus anciens» pour imposer son regard et ses façons de faire. Une même volonté en arts visuels, au théâtre, en poésie que dans le roman. Trouver sa manière, s’inventer même si, avec le passage du temps, on constate souvent que les ruptures n’arrivent pas fréquemment. Le plus grand bouleversement est venu de Sigmund Freud qui a parlé de l’inconscient. Les arts connurent alors une mutation, une vraie. L’important pour l’artiste ou le poète dorénavant était de dire ce qu’il y avait en soi en utilisant la réflexion ou en se laissant guider par ses pulsions. Toutes les routes devenaient des poussées vers soi.
«J’ai toujours envié les peintres qui, tôt le matin, se présentaient à l’atelier et s’installaient devant leur chevalet pour poursuivre là où ils s’étaient arrêtés la veille. Une fois libérée du motif et du point de fuite, l’œuvre se développait progressivement, chaque décision influençait l’autre. L’automatisme était une sorte d’évocation gestuelle à chevaucher l’aléatoire et donner forme à la matière à la vitesse du hasard.» (p.13)
Germain a côtoyé Roussil, Riopelle, Jacques Hurtubise et bien d’autres originaux. Armand Vaillancourt n’était pas bien loin, j’imagine. Tous cherchaient à briser les carcans, les empêchements qui étouffaient les créateurs depuis des décennies et surtout à s’affranchir du clergé. Une grande quête, un refus d’abord et de nombreuses expériences plus ou moins étranges.

Curiosité

Germain est un curieux qui a pris du temps à trouver sa voie. Lecteur boulimique, il trouve matière à réflexion chez les penseurs et les philosophes en lisant tout ce qui lui tombe sous la main. Peut-être pour prendre un certain recul, mieux se trouver, il entreprend un voyage avec des amis dans les provinces maritimes. Ils séjournent ici et là, écrivent, croisent des originaux, cherchent d’autres manières de bousculer la réalité. Confronter à une nature qui peut étouffer quand on se retrouve sur l’île Bonaventure, tous évoluent à leur façon.

«Comme l’esquif d’Ulysse qui court d’une île à l’autre, la valise sous le capot et le moteur en poupe, notre coquille de noix sur roues poursuivait inlassablement sa route.» (p.124)
Dans leur petite voiture, ils traversent des villes, se heurtent à des habitudes séculaires, découvrent des endroits où le temps semble s’être arrêté. C’était avant le tourisme de masse, les voyages organisés, les grandes et petites séductions qui appâtent les visiteurs autour de Percé. C’était l’aventure que de partir sur les routes sans savoir où dormir et manger. Ils font la fête, n’arrivent pas à trouver du homard, finissent par se procurer de l’alcool et un peu de vin en devant respecter des conditions étranges, se réservent aussi des moments pour travailler et réfléchir. C’est après ce périple, peut-être, que Germain prendra la décision de se tourner vers le théâtre et la scène.
Il y a les anecdotes, bien sûr, mais l’auteur est particulièrement intéressant quand il réfléchit à la création et ce qui a marqué les productions de la scène pendant cette période et les années 1970. L’influence d’Antonin Artaud par exemple.
Une époque singulière, comme une hésitation avant l’éclatement de la Révolution tranquille. Un témoignage qui permet de mieux saisir les espoirs qui animaient les créateurs et une bonne partie de la société, la singularité du Québec aussi. L’écrivain rend bien l’effervescence qui était la sienne et celle de ses compagnons d’aventure. Beau travail nécessaire de mémoire.

Sur le chemin de la Roche percée de Jean-Claude Germain est paru aux Éditions Hurtubise.

jeudi 15 août 2013

Un témoignage d’une vérité saisissante


Germain Nault, né en 1920, avait à peine dix-huit ans quand la Deuxième Guerre mondiale a éclaté. Un conflit que la population du Québec suivait distraitement, ne se sentant guère concernée par cet affrontement qui allait traumatiser le siècle. Le jeune homme s’enrôle, n’ayant jamais à l’esprit qu’il pouvait participer à la guerre en Europe.

Le jeune homme en débarquant en Normandie, plonge dans l’enfer, voit des amis et des compagnons d’armes mourir. Son témoignage fait vivre l’horreur de la guerre et ses monstruosités, permet d’apprécier aussi la droiture d’un homme qui croyait en son destin.
Ce récit, écrit par ses petites-nièces Marilou et Martine Doyon, devient passionnant quand le jeune militaire participe au grand débarquement du 6 juin 1944.
Germain Nault conduit un char, transporte des munitions, devient estafette, va d’un commandant à l’autre sur sa moto pour transmettre les ordres, défiant les tirs ennemis et parfois même ceux des alliés. Un travail particulièrement dangereux qui exige des nerfs d’acier.
Un peu casse-cou, il aime circuler ainsi, se fiant à sa bonne étoile, ayant un regard sur le conflit tout à fait particulier. Il sera témoin de scènes horribles, de carnages, verra ses meilleurs amis mourir sous ses yeux.
 «Des vies humaines s’éteignaient sous mes yeux depuis le début des affrontements et je n’y pouvais rien. C’était intolérable. C’était inhumain. C’était presque absurde. Et, pour me faire comprendre encore davantage que la guerre était avare d’exemptions, ma vie a basculé lorsque j’ai aperçu ce que j’appréhendais le plus depuis le début de notre calvaire : en cette fin de journée du 6 juin 1944, en montant vers La Mare, le destin m’a fait passer à côté du corps criblé de balles d’un ami, celui de Fernand Hains. Je suis aussitôt descendu de mon véhicule, en espérant de tout mon être percevoir un semblant de respiration dans sa poitrine, mais je me suis vite rendu à l’évidence. Les balles ne lui avaient laissé aucune chance. Déjà, je pensais à ses parents, à ce que j’allais leur dire.» (p.115)

Il risque sa vie tous les jours, ne doute jamais de la justesse de sa mission. Il suivra les troupes alliées qui progressent vers la frontière de l’Allemagne en livrant de terribles combats, jusqu’à la reddition des forces nazies. Il aura vu l’horreur, connu le pire tout en gardant sa foi dans l’humanité, en se rappelant sa famille et sa mère.
«Je ne réalisais pas que j’allais bientôt retrouver ma famille, mon village, ma petite routine au Québec. J’ai pris soin d’envoyer une lettre à mes parents pour les avertir que j’allais être de retour dans quelques jours. J’imaginais la sensation de soulagement que ma mère a dû éprouver à lecture de mes derniers mots en provenance d’outre-mer.» (p.211)
Germain Nault s’en sortira sans trop de séquelles, peut-être parce qu’il a toujours refusé de ruminer des événements sur lesquels il n’avait aucune prise. Il a su se concentrer sur le chemin à parcourir et non pas sur celui qu’il venait de faire. Il rentrera au pays, retrouvera sa famille, se mariera et connaîtra une vie bien remplie.
Un témoignage inspirant, un travail respectueux des jumelles Marilou et Martine Doyon qui demeurent très attentives aux propos de leur grand-oncle. On sent leur fascination pour ce héros qui a frôlé cent fois la mort, un homme humble qui croit en l’humanité et a su se préserver de tous les préjugés, même envers ses ennemis. Une vie pas comme les autres qu’il fallait faire connaître. C’est bellement réussi.

J’ai survécu au débarquement, de Marilou et Martine Doyon est paru aux Éditions JCL.

lundi 12 août 2013

Les chemins singuliers de Robert Lévesque



L’écrivain et journaliste Robert Lévesque aime aller et venir dans l’œuvre d’un créateur, la secouer pour se hisser au-delà des clichés et des sentences que l’on prend souvent pour des vérités. Louis-Ferdinand Céline, par exemple. J’ai découvert cet écrivain alors que je venais d’ouvrir une parenthèse en m’exilant à Montréal pour des études. «Le voyage au bout de la nuit» fut une illumination. Il était possible d’écrire comme ça, d’avoir un tel regard. J’avais baigné jusqu’alors dans les romans de François Mauriac, André Gide et Victor Hugo. Une commotion!

«Ce titre, me suis-je dit, ce sera Digressions; ça m’est sorti comme ça de la caboche, comme un sou d’une tirelire secouée; c’était, pensai-je aussitôt, la clé des champs qui allait me permettre de fuir à l’aise, de me livrer à mon penchant pour les bifurcations, les pattes d’oie et les étoiles, les parenthèses et les tirets (un goût, un faible, un vice, un défaut?) — la dentelle véritable, dirait Céline qui ne s’en privait pas et qui, passage Choiseul, avait été élevé dans la guipure par sa mère Marguerite —; me laisser aller à ma propension pour ce que les lexicographes définissent comme un «développement écrit qui s’écarte du sujet» (le Robert) ou «un développement étranger au sujet» (le Larousse), alors que le vieux Littré nous avertit encore qu’on «s’égare» avec ces développements…» (p.15)
Robert Lévesque s’attarde à Céline, son écriture, l’homme et le médecin. Il y a aussi Samuel Beckett, le grand farouche qui m’a hanté au temps où j’osais m’aventurer sur une scène. Je rêvais d’incarner Vladimir dans «En attendant Godot». Il y avait aussi Winnie la magnifique de «Oh les beaux jours». Je n’ai pas résisté à la tentation de lui faire une petite place dans mon «Voyage d’Ulysse». Ce personnage m’a toujours ému avec son monologue interminable et Willie qui s’enferme dans un silence inquiétant. L’art de toucher le drame avec les mots du quotidien.

Gabrielle Roy

L’écrivain convoque Gabrielle Roy alors que la journaliste se préparait à entrer en écriture. Une traversée vers l’Île aux Coudres avant Pierre Perreault, le cinéaste. Un reportage, des phrases, un éclat inquiétant comme dans «Le grand Meaulnes» d’Alain Fournier. Un texte qui laisse deviner l’écrivaine qu’elle allait être.
Bien sûr, le théâtre occupe une place importante dans la vie et l’écriture de Robert Lévesque. Il s’attarde à des sujets qui ont fait les manchettes. L’affaire Bertrand Cantat et Wajdi Mouawad. Triste épisode, improvisations devant les hoquets de certains chroniqueurs.
«Aucun des deux pitres n’élabora quoi que ce soit d’analytique ou d’interrogatif sur la proposition théâtrale qui pouvait amener Wadji Mouawad à choisir ce chanteur. Personne dans le monde journalistique ne traita l’événement autrement qu’en répercutant les cris de putois de ces réactionnaires. Dans le vacarme, Mouawad s’est tu. Je le connais. La bêtise le paralyse.» (p.119)
Des poussées vers Jarry, Verlaine, encore Céline, Ginsberg et Burroughs, les comparses de Kerouac. Quelques flèches aussi vers les médias de maintenant.

«La télévision publique a mis ses dimanches entre les menottes d’un humoriste à la voix de fausset, un monsieur Loyal de la négation de la pensée. Dans cette entreprise commerciale qu’elle est devenue, aucun espace n’est aménagé dans lequel il se pourrait que tout le monde pense.» (p.121)

Recherche

Robert Lévesque aime les ruelles, le côté toujours à l’ombre pour regarder, écouter, tenter de débusquer les créateurs dans ce qu’ils ont de plus intime et de plus fragile. Beckett dans sa cabane où il écrivait, Céline et son cynisme inquiétant ou encore Rimbaud qu’il imagine en Afrique dans la poussière d’un soleil qui rend fou. Avec des retours au Québec pour mieux repartir sur des textes avec une passion singulière. «Digressions» tient de l’autobiographie, des réflexions d’un lecteur boulimique, des arrêts sur ses passions et ses obsessions. On y retrouve même ses chats.
Pur bonheur que de plonger dans un livre du genre. Il est la preuve que notre littérature prend toutes les directions, même si elle est trop peu fréquentée. Il faut des Robert Lévesque pour pister les créateurs et ralentir la course effrénée vers la nouveauté et la jeunesse. Il démontre que la littérature n’est pas un produit jetable et qu’elle parvient souvent à secouer la vie, qu’elle n’est surtout pas une denrée périssable!

Digressions de Robert Lévesque est paru aux Éditions du Boréal.