vendredi 17 avril 2015

MARIE CLARK NOUS CONVIE DANS SON INTIMITÉ


J’AI LU AVEC GRAND BONHEUR le carnet de Marie Clark. Surtout que j’ai l’impression d’avoir vu naître ce texte au Camp littéraire Félix, il y a quelques années, lors du premier atelier dirigé par Robert Lalonde sur le carnet d’écrivain. Nous étions six. Marie Clark, Marité Villeneuve, Francine Chicoine, Danielle Dubé, Monique Brillon et moi. Sous le regard de la toujours attentive Danyelle Morin, bien sûr. Un arrêt de quelques jours pour discuter, écrire, se gaver de mots et découvrir les chemins qui mènent peut-être à l’écriture. C’est lors de ce séjour que j’ai amorcé mon carnet L’enfant qui ne voulait plus dormir. Ce genre littéraire convient parfaitement à Marie Clark qui aime les promenades en solitaire, les randonnées en forêt où dans la montagne qu’elle surveille de la fenêtre de sa maison. Enfin, j’ai pu découvrir Petites leçons d’orientation apprises dans le désordre dans sa totalité. Une lecture captivante.

Les écrits intimes m’ont toujours passionné. Ce fut la première forme d’écriture que j’ai fréquentée au milieu de mon adolescence, dans mon village où écrire était un péché que le curé Gaudiose aurait dénoncé en chaire s’il avait su. Inutile de dire que je ne n’ai rien avoué dans le confessionnal. Je vis en état de péché d’écriture depuis cette époque lointaine.
Je ne sais si le public est friand de ces textes qui montrent les chemins de l'écrit, retournent l’être et qui ne savent que dire les hésitations, les hantises de celui ou celle qui cherche à devenir souffleur de mots. Les lecteurs ne s’arrachent pas les titres de la très belle collection Écrire des Éditions Trois-Pistoles et c’est dommage. Tous ceux et celles qui rêvent de voir leur nom sur la page couverture d’un livre devraient fréquenter ces écrivains qui jonglent avec des questions et des incertitudes qui hantent le manieur de mots. Parce que celui qui sait n’écrit pas. Il y a bien les travailleurs de la phrase qui ne cessent de varier une action sur un même thème sans trop se préoccuper de l’embarcation dans laquelle ils s’installent. Parce que la littérature, on ne le dit jamais assez, ne repose par sur une histoire ou quelques personnages. À peu près tout le monde peut inventer une intrigue avec un commencement, un drame et une fin. La littérature passe par une manière, un style qui révèle l’auteur, un rythme, une musique interne, une façon de dire, de voir et de se faufiler dans le quotidien. On identifie un écrivain comme on reconnaît la musique de Wolfgang Amadeus Mozart ou de Jean-Sébastien Bach. Marcel Proust a une manière inimitable, Robert Lalonde ou Gunther Grass, qui vient d’avoir la mauvaise idée de mourir, ont une écriture singulière.

MARCHEUSE

Marie Clark aime partir dans les champs, oublier les sentiers balisés, marcher au hasard, découvrir des coins perdus, surveiller les arbres, les oiseaux, tout ce qui vit et se manifeste quand on prend le temps de respirer et de voir. Elle ramène toujours quelque chose, une fleur, une feuille, souvent un haïku, un genre littéraire de plus en plus fréquenté au Québec. Je salue Carol Lebel, André Duhaime et Jeanne Painchaud. Francine Chicoine qui a pris la relève avec Louise Saint-Pierre pour créer le Camp littéraire de Baie-Comeau qui se consacre uniquement à ce genre littéraire. Une véritable école.

Ce sont des traces. Miennes. Un peu partout. Au hasard. Dans la neige de la cour, dans celle de l’écran. Suspendues sur la corde à linge ou à lignes. Toutes marques ténues que la bourrasque, la mémoire de mon ordinateur, efface. Mes efforts d’empreintes luttent. Contre le temps. À tous les temps. Perdent le plus souvent. Heureusement, je grave la petite attention du haïku. Ma manière à moi d’inscrire le présent. Durablement. Comme une grâce perpétue l’éphémère. (p.13)

Une manière de voir, d’être, d’emprisonner un moment dans une bulle qui ressemble à une goutte d’eau. C’est, je dirais, ce qui lui permet de fixer des moments de sa journée et de sa vie. Je comparerais cela à des poinçons que l’on enfonce dans le roc pour escalader une montagne. Des haïkus qui sonnent comme des coups de gong qui font vibrer le paysage.

des tournesols poussent
partout dans le potager
la touche du tamia (p.61)

Il y a aussi ces questionnements qui ne cessent de tourner autour d’elle comme ces oiseaux qu’elle nourrit et qui lui disent de vivre, d’être là encore et encore. Respirer, écrire, explorer, devenir la cartographe de son être, chercher les coutures de son corps et de sa pensée, oser affronter ses hantises, sa conscience de la catastrophe qui guette l’humanité avec l’exploitation inconsidérée des ressources.

Nous ne pouvons pas vivre comme nous le faisons. Pourtant, nous le faisons. Chaque jour de défi à notre planète nous rapproche de la catastrophe. Ce petit bout de terrain que j’ai emprunté à une banque. Mon îlot de terre franche au milieu du délire. Sur lui, je me dresse contre le vent. Cultive. Fais fructifier. Il n’y a rien à opposer au désespoir. Que la beauté. (p.69)

La plupart des gens préfèrent fermer les yeux et foncer sur les autoroutes, risquant l’hécatombe à chaque courbe. L’écrivaine ne peut se résoudre à cette inconscience. Elle se tient en marge, au cœur du monde, là où il est possible d’habiter le silence, de s’extasier devant les battements d’ailes d’une sittelle ou les facéties des colibris. Ou encore prendre le temps de se pencher sur un potager, biner, sarcler, participer à la générosité de la terre qui offre tant quand on fait un effort. La méditation par le jardinage.

EXCURSION


Marie Clark plante ses bâtons de marche dans le sol, scande des vers de Michel Pleau ou de Denise Desautels, revient sur des extraits qui se faufilent dans sa mémoire comme ces éclairs qui déchirent le ciel les jours d’orage. Écrire, se surveiller, se mettre en état de réceptivité ; marcher, recommencer, remettre ses pieds dans ses empreintes, toujours, trouver une joie immense en prenant un nouveau-né dans ses bras pour bercer l’avenir.

J’écris parce que je suis si peu douée pour la ferveur de l’instant. Pour rattraper mes pertes, mes manquements, mes distractions, mes absences. Pour tenter de les contenir, les consigner quelque part. J’écris pour nous, atteints que nous sommes tous au cœur, pour combler nos déficits à l’égard du sublime. J’écris sur les herbes couchées de nos sentiers, sur les traces de notre passage. Mes haïkus continuent de résonner bien après que je me suis tue. (p.115)

J’ai laissé des traces partout avec mon marqueur jaune comme je le fais toujours. Le carnet est devenu plein de paragraphes éclatants qui me parlent, m’accompagnent et me font sourire. Parce qu’on revient à ce carnet, il ne nous abandonne pas facilement. C’est une sorte de livre d’heures.
Une belle façon de retarder la bousculade du temps quand le soleil fait fondre un glaçon au bord du toit ou place une mésange devant vous qui ose demander : qui es-tu, que fais-tu ? Une façon de suivre l’écrivaine dans sa vie de tous les jours, ses tourments et ses questionnements, ses peurs et ses petits moments de joie. C’est ce que procure le métier fou et fascinant de l’écriture.
Un texte senti, émouvant et vibrant.
J’ai eu souvent l’impression d’être si près de Marie Clark que j’entendais sa respiration, le mouvement de son stylo sur le papier quand elle décide d’écrire avec son corps.
Un moment d’arrêt, de tendresse et aussi le bonheur de partager. Comme si l’écrivaine nous invitait à faire le tour de sa vie et nous laissait entrer dans l’intimité de ses effarouchements. Le carnet ne pardonne pas : il dévoile l’être, ce que personne ne peut voir à l’œil nu.


Petites leçons d’orientation apprises dans le désordre de Marie Clark a été publié chez Lévesque Éditeur, collection carnets d’écrivains dirigée par Robert Lalonde, 124 pages, 15,00 $.
http://www.levesqueediteur.com/petites_lecons_d_orientation_apprises_dans_le_desordre.php

lundi 13 avril 2015

Pas facile de demeurer fidèle à ses convictions

PURES ET DURES… JE NE SAIS POURQUOI, mais ces qualificatifs ne m’ont pas étonné en lisant le titre du recueil de nouvelles d’Andrée Ferretti. Cette attribution lui va comme un coquet petit chapeau qui marque la venue du printemps. Qu’est ce que l’auteure cherche à dire, vers quoi elle veut que le lecteur regarde ? Qu’on le veuille ou non, un écrivain a toujours un désir de surprendre et d’étonner. S’il n’y a pas de vision particulière sur le monde et la société, nous aurons un texte avec un commencement et une fin comme il en existe trop dans notre monde du livre. Tellement que cela crée des embouteillages dans les librairies. Pourquoi pilonne-t-on tant de livres au Québec ? Que diriez-vous d’une fabrique de pâtes alimentaires ou d’ordinateurs qui détruit la moitié de sa production chaque année ? C’est pourtant la situation dans notre monde littéraire. À faire commerce on va peut-être tuer la littérature.

J’aime examiner un livre avant d’amorcer ma lecture, l’illustration de la couverture, les données du livre, le nombre de pages, la présentation et l’incipit, cette clef qui ouvre la porte d’un univers. C’est très souvent révélateur, parfois trompeur et même, je l’avoue, cela m’a fait passer à autre chose même si j’avais beaucoup de bonnes intentions au début. Appâter un lecteur n’est jamais facile.

Voici vingt-six nouvelles, chacune ayant pour titre un prénom féminin commençant par une des vingt-six lettres de l’alphabet. Vingt-six portraits de femmes, saisis à un moment crucial de leur vie, et qui illustrent un des rapports particuliers et variés, qu’elles entretiennent avec la liberté. (Présentation du recueil)

Nous savons à quoi nous attendre. Des femmes s’affirment, vivent des moments où elles doivent choisir, demeurer fidèles à une pensée, à un comportement ou tout simplement trahir une manière d’être dans la vie.

ENGAGEMENT

Andrée Ferretti nous présente Adèle, Béatrice, Diane, jusqu’à Zoé… Une galerie de femmes toute simple, pas très visible dans leurs vies et leurs préoccupations. Pas de Shéhérazade, d’Iseult ou de Juliette qui se retrouvent au cœur d’un drame cosmique.
J’ai été étonné d’abord par l’âge des héroïnes. Elles sont soit en fin de vie ou en début d’aventure. Peu sont à la veille de prendre des décisions qui marquent l’existence, comme les relations amoureuses ou un choix de carrière. Peut-être que pour être pure et dure il faut du vécu ou encore avancer dans une façon d’être qui oriente tous les gestes et les décisions.
Pas question de donner dans la dentelle. C’est souvent cru, dur, souvent dérangeant. J’avoue que certains personnages m’ont donné froid dans le dos, surtout cette Adèle qui décide de prendre le maquis pour garder une certaine autonomie.

J’ai soigneusement enveloppé dans des linges à vaisselle les nombreux objets auxquels je tiens et les ai mis dans deux taies d’oreiller. Je les attacherai à un drap et une à la fois, je les ferai descendre par la fenêtre qui donne sur la courette de la maison. J’ai placardé toutes les autres et poussé plusieurs meubles sur les portes d’en avant et d’en arrière. J’ai aussi couvert de vieux journaux les planchers des quatre pièces. Je les imbiberai d’essence et y mettrai le feu, juste avant de me laisser glisser le long du drap solidement accroché à la fenêtre et de m’éloigner de la maison sans me retourner, libre comme l’ai, assouvissant un désir presque aussi vieux que moi. (p.15)

Toutes les héroïnes de Ferretti sont aux prises avec des contraintes, des lois, des façons de faire et de se comporter qui brident le quotidien et les relations avec les autres. Ces fameux consensus qui font que l’on vit dans l’indifférence sans trop s’agresser, brancher irrémédiablement sur son je. Surtout que notre monde est de plus en plus angoissé et qu’il faut tout prévoir de la naissance à la mort. La fatalité a été supplantée par la gestion. On ne fait plus confiance à la vie. Les humains sont des produits avec des dates de péremption. Il faut mourir en passant par le foyer d’accueil et les soins palliatifs. On ne meurt plus dans la nature ou dans sa bibliothèque en égoïste.
Les femmes de Ferretti se retrouvent seules au bout d’un parcours. Comme si le fait d’avoir défendu une manière d’être ou de vivre ne faisait que les pousser vers la solitude. La liberté n’est pas un somnifère.

HÉLÈNE


Comment ne pas m’attarder au portrait qu’Andrée Ferretti dresse d’Hélène Pedneault. J’ai toujours aimé les intransigeances de cette militante, ses façons de dire, d’être et ses contractions. Un grand cœur qui s’est battu toute sa vie pour la liberté des femmes et leur reconnaissance.

Elle voulait leur parler du pays, de ses rivières et forêts à découvrir et admirer, à protéger pour jouir de leurs richesses incommensurables sans les exploiter abusivement. Elle voulait leur parler de la nation, de sa culture à connaître et aimer, à sans cesse recréer et promouvoir et, mettant la main à la pâte, elle montait des spectacles qu’elle leur offrait avec la munificence de la souveraine du don qu’elle était. (p.58)

Je n’ai pu que revivre cette journée. Il pleuvait. Pas une petite pluie douce propre à la flânerie. Une pluie qui noyait le cimetière de Shipshaw au Saguenay où Hélène a été inhumée. Nous étions peut-être une douzaine sur l’herbe détrempée. Ses sœurs, quelques amis. Marie-Claire Séguin a chanté l’une de ses chansons, un texte comme elle seule avait l’art d’en tricoter. Du pain et des roses. Il pleuvait à boire debout sur Shipshaw. Marie-Claire Séguin avait eu la délicatesse de rapporter une bouteille d’eau du lac Sébastien pour le verser sur le cercueil de son amie. Personne ne pleurait, il pleuvait. Hélène est partie dans un monde d’eau. C’était son genre. Peut-être que son engagement dans Eau secours lui était rendu en abondance. La nature sait toujours être généreuse.

SOLITUDE

Je suis allé de la femme volontaire qui a vécu sa vie comme elle l’entendait, à la militante culturelle, à celle qui a été trompée ou violée, à la prostituée ou l’artiste qui s’exprime pour masquer la grande douleur ou la blessure qu’est une vie.
Une plongée dans un monde où des femmes subissent souvent la loi de l’homme, se battent pour être, refusent de subir les diktats des autres. C’est difficile la liberté, de se protéger dans les mailles d’un système qui repose sur l’exploitation et la négation de l’autre, en particulier pour les femmes. Il reste toujours une flamme chez les personnages de Ferretti, peu importe ce qu’elles ont pu subir ou vivre dans un univers qui ne fait jamais de faveur.
Nous sommes au cœur d’une époque de tragédies, de massacres au nom de Dieu ou d’Allah, d’une folie qui cultive le goût de la mort. Heureusement, il y a l’espoir, la volonté de vivre sans jamais abandonner ce qui est essentiel et nécessaire. La liberté est intransigeante et il faut prendre des risques pour la courtiser. Il faut se révolter aussi, s’enfoncer dans la solitude pour demeurer fidèle à son être. Ce recueil de nouvelles nous le confirme en nous bousculant, en nous poussant dos au mur. Une écriture directe, sans fioritures qui nous laisse souvent en déséquilibre. Il est possible d’être pure et dure, mais à quel prix ?


Pures et dures d’Andrée Ferretti est paru aux Éditions XYZ, 136 pages, 19,95 $.
http://www.editionsxyz.com/catalogue/671.html

mercredi 25 mars 2015

L’HUMAIN NE SERAIT-IL QU’UNE MARCHANDISE


UN ROMAN DE NICOLAS DICKNER est un événement dans notre monde littéraire. Surtout que cet écrivain a l’art de se disperser et de prendre des directions inattendues. Trois romans depuis la parution de Nikolski en 2005. Il a publié aussi dans le collectif Alexandre Bourbaki et plus récemment, un livre inclassable en collaboration avec Dominique Fortier : Révolutions. Un échange épistolaire entre les deux écrivains à partir du calendrier républicain des révolutionnaires français qui souhaitaient réinventer notre façon de dire les jours et les saisons. Un livre tout à fait remarquable. Et voici Six degrés de liberté, un titre intriguant, une énigme en soi.

L’informatique fait en sorte que l’on peut sillonner le monde en ne quittant jamais son chez-soi. Éric Le Blanc ne sort presque jamais de son appartement et ne quitte jamais son ordinateur. J’avoue avoir été étonné, surpris et dérangé par ce texte de Nicolas Dickner.
Ce roman illustre l’extrême solitude des êtres de maintenant qui vivent comme des moines tout en étant en contact avec plein de gens. Ils possèdent des savoirs sans la communication humaine, les contacts directs. Leur univers est virtuel et les passions humaines ne semblent pas les toucher. Lisa ne vit plus rien avec son père. A-t-elle déjà eu des discussions avec lui ? C’est encore pire depuis qu’il a perdu la mémoire. Sa mère, une obsédée des produits d’IKEA, ne cesse de fuir. Monsieur Miron et sa femme l’aiment bien, mais ils ne peuvent remplacer un père ou une mère.

Lisa a l’impression d’être coincée entre deux postes. De septembre à juin, elle avance sur le pilote automatique, dans l’étroit chenal scolaire. Pas d’ambiguïté, aucune décision à prendre. L’été, en revanche, lui rappelle constamment qu’elle ne maîtrise pas son destin. Elle échafaude des tours de Babel et des voyages autour du cap Horn, des traversées du Sahara et des accélérateurs de particules, mais l’argent - même en quantités modestes - manque sans cesse pour mener le moindre projet à terme. (p.10)

Éric souffre d’agoraphobie et ne s’éloigne presque jamais de sa chambre. Cela ne l’empêche pas d’être un génie de la programmation informatique et de vouloir tout savoir des bidules qui nous entourent.

Cette passion se doubla d’une révélation : tout, mais vraiment tout, fonctionnait avec des logiciels et des systèmes d’exploitation. Les feux de signalisation, les distributrices automatiques, les fours à micro-ondes, les téléphones, les guichets bancaires, et jusqu’aux appareils médicaux. Il ne restait vraiment plus que la vieille Datsun Sunny de monsieur Miron qui fut entièrement analogique. (p.32)

CONNAISSANCE

Le monde est un réseau de contacts informatiques, de sites où l’on peut tout savoir et tout apprendre des sociétés, des humains et de leur comportement. Tout ce que les pays produisent fait le tour de la planète dans une sorte de flux un peu énigmatique. Les aliments, les vêtements, les nouveautés électroniques voyagent dans des conteneurs avant de se retrouver sur les tablettes des magasins à grande surface. Voilà le tube digestif du système capitaliste. L’Asie fabrique et l’Occident consomme. Tous les produits imaginables sont transportés par des cargos, font des escales dans des ports et repartent vers leur destination. La carte des importations et des exportations ne cesse de se complexifier. Les conteneurs sont remplis, vérifiés, chargés sur des navires dans de véritables gares de triage, restent des semaines dans un port avant de repartir sur un nouveau navire.
La peur du terrorisme rend les sociétés plus ou moins paranoïaques. Des contrôles partout, des vérifications, des paperasses à remplir et le gros tube repart sur un navire plus grand et plus imposant.
Au cours des dernières années, des individus ont tenté d’immigrer clandestinement en se dissimulant dans ces conteneurs. Plusieurs y ont laissé leur vie, manquant d’oxygène.
Lisa et Éric aiment échapper aux contraintes, savoir le pourquoi et le comment des choses. Est-il possible de partir comme ça, de disparaître et de devenir invisible en quelque sorte ; de s’infiltrer dans un système comme un hacker le fait dans un logiciel ?

Lisa bondit sur ses pieds et s’assied à la table à cartes. Elle continue de l’appeler comme ça même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’une table à cartes. D’ailleurs, il n’y a pas une seule carte géographique à bord ; elles sont conçues pour naviguer dans un territoire réel. Lisa s’apprête à pénétrer un tout autre genre d’espace, au confluent de l’administration et de l’économie. (p.333)

Devenir un virus dans un organisme. Lisa aménage son conteneur et va voyager comme une marchandise de par le monde. Elle se prépare minutieusement et Éric lui concocte un logiciel qui permettra de déjouer les contrôles. On peut faire le parallèle avec les voyages dans l’espace, aux mois de réclusion des astronautes. La jeune fille va tourner autour de la planète à bord de son habitacle blanc. Éric rêve de faire en sorte que le caisson soit capable de décider des parcours et des escales par lui-même. Son logiciel est complexe et particulièrement efficace pour brouiller les pistes.

ENQUÊTE

Le conteneur finit par attirer l’attention des enquêteurs de la GRC et de la CIA. Jay travaille pour la GRC dans le service des fraudes. Elle s’intéresse à ce « vaisseau fantôme » et réussit à comprendre avant tout le monde. Elle suit Lisa à la trace, poursuit l’enquête, préviendra Éric quand les choses se gâtent. Peut-être parce qu’elle rêve de partir sans avoir à s’expliquer comme elle doit le faire depuis des années. Fuir, disparaître, échapper à toutes les informations, effacer toutes les traces.
Un voyage sans voyager, un peu à la manière des spécialistes de l’informatique qui sont en contact avec la planète et qui ne sortent jamais de leur bureau. J’ai pensé à Aïsha, un personnage de Philippe Porée-Kurrer dans Les gardiens de l’Onirisphère. Elle a des amis partout même si elle ne peut quitter son appartement. Son système immunitaire déficient ne lui permet pas de vivre à l’extérieur comme tout le monde.
Ce qui m’a touché dans Six degrés de liberté, c’est l’immense solitude des personnages. Éric vit dans une bulle. Lisa quitte son père sans émotion. Elle s’enferme dans son conteneur et part sans laisser d’adresse. Il est possible de communiquer avec la planète, mais le voisin reste un étranger plus inaccessible peut-être qu’un résident de la Chine. Jay ne parle qu’avec certaines personnes au travail et se retrouve seule au monde. Tous survivent dans des conteneurs personnels, peu importe l’endroit où ils se trouvent.
Si les machines nous permettent d’avoir accès au monde entier, tout nous isole peut-être de plus en plus, nous dépersonnalise. Nous vivons dans une illusion de liberté individuelle, un monde où tout est programmé. L’humain ne serait-il qu’une marchandise  avec une quote bar ? De quoi s’affoler un peu.
Nicolas Dickner me dérange avec ses héros qui tentent de s’évader du quotidien, de découvrir l’envers du monde. Des jeunes qui veulent disparaître dans le virtuel pour échapper aux frontières, devenir un être entier qui déjoue tous les systèmes et tous les contrôles. Il est peut-être possible d’y arriver, mais le prix à payer est terrible. Et pendant ce temps, des conteneurs continuent de circuler sur les mers et les océans. Il faudra peut-être s’éloigner dans l’espace avec l’intention de ne jamais revenir pour échapper à tous les fils, trouver une liberté qui risque de vous détruire dans la plus terrible des solitudes.

Six degrés de liberté de Nicolas Dickner est paru aux Éditions Alto, 392 pages, 27,95 $.

dimanche 15 mars 2015

Je reste un inconditionnel de Jacques Poulin


JE NE SAIS PLUS quand j’ai lu Jacques Poulin pour la première fois. Peut-être était-ce Le cœur de la baleine bleue en 1970. Je lisais tout ce que les Éditions du Jour publiaient alors. Ce fut le coup de foudre et depuis, j’attends avec impatience une nouvelle parution de cet écrivain discret, soucieux de son intimité et qui fait tout pour ne pas se retrouver sur le devant de la scène littéraire. Peut-être pour ne pas faire ombrage à Jack Waterman, son double. Pendant mes années comme administrateur du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, le gouvernement du Québec demandait des suggestions avant de choisir les lauréats du prix Athanase-David. Nous avons recommandé Jacques Poulin année après année jusqu’à ce qu’il obtienne ce prix en 1995.

Une quatorzième publication en presque cinquante ans d’écriture pour Jacques Poulin. Une manière de retrouvailles chaque fois, de pèlerinage. Nous retrouvons un lieu, le vieux Jack qui écrit ses livres en prenant son temps, en cherchant la petite musique qui le porte vers une autre phrase et donne sens à son existence. Il a mal au dos, écrit debout, reste discret et attentif aux gens autour de lui même s’il reste un peu sauvage et qu’il ne se lie pas facilement. Il hante un secteur précis de la ville de Québec et son grand dépaysement consiste à s’exiler à l’île d’Orléans quand il a besoin de solitude. Une vie tranquille comme le fleuve qui pousse vers la mer et l’écrivain de Trois-Pistoles qui est tout son contraire.
L’œuvre de Poulin se présente comme une forme d’autobiographie fictive qu’il ne cesse de peaufiner et de pousser dans différentes directions. Toujours en demeurant sensible à ce qui l’entoure, particulièrement les jeunes femmes. Son personnage vit en solitaire et ne semble pas fréquenter d’amis. Il est fidèle à sa famille et ils lui rendent bien. J’ai appris à aimer la Grande Sauterelle ou encore Petite Sœur qui protège son grand frère. Il y a eu Mistassini, Marine la traductrice, Marie dans La tournée d’automne, Nathalie et Kim. Chaque roman amène un personnage féminin qui se ressemble d’une fois à l’autre et qui, peut-être, devient de plus en plus jeune.
Dans Un jukebox dans la tête, Jack Waterman se fait piéger, si l’on peut dire, par une jeune femme qu’il croise dans l’ascenseur. Une rousse avec des taches. Une lectrice qui garde ses romans dans son cœur. Comme si l’écrivain fantasmait sur une lectrice. Non pas une lectrice de son âge, mais une jeune qui permet à l’écrivain de franchir les barrières des générations et peut-être connaître une certaine pérennité.

Pourtant, dans l’ascenseur, elle m’avait paru très séduisante, même si, après l’avoir regardée une seconde, j’avais tout de suite baissé les yeux à cause de l’émotion provoquée par ce qu’elle venait de dire. La petite phrase avait percé ma carapace, à la manière d’une flèche, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. (p.10)

Le contact est chaleureux, du moins en esprit, le temps d’un fantasme, d’un bonheur discret comme un effleurement ou un regard. Il ne se passe jamais grand-chose. Du moins avec le temps, ce sont des amours platoniques où Jack a de plus en plus de mal à oublier son âge devant une jeune femme qui pourrait être sa fille. Il se satisfera de rapprochements, de moments intimes et d’effleurements.

En fait, j’avais un drôle de comportement avec les femmes du quartier. J’étais très attaché à Carole, une caissière de l’Intermarché qui pourtant ne me connaissait pas et ne m’adressait la parole que pour me dire bonjour et au revoir. De l’autre côté de la rue, à la Société des alcools, il y avait une fille dont je ne savais même pas le prénom, mais que j’aimais beaucoup ; elle me répondait en souriant quand je lui demandais où les commis avaient déménagé, encore une fois, le muscat de Samos. Et, à ma façon, j’étais amoureux d’Isabelle, qui travaillait à la grande bibliothèque de Saint-Roch où j’allais souvent emprunter des livres pour le simple plaisir de la voir. (p.17)

Vous avez compris : tout se passe dans la tête de l’écrivain. Quand on choisit de vivre par les mots, peut-il en être autrement ?

AVENTURE


Il faut une tension dans un roman qui emporte le lecteur et le retient. Poulin connaît les trucs du métier. Il se permet même de donner certains conseils. Il invente une intrigue souvent un peu invraisemblable et il ne faut pas compter sur lui pour boucler l’histoire comme on le fait dans un roman policier. Il y a un vilain, pas vraiment méchant, un personnage trouble et Jack Waterman se retrouve dans la peau du héros qui doit sauver la victime. Il n’y arrivera pas et son aventure se termine en queue de poisson. Ce n’est pas cela l’important chez Jacques Poulin.
Il y a sa manière de raconter simplement qui vous donne l’impression d’être le seul à recevoir ses confidences, à pouvoir le lire en se penchant par-dessus son épaule, à l’entendre respirer, hésiter et puis placer un mot pour avancer un tout petit peu dans son histoire. Tout comme il le fait quand il sort pour aller chercher le journal ou marcher dans la ville de Québec qu’il connaît bien. Un pas, encore un pas et surtout un regard pour surprendre le soleil sur un mur de pierres ou une fleur perdue dans un pot devant un café. Il y a aussi les boutiques et le fait de voir un de ses livres dans la vitrine d’une librairie reste un grand bonheur.

LECTEUR

Poulin est un lecteur et il a ses préférés, trouve toujours le moyen de parler un peu d’Ernest Hemingway qui est comme son contraire. Autant l’Américain était extravagant et capable de toutes les pirouettes pour épater la galerie, autant Poulin passe inaperçu dans la foule. Quant à Gabrielle Roy, elle était aussi sauvage que lui. C’est comme une grande sœur en écriture.

Je lisais, pour la deuxième fois, la très touchante autobiographie de Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement. Certains passages que je n’avais pas remarqués à la première lecture retenaient à présent mon attention. En particulier les endroits où elle parlait des efforts qu’elle faisait pour écrire de la fiction. Par exemple, en page 137, après avoir déploré la piètre qualité de ses textes, elle ajoutait : Parfois une phrase de tout ce déroulement me plaisait quelque peu. Elle semblait avoir presque atteint cette vie mystérieuse que des mots pourtant pareils à ceux de tous les jours parviennent parfois à capter à cause de leur assemblage comme tout neuf. (p.28)


Je me souviens de l’avoir croisé une fois dans un salon du livre. Il y vient parfois, du moins il y venait. Je m’étais procuré son dernier titre pour le faire dédicacer. J’ai déjà raconté cette rencontre dans une chronique en 2006. Pourquoi pas y revenir ? On ne cesse de se répéter et ce n’est pas Jack Waterman qui va me contredire.
J’étais prêt à discourir sur ses romans, mais j’ai vite senti qu’il était mal à l’aise derrière la petite table. Il écoutait d’une oreille distraite. Il a signé tout simplement : À Yvon avec mes salutations amicales Jacques Poulin, novembre 89. Je suis reparti avec mon livre sous le bras, un peu déçu. Cela ne m’a pas empêché de me réconcilier avec lui quand j’ai lu Le vieux chagrin. J’ai souvent regardé cette dédicace. Une petite écriture toute simple et une calligraphie qui permet de saisir la phrase au premier coup d’œil. Pas de gribouillis à peu près impossible à déchiffrer comme c’est souvent le cas quand on chasse les dédicaces dans un salon du livre.

HISTOIRE

Dans Un jukebox dans la tête, on pourrait se mettre à tiquer sur les personnages. Mélodie reste un peu vague. Rien n’est clair dans son histoire et on ne saura jamais si elle ment ou si elle dit la vérité. Elle raconte les foyers d’accueil, une escapade et sa réclusion chez un bouncer. Une histoire de chats d’abord. Il y a toujours des méchants chez Poulin. Il y a eu une agression, mais elle s’en est sortie plutôt bien. L’homme la poursuit pour des raisons qui resteront obscures. Peut-être est-ce simplement un fantasme. Jack est très attiré par Mélodie. Il écoute, se plaît à la regarder, à être avec elle, l’attend même si ça perturbe son travail d’écrivain.

Tandis qu’elle parlait, son épaule de temps en temps frôlait la mienne et je sentais que son corps était secoué de frissons. Même si nous n’avions pas le même âge, je frissonnais avec elle. Et pourtant, je reste le plus souvent enfoncé, emprisonné en moi-même, et je ne suis pas doué pour la communication. (p.44)

L’aventure ne durera que le temps du roman. On ne saura pas ce qui arrive au videur de bar et ce qui s’est produit réellement. Mélodie retourne dans cette Californie si chère à Poulin, son pays de rêve et de fantasmes, ce lieu rêvé où il a séjourné et qui continue de le fasciner.

UNIVERS

Ce que j’aime chez Poulin, c’est sa tendresse, son humanisme, son attention aux petites choses de la vie. Il prend le temps de décrire la tisane qu’il prépare, la couleur des montagnes qu’il voit de sa grande fenêtre. Il analyse parfaitement les manies d’un célibataire qui tient à ses rituels autant qu’à ceux de l’écriture. Ses habitudes de se coucher tôt et d’écrire sans que rien ne vienne le perturber. C’est ce côté héros de la vie ordinaire qui me fascine, ces petites choses, ces bouts de phrases qui restent en suspend et qui font apprécier le temps présent. Poulin a l’art de trouver du merveilleux dans les gestes du quotidien. Il suffit d’un regard, d’une jeune fille un peu égarée qui sourit et tout recommence : la tendresse, les confidences, les murmures, le bonheur d’être avec quelqu’un qui vous écoute et se confie. Le rêve du grand amour, de la fusion, du partage amoureux surgit même si Jack Waterman n’est pas dupe. Il sait que tout est éphémère et qu’il vit une embellie dans une existence qui ne changera pas. Oui, j’aime cette chaleur humaine, cette amitié, cette beauté que l’écrivain sait toujours voir autour de lui, même dans les êtres qu’il veut un peu troubles et qui n’arrivent pas à nous effaroucher. Je reste un inconditionnel de Jacques Poulin même si plus jamais je n’irai lui demander une dédicace. Et il faudrait bien que je me fasse plaisir un jour, que je rassemble tous ses livres pour les lire les uns à la suite des autres, comme un seul grand roman.

Un jukebox dans la tête de Jacques Poulin est paru aux Éditions Leméac, 152 pages, 20,95 $,