lundi 28 octobre 2013

Guillaume Bourque nous laisse avec le motton


Jérôme Borromée a connu une enfance libre, sans véritables balises ni directives. Un père à la sexualité ambivalente, une mère plutôt instable et angoissée, un frère qu’il tente d’imiter plutôt mal que bien. Les garçons ont grandi avec leurs amis, profitant de toutes les occasions pour fumer, boire et se défoncer. Le tout dans un monde musical omniprésent qui devient quasi de l’agression. Une lente dérive dans un monde qui s’effrite peu à peu.

Guillaume Bourque, dans Jérôme Borromée, nous fait découvrir un adulte qui n’a jamais guéri de son enfance. Certains écrivains ont fait leur marque en refusant la vie adulte. Je pense à Réjean Ducharme et Bruno Hébert qui ont poussé cette négation dans des dimensions épiques. Bérénice Einberg et Léon Doré demeurent des figures marquantes de notre littérature.
Jérôme, la trentaine, à la veille de devenir père, ne peut que se retourner vers cette période floue où il n’était pas même certain de son orientation sexuelle. Tout comme son père qui avait du mal à se retenir en présence de certains de ses amis.
«Les soupers en tête-à-tête ont continué. Il avait retrouvé tout un éclat, ton père, et quand tu lui annonçais que Justin s’en venait à la maison, il s’empressait d’aller se brosser les dents. Personne ne faisait le lien, personne n’osait se demander ce que Paul pouvait bien retirer de cette relation, surtout pas Claire, ta mère. C’est Victor qui a fait la lumière sur les motifs de l’intérêt de votre père pour l’acteur. Le titre du dernier film commandé à Super Écran était resté affiché à la télé, une nuit. Paul était peut habile côté technologie, il avait laissé des traces: un film de fesses au masculin.» (p.37)
Jérôme rêve de devenir scénariste. Il ira un peu dans toutes les directions, incapable de s’accrocher à un projet. Justin pourtant lui montre la voie. Le comédien fait son chemin en misant sur toutes les cartes. Carry, un ami avec qui il aura des contacts sexuels, le tourmente et le questionnera dans ses pulsions.
Amorphe, il ne ressent pas cette vibration qui pourrait le pousser jusqu’au bout d’un travail ou d’une passion. Il tente de séduire plutôt que de s’imposer. Une ambivalence, un ancrage qui lui fera toujours défaut.
«Tu avais réussi à faire le deuil de tes aspirations de prodige du cinéma en te visualisant en professeur vedette à l’université, mais tu n’as pas été capable de le mener à bien, ce deuxième plan. L’anxiété encore, cette fois avec pour objet ta thèse. Tu n’arrivais plus à rédiger, tes lectures te dégoûtaient. Ça a duré des mois. Tu as dû abandonner ton doctorat et tu n’as plus jamais lu autre chose que des courriels, des directives et des recettes.» (p.180)
Une angoisse aussi de devoir franchir une sorte de mur l’empêche de s’avancer seul au grand jour. Il finira par devenir fonctionnaire, un travail plutôt bien payé et particulièrement terne.
Devant la grossesse de son amoureuse, il reste interdit, incapable encore une fois de s’émerveiller ou de s’emballer. Il ne sait surtout pas s’il aime encore cette femme qui le bouscule et contrôle sa vie. Il sera père puisqu’on le lui demande, joue le rôle dans une émission télévisuelle au plus grand plaisir de sa mère. C’est ce qu’il a toujours fait, jouer, faire semblant, être quelqu’un d’autre.
«Si au moins vous étiez devenus les enfants qu’elle souhaitait. Toi, tu as fini par satisfaire ses espoirs avec tes diplômes, ton poste, ta blonde et ton fils à venir, mais tu as d’abord été, comme ton frère avant toi, un ado bum qui ne s’intéressait à rien, qui buvait, qui se droguait et qui s’amusait seulement en ridiculisant les autres. Ta mère aurait voulu que la vie la dédommage de lui avoir pris ses deux premiers-nés en lui donnant de bons fils, mais les deux salaires de son sacrifice ont passé leur jeunesse à lui rire au nez.» (p.206)
Devenir adulte dans le cas de Jérôme aura été un épouvantable gâchis. Peut-être aussi renoncer à toutes les ambitions ou les désirs qui rendent la vie passionnante.

Vie adulte

Jérôme Borromée dresse un portrait assez noir d’une certaine génération qui semble avoir été abandonnée. Des jeunes ont été ballottés tout au long de leur enfance, incapable de décider ou de savoir ce qu’ils souhaitaient vraiment. Le pire, c’est que personne ne leur a demandé de se centrer sur l’être qu’ils sont. Nul ne semble s’en être inquiété, autant à la maison qu’à l’école. Ils auront été des absents, des figurants.
Un récit bouleversant qui m’a laissé avec le motton dans la gorge.

Jérôme Borromée de Guillaume Bourque est paru aux Éditions du Boréal.

lundi 21 octobre 2013

Richard Dallaire devra dompter ses démons


Une conscience sociale particulière, un regard qui étonne, un monde qui se régénère en se tournant vers les valeurs essentielles que sont l’amour et l’entraide, voilà ce que nous offre Richard Dallaire dans Les peaux cassées. Le tout pourrait prendre des proportions insoupçonnées si l’écrivain consentait à se mettre au service de son texte. Il n’a pas à charger ou à rechercher l’effet. Cette «manière» était déjà présente dans son premier roman et il n’a pas réussi à brider ses élans. Tout est là pourtant, surtout dans la seconde moitié où les «dommages collatéraux» sont moins visibles. 

Le titre un peu étrange fait allusion au travail du narrateur qui rafistole les humains dans une société en train de se désagréger. Un univers dévasté, cruel, sanguinaire où l’amour triomphe grâce à l’empathie de Carole, une femme au grand cœur, qui fascine les gens. Tous veulent la voir, lui confier leurs malheurs et leur désespoir. Elle écoute au risque de se noyer dans toute cette douleur et ces souffrances.

Univers

Rien ne va plus dans la ville. Chômage généralisé, activités paralysées, édifices qui s’effritent. Les affamés hantent les rues, des bandes s’affrontent, des enfants pillent et tuent pour survivre. Heureusement, Carole fait tout oublier et protège une petite flamme dans un univers opaque.
«Elle me raconta être née de la mer, dans une ville portuaire sur laquelle le vent salin s’abattait sans jamais s’essouffler. Enfant, elle traînait en bordure des quais, nageant dans des eaux poissonneuses et se faufilant entre les filets. Le goût salé des larmes lui était familier. Elle avait la connaissance du large; elle savait lire les signes qui prédisent la tempête ou précèdent l’embellie.» (p.13)
Il y a aussi des serpents dragons au restaurant de M. Foo, des enfants de gouttières et un homme empalé, un épouvantable, qui excite la rage des passants, un amoureux des étoiles, un chanteur au cœur tendre, un révolutionnaire qui retournera sa rage contre lui.
Ce monde croupissant et barbare cerne une enclave où il fait bon vivre grâce à l’amour et l’empathie. Je voulais tellement me laisser envoûter par cette sirène qu’est Carole que j’ai fini par oublier «les seaux de larmes» et autres bizarreries.
«Lorsque le monde craque de partout, il est difficile de croire que l’on peut être le mortier qui le calfeutre. Les bulletins de nouvelles nous écorchaient l’espoir avec leur lot de crises, d’actes terroristes et de dommages collatéraux. Licenciement massif et résignation généralisée faisaient sans cesse les manchettes. Au lit, je fuyais tout ça en me serrant contre Carole. La cadence de ma respiration s’accordait avec le sifflement régulier de ses branchies.» (p.24)
Heureux comme des poissons dans un aquarium ou un béluga dans le Saint-Laurent.

Patience

Il a fallu de la patience pourtant avant de me sentir à l’aise dans ce monde féroce, avant de croire en ce couple incertain qui se prépare à avoir un enfant.
«Je suis enceinte. Ces trois mots fracassèrent l’épais rempart de silence dans lequel Carole s’était murée. Les yeux replis à rebord d’inquiétude, elle me tendit un bâton de plastique blanc sur lequel se dessinait dans un cercle une croix bleue plutôt floue. Je saisis l’objet et le regardai de plus près, espérant y trouver un bout de réalité qui m’avait échappé. Je gagnais du temps, cherchant une réplique à la hauteur, mais les mots ne venaient pas. Je m’assis, étourdi.» (p.97)
Même que j’ai dû relire toute la première partie, plus de 80 pages, pour comprendre pourquoi je m’étais senti à l’écart. Mon malaise n’a pas complètement disparu d’ailleurs avec ces descriptions où l’auteur se fait plaisir avant tout, pratique l’art de la périphrase qui rend l’ensemble flou, dresse un écran entre le lecteur et les personnages.

Monde

La façon d’appréhender la société chez cet écrivain devrait nous présenter des choses étonnantes dans un futur pas si lointain. Il devra dompter ses démons, se mettre totalement au service de ses personnages avant.
«Chaque jour, la croissance de la verdure faisait oublier tout ce qui s’écroulait autour. Du toit, on voyait toujours plus de bâtiments s’affaisser. La ville se recroquevillait, broyant ses habitants dans son ventre. Notre immeuble, lui, était une aire protégée au cœur d’un monde qui s’effritait.» (p.163)
Un roman fort séduisant qui aurait pu être un petit bijou en se tournant vers la simplicité.

Les peaux cassées de Richard Dallaire est paru aux Éditions Alto.

lundi 14 octobre 2013

Éric Simard prend le risque de tout dire


Éric Simard vient de lancer Le mouvement naturel des choses. Peu d’écrivains publient leur journal au Québec. Manque d’intérêt du public ou des éditeurs, pas facile de trouver une réponse. Je ne peux m’empêcher de penser à Jean-Pierre Guay qui souhaitait tout dire dans son journal, défaire l’écriture en racontant son quotidien de façon maniaque dans un Québec qui refuse de devenir un pays. Tout le monde du milieu littéraire murmurait même s’il ne se donnait pas la peine de lire cette entreprise particulièrement originale. Nous étions une centaine à l’accompagner dans ce projet pathétique et troublant.

Éric Simard ne s’aventure pas sur les traces de Jean-Pierre Guay même si l’écrivain dévoile de grands pans de sa vie. Un pari toujours risqué, qui peut prêter flanc à bien des ragots. Qu’on le veuille ou non, l’auteur d’un journal s’attarde à des moments où il est particulièrement vulnérable. Cette démarche me fascine peut-être parce que j’écris au jour le jour depuis des années en me conformant à cette exigence de franchise.

Époque

Éric Simard avait vingt ans en 1989, venait de terminer son cégep et cherchait à entrer à l’École nationale de théâtre pour devenir comédien. Il préparait ses auditions, faisant appel à un professeur, mais n’a pu réaliser son rêve. Il a dû faire son chemin en travaillant comme libraire, entrecoupant le tout d’un long séjour en Europe, vivant des aventures amoureuses fulgurantes qui ont duré le temps des Perséides. Des éblouissements qui perdent rapidement leur intensité. Éric Simard avoue franchement son homosexualité, ne dissimule rien de ses émotions, de ses hésitations et de ses peines aussi.
«Bon, je sens que ma vie va se compliquer. En plus de P.J., j’ai maintenant en tête Claude, le gars que j’ai rencontré au Lézard la nuit dernière. Je nous vois et revois danser ensemble sans qu’on sache encore rien l’un de l’autre. Et la danse est sans fin. Il y avait tant de promesses dans nos gestes. Je sens encore la douceur de sa joue contre la mienne. Ce souvenir que je caresse accentue mon désir de le revoir, de lui faire une petite place auprès de moi, dans mon lit. Je pense plus à Claude qu’à P.J. Cet aveu est difficile, mais ça servirait à quoi de faire semblant?» (p.140)
Les amours entre hommes semblent durer le temps des roses. Pas facile de trouver le compagnon idéal, de marier les amours et le quotidien.
«C’est peut-être moi le problème finalement. C’est peut-être moi qui ne m’endure pas. Quand je rencontre quelqu’un, au début, je fais toujours la gaffe de vouloir être tout le temps avec lui et je finis par me tanner parce que la solitude me manque. Je deviens irritable et susceptible comme si c’était la faute de l’autre alors que j’aurais juste à passer une soirée ou deux seul chez moi.» (p.304)
Lecteur boulimique, passionné de cinéma, il court d’une salle à l’autre lors du Festival international du film de Montréal, cherchant à tout voir. Un long parcours qui lui fera s’approcher du monde du théâtre et de la littérature.

Écriture

Il rêve aussi de devenir écrivain, mais là encore le chemin sera tortueux. Les refus succèdent aux refus.
«J’ai finalement eu ma réponse des éditions du Seuil. Ils ont étudié mon manuscrit. Ils n’ont pas aimé. Je me console en me disant qu’au moins, ils l’ont lu. Je ne m’attendais pas à autre chose comme réponse, mais un refus, c’est un refus: ça ne fait jamais plaisir.» (p.54)
Aspiré par une vie nocturne trépidante, il se retrouve souvent au bord de l’épuisement.
«Je continue de demander à mon corps ce qu’il est incapable de me donner. Chaque fois que je devrais me reposer, je ne m’écoute pas. L’illusion du plaisir a toujours le dessus sur ma raison. Ce soir en est un bon exemple. Je suis sorti alors que je n’aurais pas dû et j’ai trop bu. Je ne crois pas que ce soit ça, aller au bout de soi.» (p.247)
Un témoignage sincère, une quête d’amour, d’identité, d’affirmation qui décrit bien les turpitudes de la vie et d’une époque pas très lointaine. J’aime cette entreprise toute simple où un écrivain prend le risque de tout dire pour le meilleur et le pire. Il faut une bonne dose de courage pour prendre cette direction et se confier à des lecteurs.

Le mouvement naturel des choses d’Éric Simard est paru aux Éditions du Septentrion, collection Hamac.

lundi 7 octobre 2013

Esther Croft est une observatrice formidable


Esther Croft se montre encore une fois une formidable observatrice de l’être humain dans L’ombre d’un doute. L’écrivaine est fascinée par ces moments qui bousculent la vie, où des hommes et des femmes décident de la direction ils vont prendre. Un souffle et le pire ou le meilleur les emporte dans une autre réalité. Il y a un avant et un après. Véritable saut dans le vide parfois, ces grands bouleversements marquent l’enfance autant que l’âge adulte.


Une existence sans ambiguïtés, sans incertitudes nous plongerait peut-être dans le pire des drames. L’absence de tout questionnement permet aux dictatures de s’implanter et aux folies meurtrières de proliférer. Douter, après tout, peut être fort rassurant, nécessaire même. Ce peut être un moment qui engage tout l’avenir ou encore qui fera en sorte que le quotidien ne pourra être la même. Des choix que nous devons faire tous les jours.
«Depuis plusieurs mois, il le savait, mais d’un savoir qui ne l’atteignait pas vraiment. Il avait été informé de la chose, il avait encaissé l’événement, l’avait accepté même, mais la chose semblait s’être installée pour de bon à l’extérieur de lui. Et voilà que devant le lit désert, il comprend ce qu’il ne voulait pas comprendre: il ne peut plus reculer. Dans huit semaines exactement, si tout se passe bien, il y aura un nourrisson dessous les couvertures. Et lui, le père légitime, il en sera responsable jusqu’à la fin des temps.» (p.26)

Certitude

Il peut arriver aussi que le doute s’estompe, qu’une femme touche enfin une certitude après des années de souffrance. Tout devient clair dans sa tête et elle peut respirer. La fin est là, prévisible. La libération. Elle va enfin cesser d’être prisonnière de son corps et de son cerveau.
«Plus de questions stériles, plus de regrets, plus d’amertume. Plus la moindre angoisse d’avenir. Son avenir, il se trouve déjà là, tout entier dans sa chambre. Plus précisément dans le tiroir de sa table de nuit, comprimé dans le flacon d’antidépresseurs qu’elle accumule depuis des mois.» (p.36)
La belle certitude du matin se transforme avec la présence du fils qui la ramène aux petits bonheurs simples.
Aurélie n’en peut plus et prend la fuite à la fin de ses études collégiales. Choisir a toujours été un calvaire et quand elle envisage de fréquenter l’université, elle tremble à l’idée de s’enfoncer dans un labyrinthe qui va l’avaler. Le monde devient une menace.
«Aurélie n’a jamais su crier. Même pas dans sa tête. Comme elle n’a jamais su rouspéter, s’opposer, revendiquer, se plaindre ou s’indigner. Elle a réussi très jeune à formuler des phrases complètes, mais n’a jamais appris les mots de la protestation. Encore moins le ton qui aurait pu la porter. Contre qui aurait-elle pu exprimer la moindre colère? Cela fait dix-neuf ans qu’elle fait la belle au milieu d’un couple aimant et irréprochable. Elle, l’enfant unique, si longtemps désirée et qui n’a jamais eu à défendre sa place contre une sœur ou un frère ennemi.» (p.45)
Que j’aime ces glissements, ces hoquets où tout peut arriver, ces moments où tout bascule, nous surprend et nous déstabilise.
 
Le pire

Marie-Maude n’arrive plus à s’éloigner de son téléviseur. Sa vie vient d’être torpillée par quelques images qui défilent en boucle et la frappe au cœur et au cerveau.
«Seule au milieu du salon, Marie-Maude regarde le neuvième bulletin d’information de la journée. Elle n’en rate aucun, comme une obsédée. Elle a même rapproché son fauteuil de l’écran pour réussir à se convaincre qu’il y a erreur sur la personne. Que la face à moitié cachée qu’on lui présente à toutes les heures ne peut pas lui être familière. Mais chaque fois, ses yeux s’embrouillent quand elle reconnaît le front étroit de l’accusé.» (p.79)
Son compagnon, le père de ses enfants, est accusé d’agressions sexuelles sur des garçons. Il était instructeur d’une équipe de hockey. Insoutenable douleur, rage, colère, honte aussi d’avoir été dupée.
Comment réagir devant un partenaire atteint d’un cancer qui veut cesser de souffrir? Vous savez le geste, vous en avez discuté des centaines de fois. Les raisonnements sont maintenant futiles. Un gouffre s’ouvre entre la raison et l’action.
Les nouvelles d’Esther Croft démontrent l’empathie de l’écrivaine envers les humains et leurs hésitations. D’une finesse rare, d’une précision qui ne peut que toucher le lecteur. Le sens de la vie se cache dans ces oscillations et ces reculs. Fascinante excursion au pays de la fragilité humaine.

L’ombre d’un doute d’Esther Croft est paru aux Éditions Lévesque éditeur.