jeudi 11 juin 2015

Pour mieux comprendre le Québec d’aujourd’hui


TOUS LES LIEUX font naître des contes et des légendes, jalonnent l’histoire des populations. Des faits vécus, des craintes ou encore des superstitions marquent un territoire et permettent de se l’approprier. Ce peut être la géographie ou la particularité d’un site qui fait courir l’imaginaire. Une collection unique des Éditions Trois-Pistoles permet de visiter le Québec et ses régions, de nous attarder aux contes et aux légendes pour en surprendre les particularités. Pierre Landry nous entraîne cette fois sur la Côte-du-Sud du Saint-Laurent pour un voyage singulier. J’ai eu le bonheur de visiter le Saguenay-Lac-Saint-Jean, la Gaspésie, l’Abitibi, l’île de Montréal, Charlevoix et Québec avec cette collection prestigieuse.

La Côte-du-Sud s’étend de Notre-Dame-du-Portage aux paroisses s’étendant en périphérie de Rivière-du-Loup. Un véritable pays qui longe le fleuve et monte par paliers vers l’intérieur des terres. Pierre Landry survole l’ensemble de ce territoire par de courts textes et donne un bel aperçu de cet espace à l’arrivée des Blancs et des affrontements qui ont suivi jusqu’à la conquête du Canada par les Britanniques.
Une belle manière de visiter une vingtaine de paroisses, de se moquer du temps en allant des premiers arrivants jusqu’à une époque récente. Une façon aussi de nous informer sur l’histoire des lieux, le peuplement des paroisses, le travail et les croyances de ces hommes et ces femmes qui vivaient surtout de la terre, de la pêche et de la navigation. Le trafic de certains liquides illicites provenant de Saint-Pierre et Miquelon a aussi eu son importance et été à l’origine de bien des légendes.
Le plus intéressant reste l’imaginaire et les croyances qui emballent l’esprit des gens et ces héros qui retiennent l’attention au-delà de leur époque avec leurs exploits et leur audace.

LES DÉBUTS

Ce territoire a particulièrement souffert pendant les guerres entre les Français et les Britanniques, avant 1760 et la Conquête. Le texte du major George Scott nous relate avec une froideur stupéfiante les avancées de l’armée anglaise en 1759. Les militaires ne rencontrent que peu de résistance, les résidents ayant presque tous fui dans les bois. Les habits rouges brûlent résidences et bâtiments de ferme, rasent les villages sans raison aucune. On peut imaginer la désolation et la misère de ces populations pendant l’hiver qui suivra le pillage. À l’époque, on ne parlait pas de crime de guerre… On répétera ces façons barbares en 1837 pour mater la révolte. L’armée britannique, la meilleure au monde disait-on, ne faisait pas de quartiers et se montrait particulièrement cruelle et insensible.

En somme, nous avons marché sur une distance de cinquante-deux milles et, sur le parcours, nous avons brûlé 998 bons bâtiments, deux sloops, deux goélettes, dix chaloupes, plusieurs bateaux plats et petites embarcations, nous avons capturé quinze prisonniers, dont six femmes et cinq enfants, et fait cinq victimes chez l’ennemi ; il y a eu un blessé parmi nos réguliers et, chez les rangers, deux morts et quatre blessés. (p.44)


IRLANDAIS

Comment oublier les événements qui ont marqué Grosse-Île où les migrants, des Irlandais surtout, arrivaient en souffrant de la famine et de maladies contagieuses ? Ils devaient débarquer sur cette terre de la désolation et de la mort pour une période de quarante jours. C’était assez pour mourir dans la souffrance et la détresse. On pourrait parler de l’île de la mort. Il suffit de visiter les lieux pour en avoir des frissons dans le dos. Madeleine Ouellette-Michalska en a fait le sujet d’un roman fascinant : L’été de l’île de Grâce.

L’île de quarantaine est une île aux bruits troublants. En plus de la triste symphonie des cris de douleur et des divagations des malades, on entend sans cesse un sinistre rappel, celui de la récolte faite par le Moissonneur. C’est le grincement des petites charrettes transportant les morts à l’ouest de l’île où sont creusées les tranchées. Ceci se poursuit jour et nuit. On entasse jusqu’à dix corps à chaque voyage. (p-205)


Bien sûr les religieux tiennent une place importante dans l’histoire de ce coin de pays comme partout au Québec. Impossible d’éviter les agissements de certains curés qui ont réalisé de véritables exploits. Je pense au curé Francheville qui a dirigé un groupe de maquisards et fait en sorte de retarder la progression des troupes britanniques. Un prêtre qui maniait aussi bien le fusil que le goupillon. Ils furent malheureusement trop rares à se comporter ainsi, surtout pendant la période de 1837.
Des figures étonnantes surgissent au fil des années comme l’abbé Charles Chiniquy qui, après avoir été le champion de la lutte contre l’alcoolisme, ne se gêne pas pour dénoncer les agissements des religieux. Les scandales sexuels commis par des ecclésiastiques remontent à loin et l’Église a toujours tout fait pour les dissimuler. On connaît maintenant les agissements de certains dans les maisons d’enseignement et surtout le scandale des pensionnats indiens. Des pages peu glorieuses que personne ne pouvait dénoncer alors sans en subir les conséquences. L’abbé Chiniquy est exilé pour sa trop grande franchise et son désir de réformer les mœurs de l’église. Notre Martin Luther n’aura guère de succès dans son monde d’origine et vivra la plupart du temps aux États-Unis.

Je me rappelai alors ce que m’avait dit M. Perras, la première année de ma prêtrise, des larmes et du désespoir de l’évêque Plessis, lorsqu’il s’était aperçu que tous les prêtres du Canada, à l’exception de trois, étaient des athées. Je me sentis humilié et honteux d’appartenir à ce clergé de Rome dont une bonne partie, sinon la totalité, nageait dans des infamies qu’on aurait à peine tolérées à Sodome. (p-590)

PORTRAIT

Pierre Landry dresse un véritable panorama du Québec, de la vie des autochtones qui devaient bouger constamment en hiver pour trouver du gibier et survivre. De la navigation, des exploits incroyables de certains marins qui traversaient le fleuve dans des conditions inimaginables. Des textes particulièrement intenses et vivants.
Il fait plaisir de lire Jacques Ferron qui a exercé son métier de médecin dans ce territoire en début de carrière, Arthur Buies, Philippe Aubert de Gaspé qui vivait à Saint-Jean-Port-Joli et dont la présence est encore visible dans ce coin de pays. Des conteurs aussi et des écrits du frère Marie-Victorin qui restent étonnamment modernes. J’ai particulièrement aimé les textes de Gaétane de Montreuil qui prennent des couleurs avant-gardistes. Elle y démontre un courage peu commun.

Avant même que le mot féminisme eût été prononcé dans la province de Québec, avant même qu’il fut inventé, Jacques Latourelle, de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, avait ses idées arrêtées sur le rôle des femmes dans l’humanité. Pour lui c’était une bête de somme, à laquelle il reconnaissait un peu plus d’intelligence qu’à ses bestiaux, mais qui ne devait employer cette faculté que pour le bien-être et les intérêts de son mari. (p.460)

Une belle manière de se souvenir et de découvrir ce qu’a été la vie de nos ancêtres dans le pays de la Côte-du-Sud, ses activités, ses déplacements, ses fêtes du côté de Kamouraska où l’on ne refusait jamais un verre, même au risque d’y perdre un nouveau-né dans la neige. C’est peut-être la raison qui a fait qu’Anne Hébert a choisi ce lieu pour y installer les personnages de son roman Kamouraska.
Esprits, feux follets, revenants, personnages un peu détraqués nous fascinent pendant toute la lecture de cette épopée. C’est un devoir de mémoire que de retourner sur ces périodes qui ont précédé le Québec de maintenant et font que les gens s’attachent à un coin de terre pour l’aimer et le magnifier. S’il y en a qui doutent de la Conquête du pays par les Anglophones, plusieurs textes rafraîchissent la mémoire.
Pierre Landry nous permet surtout de vivre l’aventure d’un peuplement francophone unique en Amérique du Nord et nous aide à comprendre notre époque. Un ouvrage nécessaire et passionnant.

Contes, légendes et récits de la Côte-du-Sud, Pierre Landry, Éditions Trois-Pistoles, 708 pages, 69,95 $.

NOTE : une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, été 2015, numéro 158.

jeudi 4 juin 2015

L’enfance ne s'éloigne jamais des poètes

LES LIEUX, CEUX qui nous ont vu naître et grandir, marquent pour la vie. Pour les écrivains, ces pays deviennent souvent les décors de leurs fictions. Pensons aux Trois-Pistoles de Victor-Lévy Beaulieu ou le Lac-Saint-Jean de Michel Marc Bouchard. Il y a aussi le Plateau Mont-Royal de Michel Tremblay. La liste pourrait s’allonger. Des endroits comme des attaches qui permettent de créer un monde fictif et réel. Si on m’avait dit, à dix-huit ans, que j’écrirais presque toute ma vie sur mon village, ma famille, ces paysages que je parcourais depuis que je pouvais courir, j’aurais éclaté de rire. C’est pourtant cet univers que je n’ai cessé d’explorer.

Denise Desautels a grandi près du parc La Fontaine à Montréal, un espace qui m’avait terriblement impressionné lors de ma première visite dans la métropole à quinze ans. J’avais fait le voyage pour un congrès des clubs 4H. Les arbres gigantesques, les pelouses si vertes, les étangs contrastaient tellement avec les épinettes rabougries et les cyprès tordus auxquels j’étais habitué. La forêt commençait au bout de la terre familiale et débordait jusqu’au grand lac Mistassini et plus loin encore. La forêt boréale était notre terrain de jeux avec ses rivières larges comme des fleuves, ses lacs, ses savanes et ses montagnes. Le parc La Fontaine, c’était la nature tranquille et apprivoisée.
Les poètes et les écrivains tournent souvent autour d’eux pour voir ce que personne ne remarque. Pourtant, même en écrivant, en se penchant sur ses empreintes, certains aspects restent dans l’ombre et échappent au regard. Si le poème ou le roman révèlent, ils masquent aussi.
C’est un peu ce que vit Denise Desautels quand son fils, lors d’une discussion, lui avoue qu’il ne lit pas ses livres parce qu’il y est trop souvent question de la mort.

Nous ne parlons pas, ou si peu, de mes livres. « Trop de morts » pour que tu ailles jusqu’au bout. Ça a été ton unique commentaire à propos de Ce fauve, le Bonheur. Tu as refusé de faire partie de la communauté des victimes, tu as eu raison. Refusé d’être « rappelé à l’ordre… ramené dans le Bonheur pieds et poings liés » comme dans Tu ne t’aimes pas. La reconstitution, bien que fortement fictive, de l’hécatombe familiale qui a précédé ta naissance et que j’ai voulu inscrire dans une certaine histoire du Québec ne te concerne pas. (p.16)

Imaginez ! Tout ce qui fait la quête de l’écrivaine, ce qu’elle tente d’apprivoiser par les mots, la phrase et l’image, son fils refuse de s’y attarder. Comme s’il rejetait sa mère en disant non. Ce monde sans cesse retrouvé et exploré, ce vécu marqué par les pertes et les disparitions, le fils lui tourne le dos.
L’écrivain comprend que ses proches sont ses plus mauvais lecteurs. Je sais que mes frères ne lisent jamais mes livres, même s’ils sont touchés de toutes les manières possibles. Je ne peux y penser sans ressentir un pincement au cœur. J’explore une terre étrangère et ils n’entendent pas ma langue. Ce monde, ils le croient inaccessible.
Denise Desautels tente d’expliquer, mais comment parler quand le silence vous aspire et que l’on sent le refus. Y a-t-il des sujets qu’il est interdit d’aborder avec ses proches ? Peut-être parce qu’ils ne sont pas touchés par les mêmes lieux ou qu’ils sont hantés par d’autres paysages.

SON PARC

Le parc La Fontaine, Denise Desautels le considérait comme sa propriété personnelle avec ces espaces où elle pouvait se retrouver avec sa grande amie, échapper aux contraintes familiales et à ses étouffements. Et rêver aussi, l’ailleurs, une autre vie, d’autres villes et des voyages.

Le parc est un nid de ténèbres. J’y avance souvent avec l’impression de porter un sac de cent kilos sur mon dos. De décupler à chacune de mes foulées les douleurs prises en mottes dans les sous-sols, liées pêle-mêle à des morts proches autant qu’à celles qui font la une. Je m’acharne pour rien à les exhumer. Immanquablement elles se renouvellent et me rattrapent. Je suis espionnée, mon grand, jugée coupable par elles.  (p.22)

Elle n’avait qu’à traverser la rue et c’était un univers autre avec des rencontres, des jeux et certains dangers qu’elle s’efforçait de ne pas voir. Un espace impossible à oublier. On y revient physiquement ou par la pensée, tous les jours, pour se ressourcer, se souvenir, se rappeler qui on est. Ce parc au cœur de la ville, l’écrivaine ne l’a jamais quitté malgré les déplacements nombreux et les exils qu’elle a vécus pendant qu’elle imposait sa voix à l’étranger.
Il fallait un choc, une image. La photo d’une chouette prise par son fils, au sommet d’un arbre pour amorcer la réflexion. Que voit-elle que son fils ne voit pas et que voit-il qu’elle ne pense pas regarder ? Il y a un monde qu’elle connaît et un monde qu’elle ignore.

Parce qu’il ne pleut que du périssable, je compte les morts partout tout le temps. Dedans comme dehors. À ton insu tu m’as ramenée à l’ordre, tu as donné un nom aux bêtes et aux choses. Le matin de la buse, sans toi, je n’aurais pas regardé si haut. Je n’aurais pas été frappée par le réel en plein visage. Je serais restée coincée, à ressasser des ruines. Hurlante à l’intérieur. (p.13)

Le passé refait surface et il y a encore et toujours ces ruelles à découvrir et des visages peut-être qui vont ressurgir et permettre de dire autrement la réalité.
Le fils a raison. Il y a beaucoup de morts dans la vie de Denise Desautels. Des parents, des connaissances. Comme si elle portait le mauvais œil pour ceux qu’elle a aimés et côtoyés.
Est-il possible de trouver les mots dans les mondes de son enfance, la maison où la famille a vécu si longtemps ? Tout revient quand on emprunte les chemins du souvenir. L’exiguïté des lieux, l’emprise de la grand-mère, ses peurs et ses obsessions. Un écrivain finit toujours par emprunter les sentiers qui ont permis l’œuvre littéraire et les questions sans cesse méditées.

RETOUR

Denise Desautels secoue les racines de son œuvre foisonnante avec une sincérité émouvante, le désir de tout dire à ce fils qui scrute le monde par l’œil d’un appareil photographique. Le voir et le dire. Le dire en le voyant. La poète entreprend le chemin le plus long, celui où il est impossible de tricher. La franchise est exigeante. L’écrivaine se faufile entre l’enfance et la vie de maintenant, bouscule le temps et l’espace, s’attarde devant des visages familiers et méconnus, raconte ce parc qu’elle ne cesse d’arpenter pour s’y surprendre peut-être derrière l’arbre où Gilbert Langevin allait parfois dormir dans les derniers temps de sa poévie.

Troublant que nous n’ayons jamais parlé ensemble de ce lieu, logement et cour, peuplé de rongeurs. De quoi au fait au juste, mon grand, avons-nous déjà véritablement parlé ensemble ? Avons-nous même déjà joué, chanté, rêvé, ri à gorge déployée ensemble ? Pleuré, oui, je me souviens. Depuis toujours si incompétente avec la sphère des choses vitales. (p.47)

Une écriture magnifique, touchante où les mots effleurent les silences qui pèsent si lourd. Le fils restera un étranger même si elle l’a accompagné vers la vie d’adulte. Les mots ne peuvent réparer la vie, mais ils la rendent meilleure, plus consciente. Il y a des images, des photos qui la bousculent et la font se retourner. Il faut plus que du courage pour s’aventurer dans une telle démarche. On peut presque parler de témérité.
Denise Desautels ne se défile jamais. C’est ce qui fait la beauté de ce livre émouvant. On s’y attarde, on revient sur les phrases qui éclatent comme les feuilles des grands arbres au printemps. Ces grands arbres sous lesquels elle va dans le matin, jonglant certainement avec des images, des bouts de poèmes qui la suivent partout. Marcher dans sa vie comme dans l’espoir de surprendre un fils dans une allée pour le prendre dans ses bras et lui dire toute sa vie. C’est ce qu’elle fait dans ce magnifique livre, ce texte de courage et d’amour.

Sans toi, je n'aurais pas regardé si haut. Tableaux d'un parc, Montréal de Denise Desaultels est paru aux Éditions du Noroît, 88 pages, 22 $.

NOTE : une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, été 2015, numéro 158.

lundi 1 juin 2015

L’esprit de Jeanne Mance flotte sur Montréal


QUE RESTE-T-IL DE ceux qui ont quitté la France en 1642 pour venir à Montréal, où « tous les arbres pouvaient dissimuler son Iroquois sanguinaire ». Jeanne Mance et Maisonneuve voulaient partager leur foi avec les peuples autochtones et fonder une colonie où tous vivraient en harmonie. Les fondateurs avaient la certitude d’avoir la vérité dans leurs bagages et manifestaient une ouverture d’esprit peu fréquente à l’époque. Une attitude bien différente de celle des Espagnols qui, obnubilés par l’or, ont massacré des populations.

Montréal est maintenant une ville cosmopolite où plusieurs groupes d’origines différentes cohabitent. Plusieurs quartiers sont des territoires fermés. Il suffit d’une rue ou d’un trottoir pour tracer une frontière. Je pense à certaines communautés qui s’installent dans des lieux circonscrits pour vivre en autarcie. Cela n’est pas sans inquiéter les Québécois francophones qui sentent le caractère de leur ville s’étioler. Beaucoup se plaignent aussi de la poussée de la langue anglaise depuis des années. Les arrivants deviennent ainsi le sujet de tensions entre les groupes et sont souvent un enjeu politique.
Comment cerner le Montréal de maintenant ? L’Ouest anglophone coupé de l’Est francophone par la rue Saint-Laurent, une véritable frontière entre les nantis et les plus démunis. La barrière linguistique accentue encore le phénomène. Il en est ainsi depuis fort longtemps même si les bornes se déplacent dans la ville. Certains quartiers font la renommée de la grande cité ou sa désespérance. Pensons au Plateau-Mont-Royal où j’ai vécu longtemps parce que les loyers y étaient abordables. Ce n’est plus le cas.
Partout, des populations vivent dans une certaine autarcie et sont peu portées à aller vers l’autre. C’est le propre de toutes les grandes villes du monde. Cette problématique a fait l’objet de fictions où Montréal se coupe du Québec pour devenir une forteresse moyenâgeuse où différentes ethnies s’affrontent. Je pense à Jean Basile et son admirable Piano-trompette et Michel Vézina qui, dans Zone 5, fait de la ville une citadelle.

C’est vers 2017 que les premières guérites seront érigées entre les quartiers d’Outremont et du Mille-End, puis aux entrées, un peu plus tard la même année, des autres quartiers chics de Montréal. Petit à petit, la ville, puis la région métropolitaine au complet, seront divisées en quatre catégories de zones distinctes…  (p.13)

Aurélien Boivin qui a publié un ouvrage important sur les Contes, légendes et récits touchant l’île de Montréal fait une remarque intéressante dans sa préface.

Il est toutefois un constat certes étonnant, du moins pour moi, peu importe la catégorie des récits sélectionnés dans l’un ou l’autre tome : rares sont les écrivains qui se sont attardés à décrire Montréal, un quartier ou une rue, avec ses caractéristiques ou ses habitants.

Francine Noël et Gabrielle Roy ont décrit formidablement des quartiers de cette ville.
Francophones, hassidiques, musulmans, populations d’origines grecques italiennes et haïtiennes tentent de vivre en harmonie. Cette diversité en fait applaudir certains et en inquiète d’autres. Est-ce que l’esprit des fondateurs a marqué Montréal ? Qu’en est-il de l’utopie de Jeanne Mance et Maisonneuve ?

Elle s’en vient apporter l’éternité à des êtres qui ne la connaissent pas. Accessoirement, elle s’en vient aussi soigner les corps, puisqu’elle est infirmière et chargée de fonder un hôpital dans une ville qui n’existe pas encore. Mais c’est d’être passeur d’éternité, surtout, qui la fait vibrer. (p.10)


Une mission qui fait peut-être sourire maintenant. Les fondateurs rêvaient pourtant d’apporter l’éternité à des peuples qui avaient été oubliés dans les terreurs et les aberrations d’une pensée qui n’avait pas connu le rachat et le sacrifice du Christ. Ces missionnaires se savaient des porteurs de lumière et agissaient au nom d’un idéal qui exigeait tout de leur vie.

MISSION

Certains plus que d’autres sont attirés par l’étranger et le différent. C’est le cas de Markus Kohen, un jeune hassidique qui fréquente Françoise Bouchard, une francophone plutôt hostile à cette communauté. Sa famille ignore tout de ce jeune homme et apprendra sa présence après le décès de leur mère.
La fille enseigne le français aux arrivants et le fils est scripteur pour le cinéma et la télévision. Son petit-fils cherche une forme de spiritualité et un sens à sa vie. Comme bien des jeunes, il part vers l’ailleurs, vivra un long séjour en Inde pour trouver peut-être. Pour certains, la vérité se cache dans le plus lointain du monde et pour d’autres, il suffit de traverser la rue.
Un curé pratique des exorcismes et chasse les démons, Virginie Hébert, une ancienne religieuse en révolte contre l’église, s’occupe des itinérants, particulièrement des autochtones, souvent dépendants de l’alcool et de la drogue. Elle est la Jeanne Mance de maintenant avec son idéal de justice et de partage.

RENCONTRE

Nous vivons les premiers temps de la colonie où la peur, la faim et le froid hantent les migrants. La guerre contre l’Iroquois prend fin avec la Grande Paix de Montréal en 1701 et la colonie peut respirer. Il y a aussi les embûches que le clergé de Québec ne cesse de multiplier pour contrecarrer ce projet, les mesquineries et les entêtements des gouverneurs. La rivalité entre Québec et Montréal remonte à l’arrivée de Jeanne Mance et Maisonneuve.

Dès le début, il ne vient que misères et vexations de Kebecq et de ses gouverneurs, irrités des ambitions démesurées de ce qu’ils ont baptisé avec dérision la Folle Entreprise. Emprisonnement du canonnier de Paul, qui a osé lancer une salve en l’honneur de son anniversaire, tentatives d’extorsion sur les sommes et les recrues destinées à Montréal, retranchement brutal de ses appointements, imposition des denrées, menaces diverses, mesquinerie générale qui trouvera des formes sans cesse inédites à la faveur des gouverneurs qui se succèdent à Kebecq : Monsieur de Montmagny, Monsieur de Lauson, Monsieur d’Argenson, Monsieur de Mésy, Monsieur de Tracy… Plus les officiels changent, plus l’hostilité reste la même, quand elle ne s’accroît pas. (p.84)

Pour retrouver l’esprit des fondateurs, il faut descendre dans les rues, s’arrêter devant Charlie l’itinérant inuit ou Tobi le Mohawk, croiser un curé en rupture, suivre un réfugié soupçonné de terrorisme qui trouve refuge dans une église. Ou encore le jeune Markus Kohen qui rejette le carcan de sa communauté pour découvrir les autres. On se retrouve même dans une grande messe télévisuelle où il est possible de fraterniser. Le lien avec Tout le monde en parle est évident. C’est peut-être la nouvelle manière de toucher l’autre et de le connaître.
L’esprit de Françoise, de Jeanne Mance et de Maisonneuve plane sur la ville et va où bon lui semble. L’esprit est là et le partage, la compréhension se retrouvent avec ceux qui savent ouvrir les yeux.

Le cœur de Jeanne n’en a cure, il continue de battre indifféremment pour tous, ceux qui rient ou ceux qui pleurent, les Mohawks comme les pures laines comme les venus d’ailleurs, tous ceux-là susceptibles d’être allumés par ses pulsions clandestines. (p.402)

FASCINATION

Je pense à Khaled le restaurateur qui se confie à Gabrielle ou à  la mère de Markus Kohen, le jeune hassidique, qui décide d’aller sur le mont Royal pour peut-être le ramener dans sa communauté. Un monologue à couper le souffle.

Oui, il est exigeant d’être un véritable être humain, oui, les codes sont nombreux pour aider le corps à ne pas oublier sa vraie nature. Mais quel autre choix est plus valable que celui d’assumer sa propre grandeur ? Rappelle-toi, Markus, la joie profonde de voir sacralisé ce qui pour le reste du monde n’est que gestes et déplacements insignifiants. Et rappelle-toi, surtout, toutes les autres joies si fréquentes dans nos vies, tant de fêtes, tant de chants auxquels tu excelles, et les danses et les jeux, et les nourritures délicieuses, tant d’émotions exaltantes. (p.370)

Montréal, dans sa diversité et sa beauté, sa démesure et ses misères, ses folies et ses espoirs, fascine. Une ville pas tout à fait comme les autres par sa géographie, ses populations, ses institutions qui doivent beaucoup à l’esprit de ces fous de dieu qui cherchaient à réinventer le monde. Les utopies religieuses ont souvent échoué, particulièrement aux États-Unis où elles ont donné naissance à des sociétés fermées et butées. Il reste des manières pourtant à Montréal, des élans ou une fibre qui fait en sorte que l'intelligence des fondateurs n’est pas perdue.
Ce qu’il reste de moi, c’est l’esprit de Jeanne Mance, l’amour des autres, le dévouement, le désir de connaître l’éclopé, le démuni pour l’aider à être mieux dans sa vie.
Ce roman vous hante longtemps, comme l’âme peut-être de ces fondateurs qui se distinguaient des aventuriers venus au Nouveau Monde pour faire fortune. Monique Proulx nous donne un ancrage et nous réconcilie avec l’utopie qui permet d’influer sur les agissements des humains. J’aime à le croire. Jeanne Mance et Maisonneuve pensaient faire autrement et ils y ont consacré leur vie, nous laissant un formidable héritage. Les fondateurs ne sont pas que des noms de rues, de parcs ou d’institutions. Il faut s’en souvenir.
 
Ce qu’il reste de moi de Monique Proulx est paru aux Éditions du Boréal, 432 pages, 29,95 $.

jeudi 14 mai 2015

Se voir vieillir dans les yeux de sa mère


LES GENS VIVENT de plus en plus longtemps et tous, à partir d’un certain âge, doivent être accompagnés dans une vie qui s’étire. Ce n’est jamais facile, surtout dans une société où il faut courir derrière soi pour arriver à la fin de la journée. Le vieillissement, même si on parle de l’âge où tout est possible, n’est jamais le paradis que l’on montre à la télévision. Le corps s’use, la mémoire a des fuites et il faut de l’aide pour les choses quotidiennes. Les enfants doivent « adopter » leurs parents d’une certaine manière. Patrick Nicol a vu sa mère se couper de son environnement, devenir sourde et confuse.

 Le cégep où enseigne Patrick Nicol, qu’il a fréquenté étudiant. Sa région, sa ville, Sherbrooke. Il y a fait sa vie, a connu des amours et eu une fille. Ses étudiants le bousculent, l’épuisent. Enseigner est devenu l’art de la grande séduction… Une sorte de spectacle où vous risquez tout sur scène.

On dit que cette génération est celle du Je. J’ignore à quel point c’est vrai, mais je sais que mes étudiants répondent bien quand un autre Je se dévoile devant eux. Dans cette institution d’enseignement supérieur, j’en suis donc réduit à parler de ma mère et de la piètre opinion qu’elle a des hommes. Je peux dire : « Ma mère a été longtemps malheureuse », et cette phrase n’aura d’autre effet que d’accélérer le réveil de chacun.  (p.10)

Parler de soi pour toucher les jeunes dans leur vécu. Faut-il parler de soi pour attirer l’attention du lecteur ? Faut-il que le Je de l’écrivain titille le Je du lecteur ? Un récit, un album où l’écrivain nous entraîne dans sa réalité, ouvre le gros livre où il conserve des photos anciennes où sourient des hommes et des femmes que personne ne reconnaît. Qui sont ses ancêtres ? Avons-nous oublié de transmettre le nom de nos grands-parents à nos descendants ? Peut-être que nous sommes une génération de perdus et d’oublieux en ce qui concerne l’histoire familiale et collective ? Peut-être que le Je est en train de tuer le Nous qui nous constitue.

Sur la plus vieille photographie de la boîte apparaît la famille du père de ma mère. On dirait une bande de moujiks posant devant leur case en Sibérie. Si je la lui montre, maman ne reconnaîtra presque personne. Elle fait un peu mieux devant les photos de ses oncles et ses tantes du côté maternel, mais plus pour longtemps. (p.26)

Il y a quelque chose de tragique dans cette réalité.

LES LIVRES

J’aime quand il s’attarde à André Langevin et Gabrielle Roy, mais je ne suis plus de la génération à étudier dans un cégep. Comment parler d’une réalité à laquelle nous avons tourné le dos ? Notre passé n’est plus notre maître pour paraphraser Lionel Groulx. Comment aller vers les autres, évoquer une histoire récente, comprendre son époque et celle de ses parents ? L’enfermement sur le présent est une négation de l’histoire, de la littérature, de l’identité collective. Devenons-nous une société aphasique, incapable de reconnaître qui nous sommes en cette terre d’Amérique ?

Je ne sais plus ce qu’il convient de montrer à mes étudiants. Ils rigolent quand je projette le portrait d’Adjutor Rivard dans sa toge de l’Université Laval, mais ils rient tout autant devant Raôul Duguay barbu, les cheveux longs, ou René Angélil dansant aux côtés de Pierre Labelle et d’un troisième larron. Et c’est toujours le même rire, la même distance. Je ne sais plus quoi dire pour tirer ces images de leur insignifiance. (p.25)

Nicol reste discret, mais nous comprenons qu’il a vécu une séparation, qu’il s’est occupé de sa fille. Il y a aussi des voyages, des rencontres et la mère qui tourne dans un monde où elle n’entend plus, ne voit presque plus. Elle s’enferme dans une coquille et le fils doit lui acheter des vêtements et s’occuper un peu à tout. Curieusement, l’écrivain est tout autant en retrait du monde. Il reste spectateur lors de ses voyages ou encore pendant les réunions avec des collègues. Les oublis de sa mère sont-ils aussi les siens ? Qui est cette femme qui l’a mis au monde et qui est-il dans ses amours et ses contacts avec les étudiants, les collègues et les livres ? Faut-il décrypter sa vie comme d’anciennes photos qui ne disent plus rien ?

ÉTRANGER

Il est pénible de vivre cette période où les parents deviennent des étrangers. Je pense souvent à mon père qui nous regardait sans rien dire quand nous allions le visiter à l’hôpital. Et après bien des bouts de phrases qui cachaient notre malaise, il demandait qui nous étions. Je baissais la tête et il repartait vers sa chambre sans rien ajouter. Ne plus avoir le regard de son père est terrible. Il m’est arrivé aussi de sourire à ma mère de quatre-vingt-dix ans qui parlait de moi en pensant que j’étais un autre de ses fils ou un voisin, ou un cousin. Quand je lui ai expliqué qu’elle parlait de moi, elle a ri et dit que j’étais un menteur.
Si la vieille femme est une étrangère pour Patrick Nicol, la jeune mère qui faisait des exercices dans le salon avec un dictionnaire dans chaque main est aussi une inconnue. Qui était cette femme enceinte à dix-huit ans et qui est parti rejoindre son père à Chicoutimi, subissant l’opprobre de sa famille ? Qui était cette veuve qui criait pour exister peut-être dans son corps et dans sa tête ?

Ces temps-ci, je parle de ma mère avec la même indécence, la même abondance de détails sordides que se permettent les parents de jeunes enfants. Mais la nouvelle maman a sur moi un avantage : ce qu’elle raconte émeut plus qu’il ne dégoûte. Chez moi, ce ne sont qu’ongles noirs et longs, cataractes et champignons couvrant les pieds… ou la liste fastidieuse des chaussettes, des protège-dessous qu’il me faut acheter et des piles, les piles de son appareil auditif qui n’arrêtent pas de se vider. (p.82)

Qu’on le veuille ou non, c’est toujours soi que l’on regarde quand on accompagne une vieille femme qui traîne les pieds dans un couloir d’hôpital. C’est toujours un peu soi que l’on apprivoise ou que l’on repousse en détournant le regard. Quel vieillard serons-nous quand nous toucherons le bout de son siècle comme il est possible de le faire maintenant ? Qui serons-nous quand nous ne serons plus capables de nous occuper de nos vêtements ou de nous nourrir ? Qui comprendra nos images et nos façons de dire ? Qui lira encore mes livres ? Serons-nous des Florentine Lacasse de Bonheur d’occasion ou la Madeleine de Poussière sur la ville d’André Langevin ?
La vie est encore et toujours une lutte pour défendre son autonomie. Devenir adulte, c’est s’arracher à la dépendance et subvenir à ses besoins. Vieillir fait glisser vers une perte de liberté qu’il faut accepter. Une dépendance. Patrick Nicol nous pousse dos au mur et il est  impossible de se défiler. Il faut avoir le courage de regarder vieillir sa mère et aussi de se voir prendre la même direction. Cela s’appelle peut-être de la sagesse, peut-être aussi du réalisme.
La nageuse au milieu du lac m’a secoué tout au long de ma lecture. J’ai même senti le besoin de le relire parce que ça me parlait, parce que ça me touchait, parce ça faisait remonter une foule de souvenirs dans ma tête. Un témoignage plein d’humour qui va droit au cœur. Que vais-je devenir avant  que je ne meure pour parler comme Robert Lalonde ?


La nageuse au milieu du lac, Patrick Nicol, Éditions Le Quartanier, 168 pages, 20,95 $.