mardi 23 juin 2015

Alain Gagnon étonne dans ce siècle matérialiste


IL FAUT SOULIGNER LE COURAGE d’Alain Gagnon qui tourne le dos au matérialisme de l’époque et questionne la vie dans Fantômes d’étoiles, un « essai sur l’oubli de soi. » Qu’est-ce que l’écrivain cherche à dire dans son trente-sixième volume qui vient de paraître ? Comment oublier le soi, son ego, sa petite personne qui ne cherche qu’à satisfaire des besoins primaires et souvent futiles ? Nous les réalistes et les concrets, comment peut-on aller au-delà des apparences et des images qui encensent le bonheur et l’éternelle jeunesse ? Est-ce qu’Alain Gagnon peut toucher et faire réfléchir ?

Nous vivons dans une époque dites des communications et de la consommation. Nous pouvons discuter avec des gens de partout dans le monde sans avoir à quitter son chez-soi grâce à Internet. Jamais les contacts, les échanges de savoir et de connaissances n’ont été si faciles. Il suffit d’un clic. Pourtant, les gens semblent de plus en plus vivre la solitude, avoir du mal à être avec l’autre. On se perd, on s’épuise, on s’étourdit à accumuler des richesses et des objets qui polluent la planète. Il est aussi facile de remodeler son corps et atteindre un âge que mes grands-pères et mes grands-mères n’auraient jamais imaginé.
L’individu ne se définit maintenant que par les richesses et les biens qu’il accumule. Une époque où des incultes profitent du droit d’expression pour nous gaver de stupidités, de faussetés et de bobards. Que dire de ces radios où les pires obscurantistes sévissent en ressassant les absurdités ? Sont-ce nos maîtres ? Ceux qui tracent la voie ?
Alain Gagnon se demande ce qui arrive aux humains et pourquoi notre société tourne le dos à des millénaires où la pensée questionnait la vie et l’existence humaine, cherchait à comprendre la place de l’homme dans l’ordre cosmique. L’humain n’est-il qu’un animal ou possède-t-il une dimension qui en fait un être exceptionnel ?

AUDACE

Il peut sembler téméraire après Jean-Paul Sartre et Albert Camus de ramener la question de Dieu, du divin qui niche peut-être en l’homme et la femme. Rares sont ceux qui osent maintenant dire qu’ils croient à une essence divine et que l’homme s’affirme en atteignant une autre dimension. Je ne parle pas de la bigoterie d’un Jean Tremblay, maire de Saguenay. Je pense à un questionnement authentique qui relève de la philosophie et de la méditation.
Bien sûr, l’humain doit satisfaire des besoins primaires et perpétuer l’espèce. Pourtant, il y a une forme d’élan en lui qui le pousse vers une dimension où la vie prend une autre signification. Comme si l’humain devait se hisser sur ses épaules pour voir plus loin, savoir à quoi il ressemble quand il oublie ses instincts et qu’il observe avec les yeux de son esprit.

Celui, pour qui la vie se résume à la satisfaction de besoins primaires ou artificiels, s’oublie. Il a dû s’oublier ou se désapprendre, désapprendre ce qu’il est. Il vit en état d’aliénation constant en regard de sa réalité. Et toute notre civilisation conspire à ce qu’il en soit ainsi. Nous vivons dans une civilisation de l’oubli. De l’oubli et de la profonde insatisfaction de soi qui en est conséquente, et engendre la colère contre le monde et contre soi. (p.11)

Alain Gagnon tourne le dos aux modes et aux propos qui flattent l’ego, les faux débats pour réclamer une autre dimension. Le sens de la vie est de chercher par sa pensée et son intelligence à se hisser dans une autre dimension et à habiter peut-être ce que nous pouvons appeler l’âme. Comme s’il fallait muter et emprunter le chemin de la chenille pour devenir papillon, passer du terrestre à l’aérien. La vie serait-elle une mutation ? Je ne connais que Jean Désy parmi les écrivains contemporains pour aborder un tel sujet même s’il diffère d’Alain Gagnon dans son regard.

RÉFLEXION

L’écrivain ne s’attarde pas à décortiquer les obsessions de ses contemporains qui vivent par procuration et cherchent à épouser des images que les médias ressassent. Les moyens de communication valorisent le jouisseur-consommateur qui se moule dans un plaisir où tous cherchent à être le clone du voisin. Rien de cela chez Gagnon. L’humain qui perd son temps à corriger son image fausse son moi et tourne le dos à son essence. La question est autre. C’est là que l’écrivain devient pertinent.

Mais comment ne pas s’inquiéter devant cette technologie qui efface le sens de l’histoire, la nécessité de devenir un humain meilleur dans ses désirs, ses pensées, ses rapports avec les autres ? Pas facile d’être soi en dehors des clichés et des leurres. Nous confions nos connaissances à des nuages ou des disques durs. Histoire, philosophie, réflexions, tout cela dans d’immenses hangars que peu de gens fréquentent. L’humain de demain sera peut-être une coquille vide qui rêve de prendre une bière au sommet d’une montagne ou qui s’autophotographie devant sa voiture.

Les étoiles sont où nous ne les voyons pas. Nous voyons leur fantôme. Nous les voyons scintiller où elles étaient, il y a des millions d’années ou plus. Nous les admirons où elles ne sont plus. Il en est de même du transcendant. Nous ne possédons pas l’équipement mental nécessaire à son appréhension certaine, qui convaincrait jusqu’au dernier humain. Nous tâtonnons, trébuchons comme l’Ermite de la neuvième lame du Tarot, qui porte ce nom. On y aperçoit un homme habillé d’une bure, qui cherche, lanterne tempête en main. Il ne doute pas que l’objet de sa quête existe. Quant à trouver ? Et dans quelles conditions ? Perplexité et scepticisme marquent ses traits. (p.75)

Alain Gagnon ne tourne pas le dos aux religions qui ont hanté les millénaires même s’il sait très bien que ces croyances sont souvent devenues la chasse gardée de dirigeants qui ont accaparé le pouvoir.
Le questionnement est intéressant en ces temps de charte des libertés et de laïcité. Qui est le Québécois ? Quel visage montre-t-il en Amérique ? La question est vaste comme ce pays que nous ne savons pas reconnaître dans ses singularités et ses particularités. Le film L’empreinte, avec Roy Dupuis, fait un pas dans cette direction en tentant de surprendre le vrai visage du Québécois. Où la liberté de l’un empiète sur la liberté de l’autre ? Comment trancher en respectant les notions de tolérance et de partage ?

QUESTIONS

Je ne suis guère attiré par les questions religieuses même si je peux admettre qu’il y a un aspect en nous qui peut échapper au temps et à l’espace. Toutes les civilisations ont tenté de formuler des réponses à cette grande hésitation en présentant des théories sur la vie et la nature de l’homme en oubliant toujours la femme.
Comment expliquer cette appétence qui nous pousse à devenir un meilleur humain dans sa société et son quotidien ? C’est peut-être une question de vocabulaire ou de mots qui m’éloigne d’Alain Gagnon.
Je le répète, cet homme a du courage pour élever la voix et dire ce qu’il croit. Mais qui va l’entendre ?
Maintenant, l’immortalité passe par ces machines qui avalent nos visages, nos voix, nos chants pour nous donner l’illusion de déjouer la mort. Il est encore possible d’écouter Barbara, Léo Ferré et les Doors… Est-ce cela l’immortalité, être figé sur un disque ou séquestré dans une boîte à images ? Que répondre en ce siècle où penser est une perte de temps et surtout d’argent ? Merci Alain Gagnon de sortir des sentiers battus.


Fantômes d’étoiles, essai sur l’oubli de soi d’Alain Gagnon est paru aux Éditions Broquet, 114 pages, 19,95 $.

mercredi 17 juin 2015

La beauté ne peut exister sans la mémoire


LES SOUVENIRS PRENNENT DES sentiers étranges et il est difficile d’expliquer pourquoi des événements ou des rencontres nous hantent. Les écrivains s’attardent souvent à des séquences de leur vie pour les transformer et les comprendre. C’est peut-être le souhait inconscient de tous les créateurs, certainement l’entreprise de Figures de la beauté de l’écrivain David Macfarlane. Un roman fascinant qui nous entraîne de Cathcart en Ontario à Pietrabella en Toscane, un lieu où l’on extrait le marbre pour l’exporter partout dans le monde depuis la période romaine. Un endroit hanté par la présence de Michel-Ange qui y a séjourné pour choisir le marbre qui devait servir à la réalisation du tombeau du pape Jules II. Le projet ne s’est jamais réalisé. Heureusement pourrions-nous dire puisque cela a donné les fresques de la chapelle Sixtine.

Oliver débarque à Paris avec une bourse pour explorer et découvrir un autre monde. Nous sommes en mai 1968. Les manifestations, les arrestations rendent la capitale française peu sûre pour un étranger. Le Canadien a rencontré un sculpteur au Louvre qui l’a invité à Pietrabella, une ville dont il n’a jamais entendu parler. Il décide d’aller le rejoindre et s’installe. Il vivra quelques mois avec la femme de sa vie, une sculpteure, une véritable œuvre d’art vivante. Elle fait son éducation et parle de la beauté, de Michel-Ange, de la sculpture, de la vie et de l’amour. Une femme passionnée, possessive, colérique et difficile à suivre pour ce jeune homme qui n’a pas l’habitude des extravagances. Il deviendrait un autre s’il choisissait de s’installer en Italie… Des chemins dans la vie, des croisements permettent ces mutations. Il suffit de dire oui et d’avancer en fermant les yeux.

FILLE

Oliver quitte Anna pour revenir en Ontario. Il lui écrit, mais ne reçoit jamais de réponses. Son ancienne amante semble l’avoir biffé de sa vie et de sa mémoire. Quarante ans plus tard, sa fille, dont il ne connaissait pas l’existence, vient le rencontrer. Un choc pour l’homme engoncé dans ses habitudes et sa solitude. Sa fille lui demande d’écrire, de raconter pour savoir, connaître ses origines. Il revient sur ses amours, le travail de l’artiste, l’exploitation des carrières de marbre et Michel-Ange. Macfarlane tourne autour de cet artiste incomparable et les grands sculpteurs que sont Brancusi et Le Bernin. Oliver nous ramène en Italie avec son journal de l’époque, tente de cerner ce qu’il est et ce qu’il aurait pu devenir s’il avait choisi d’être l’autre, celui qui servait de modèle aux sculpteurs, le temps d’un été à Pietrabella.

La plupart des artistes qui travaillent à Pietrabella sont d’anonymes étrangers. La plupart sont jeunes. Et la plupart se rendront compte à la longue par eux-mêmes, à moins que d’autres le leur disent, qu’ils ne seront pas de grands sculpteurs. Le plus souvent, ils ne seront pas sculpteurs du tout. Mais il y a un temps dans la vie où cela n’a pas grande importance. Il y a un temps dans la vie qui est, pour certains, le plus beau de tous. Cela ne dure parfois que quelques jours. Parfois un an, parfois deux. Cela se passe d’habitude ailleurs, quelque part où l’on peut être ce que l’on veut être, et non ce que l’on est. (p.214)

On comprend rapidement que les nombreux personnages de ce roman ont des liens et qu’à un moment ou un autre, ils se sont retrouvés à Pietrabella. Archie et Grace y ont séjourné pendant leur voyage de noces, Oliver travaille au journal de ces derniers. Un sculpteur italien est venu pour construire un jardin à Cathcart et n’est plus reparti. Michel-Ange se glisse partout et marque l’imaginaire. Anna le vénère et tente peut-être de le suivre dans son travail sans jamais y parvenir parce que le maître est inégalable.

RÉFLEXION

Plus que tout ce roman devient une réflexion sur l’amour, la passion, la sculpture et ce que l’on nomme la beauté. La Toscane est un pays envoûtant et nombre d’artistes ont été subjugués par ce ciel bleu, la lumière, les montagnes et les carrières qui sont de véritables cathédrales à ciel ouvert. Un lieu où les ouvriers travaillent dans des conditions dangereuses, extrêmes avec le froid et la chaleur, où la mort frappe sournoisement. On retrouve Charles Dickens qui y a séjourné un moment, Michel-Ange bien sûr et d’autres qui ont été envoûtés par ce lieu comme Oliver ou le couple Barton qui a vécu là une sorte d’épiphanie qui marquera toute leur vie.

On avait l’impression de tomber, presque de défaillir. Dans une « joyeuse luminosité », avait écrit Dickens. La première fois qu’il ouvrit ces épais volets de bois, la lumière de la Toscane le fit chanceler. Oliver perdit l’équilibre ce matin-là. Il ne se rappelait pas avoir déjà ressenti la même chose. Il bascula vers l’arrière, ses pieds nus déséquilibrés sur le plancher froid de terre cuite. (p.288)

Si les humains n’échappent pas au temps, les œuvres d’art permettent d’effleurer en quelque sorte une forme d’immortalité. Il faut l’art pour croire à l’au-delà, à la continuité, à l’humanité qui ne sait souvent que reproduire ce qui a été. Oliver tente d’expliquer cela à sa fille qui, dans son agence de tourisme, se débat avec les mêmes questions.


Michel-Ange était à Rome. Il attendait que le marbre qu’il avait fait extraire pour le tombeau arrive de Carrare quand, en 1506, un homme qui travaillait dans un vignoble sur l’Esquilin découvrit Laocoon et ses fils. La pièce fascina Michel-Ange. Ce fut une inspiration pour lui. Il considérait que la forme héroïque était la plus magnifique expression de la beauté, et cette forme venait des anciens. Et de manière plus importante encore, c’est aussi des anciens que venait la philosophie qui transformait la corvée poussiéreuse et collante de sueur du maillet et du gradino en un processus presque divin. Le don qu’avait Michel-Ange de découvrir la beauté d’un objet était sa manière à lui, pensait-il d’atteindre la finalité de son âme. (p.304)


Un roman fort, étrangement fascinant, renversant même. Une réflexion sur la civilisation, cette quête du beau, du grandiose, de la vérité et d’un regard qui transcende son époque et sa petite histoire personnelle. La mémoire est ce qui permet de nous brancher à la culture, l’art, les grandes passions qui secouent les humains à travers les époques et les turbulences. Elle est peut-être ce qui permet à la  civilisation de se perpétuer et de s’inventer.
Ce roman m’a beaucoup touché par son intelligence, son questionnement du présent et du passé. Moi qui, dans Lettres québécoises, écrivais que j’étais un écrivain de la mémoire, j’avoue que je me suis régalé dans cette histoire qui puise dans les racines de la création et ce désir d’atteindre une certaine forme de perfection. La mémoire progresse par bonds et il faut se laisser bousculer par les grandes forces qui font bouger les gens, les peuples, les artistes maintenant comme dans un passé lointain. C’est avec l’impression d’avoir peut-être effleuré le beau, le vrai que j’ai refermé ce roman touchant et dense. Une sorte de méditation sur l’existence et les vies que nous pourrions avoir. Tout en gardant les yeux ouverts.


Les Figures de la beauté de David Macfarlane est paru aux Éditions de La Pleine lune, 364 pages, 29,95 $.
http://www.pleinelune.qc.ca/titre/399/les-figures-de-la-beaute

jeudi 11 juin 2015

Pour mieux comprendre le Québec d’aujourd’hui


TOUS LES LIEUX font naître des contes et des légendes, jalonnent l’histoire des populations. Des faits vécus, des craintes ou encore des superstitions marquent un territoire et permettent de se l’approprier. Ce peut être la géographie ou la particularité d’un site qui fait courir l’imaginaire. Une collection unique des Éditions Trois-Pistoles permet de visiter le Québec et ses régions, de nous attarder aux contes et aux légendes pour en surprendre les particularités. Pierre Landry nous entraîne cette fois sur la Côte-du-Sud du Saint-Laurent pour un voyage singulier. J’ai eu le bonheur de visiter le Saguenay-Lac-Saint-Jean, la Gaspésie, l’Abitibi, l’île de Montréal, Charlevoix et Québec avec cette collection prestigieuse.

La Côte-du-Sud s’étend de Notre-Dame-du-Portage aux paroisses s’étendant en périphérie de Rivière-du-Loup. Un véritable pays qui longe le fleuve et monte par paliers vers l’intérieur des terres. Pierre Landry survole l’ensemble de ce territoire par de courts textes et donne un bel aperçu de cet espace à l’arrivée des Blancs et des affrontements qui ont suivi jusqu’à la conquête du Canada par les Britanniques.
Une belle manière de visiter une vingtaine de paroisses, de se moquer du temps en allant des premiers arrivants jusqu’à une époque récente. Une façon aussi de nous informer sur l’histoire des lieux, le peuplement des paroisses, le travail et les croyances de ces hommes et ces femmes qui vivaient surtout de la terre, de la pêche et de la navigation. Le trafic de certains liquides illicites provenant de Saint-Pierre et Miquelon a aussi eu son importance et été à l’origine de bien des légendes.
Le plus intéressant reste l’imaginaire et les croyances qui emballent l’esprit des gens et ces héros qui retiennent l’attention au-delà de leur époque avec leurs exploits et leur audace.

LES DÉBUTS

Ce territoire a particulièrement souffert pendant les guerres entre les Français et les Britanniques, avant 1760 et la Conquête. Le texte du major George Scott nous relate avec une froideur stupéfiante les avancées de l’armée anglaise en 1759. Les militaires ne rencontrent que peu de résistance, les résidents ayant presque tous fui dans les bois. Les habits rouges brûlent résidences et bâtiments de ferme, rasent les villages sans raison aucune. On peut imaginer la désolation et la misère de ces populations pendant l’hiver qui suivra le pillage. À l’époque, on ne parlait pas de crime de guerre… On répétera ces façons barbares en 1837 pour mater la révolte. L’armée britannique, la meilleure au monde disait-on, ne faisait pas de quartiers et se montrait particulièrement cruelle et insensible.

En somme, nous avons marché sur une distance de cinquante-deux milles et, sur le parcours, nous avons brûlé 998 bons bâtiments, deux sloops, deux goélettes, dix chaloupes, plusieurs bateaux plats et petites embarcations, nous avons capturé quinze prisonniers, dont six femmes et cinq enfants, et fait cinq victimes chez l’ennemi ; il y a eu un blessé parmi nos réguliers et, chez les rangers, deux morts et quatre blessés. (p.44)


IRLANDAIS

Comment oublier les événements qui ont marqué Grosse-Île où les migrants, des Irlandais surtout, arrivaient en souffrant de la famine et de maladies contagieuses ? Ils devaient débarquer sur cette terre de la désolation et de la mort pour une période de quarante jours. C’était assez pour mourir dans la souffrance et la détresse. On pourrait parler de l’île de la mort. Il suffit de visiter les lieux pour en avoir des frissons dans le dos. Madeleine Ouellette-Michalska en a fait le sujet d’un roman fascinant : L’été de l’île de Grâce.

L’île de quarantaine est une île aux bruits troublants. En plus de la triste symphonie des cris de douleur et des divagations des malades, on entend sans cesse un sinistre rappel, celui de la récolte faite par le Moissonneur. C’est le grincement des petites charrettes transportant les morts à l’ouest de l’île où sont creusées les tranchées. Ceci se poursuit jour et nuit. On entasse jusqu’à dix corps à chaque voyage. (p-205)


Bien sûr les religieux tiennent une place importante dans l’histoire de ce coin de pays comme partout au Québec. Impossible d’éviter les agissements de certains curés qui ont réalisé de véritables exploits. Je pense au curé Francheville qui a dirigé un groupe de maquisards et fait en sorte de retarder la progression des troupes britanniques. Un prêtre qui maniait aussi bien le fusil que le goupillon. Ils furent malheureusement trop rares à se comporter ainsi, surtout pendant la période de 1837.
Des figures étonnantes surgissent au fil des années comme l’abbé Charles Chiniquy qui, après avoir été le champion de la lutte contre l’alcoolisme, ne se gêne pas pour dénoncer les agissements des religieux. Les scandales sexuels commis par des ecclésiastiques remontent à loin et l’Église a toujours tout fait pour les dissimuler. On connaît maintenant les agissements de certains dans les maisons d’enseignement et surtout le scandale des pensionnats indiens. Des pages peu glorieuses que personne ne pouvait dénoncer alors sans en subir les conséquences. L’abbé Chiniquy est exilé pour sa trop grande franchise et son désir de réformer les mœurs de l’église. Notre Martin Luther n’aura guère de succès dans son monde d’origine et vivra la plupart du temps aux États-Unis.

Je me rappelai alors ce que m’avait dit M. Perras, la première année de ma prêtrise, des larmes et du désespoir de l’évêque Plessis, lorsqu’il s’était aperçu que tous les prêtres du Canada, à l’exception de trois, étaient des athées. Je me sentis humilié et honteux d’appartenir à ce clergé de Rome dont une bonne partie, sinon la totalité, nageait dans des infamies qu’on aurait à peine tolérées à Sodome. (p-590)

PORTRAIT

Pierre Landry dresse un véritable panorama du Québec, de la vie des autochtones qui devaient bouger constamment en hiver pour trouver du gibier et survivre. De la navigation, des exploits incroyables de certains marins qui traversaient le fleuve dans des conditions inimaginables. Des textes particulièrement intenses et vivants.
Il fait plaisir de lire Jacques Ferron qui a exercé son métier de médecin dans ce territoire en début de carrière, Arthur Buies, Philippe Aubert de Gaspé qui vivait à Saint-Jean-Port-Joli et dont la présence est encore visible dans ce coin de pays. Des conteurs aussi et des écrits du frère Marie-Victorin qui restent étonnamment modernes. J’ai particulièrement aimé les textes de Gaétane de Montreuil qui prennent des couleurs avant-gardistes. Elle y démontre un courage peu commun.

Avant même que le mot féminisme eût été prononcé dans la province de Québec, avant même qu’il fut inventé, Jacques Latourelle, de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, avait ses idées arrêtées sur le rôle des femmes dans l’humanité. Pour lui c’était une bête de somme, à laquelle il reconnaissait un peu plus d’intelligence qu’à ses bestiaux, mais qui ne devait employer cette faculté que pour le bien-être et les intérêts de son mari. (p.460)

Une belle manière de se souvenir et de découvrir ce qu’a été la vie de nos ancêtres dans le pays de la Côte-du-Sud, ses activités, ses déplacements, ses fêtes du côté de Kamouraska où l’on ne refusait jamais un verre, même au risque d’y perdre un nouveau-né dans la neige. C’est peut-être la raison qui a fait qu’Anne Hébert a choisi ce lieu pour y installer les personnages de son roman Kamouraska.
Esprits, feux follets, revenants, personnages un peu détraqués nous fascinent pendant toute la lecture de cette épopée. C’est un devoir de mémoire que de retourner sur ces périodes qui ont précédé le Québec de maintenant et font que les gens s’attachent à un coin de terre pour l’aimer et le magnifier. S’il y en a qui doutent de la Conquête du pays par les Anglophones, plusieurs textes rafraîchissent la mémoire.
Pierre Landry nous permet surtout de vivre l’aventure d’un peuplement francophone unique en Amérique du Nord et nous aide à comprendre notre époque. Un ouvrage nécessaire et passionnant.

Contes, légendes et récits de la Côte-du-Sud, Pierre Landry, Éditions Trois-Pistoles, 708 pages, 69,95 $.

NOTE : une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, été 2015, numéro 158.

jeudi 4 juin 2015

L’enfance ne s'éloigne jamais des poètes

LES LIEUX, CEUX qui nous ont vu naître et grandir, marquent pour la vie. Pour les écrivains, ces pays deviennent souvent les décors de leurs fictions. Pensons aux Trois-Pistoles de Victor-Lévy Beaulieu ou le Lac-Saint-Jean de Michel Marc Bouchard. Il y a aussi le Plateau Mont-Royal de Michel Tremblay. La liste pourrait s’allonger. Des endroits comme des attaches qui permettent de créer un monde fictif et réel. Si on m’avait dit, à dix-huit ans, que j’écrirais presque toute ma vie sur mon village, ma famille, ces paysages que je parcourais depuis que je pouvais courir, j’aurais éclaté de rire. C’est pourtant cet univers que je n’ai cessé d’explorer.

Denise Desautels a grandi près du parc La Fontaine à Montréal, un espace qui m’avait terriblement impressionné lors de ma première visite dans la métropole à quinze ans. J’avais fait le voyage pour un congrès des clubs 4H. Les arbres gigantesques, les pelouses si vertes, les étangs contrastaient tellement avec les épinettes rabougries et les cyprès tordus auxquels j’étais habitué. La forêt commençait au bout de la terre familiale et débordait jusqu’au grand lac Mistassini et plus loin encore. La forêt boréale était notre terrain de jeux avec ses rivières larges comme des fleuves, ses lacs, ses savanes et ses montagnes. Le parc La Fontaine, c’était la nature tranquille et apprivoisée.
Les poètes et les écrivains tournent souvent autour d’eux pour voir ce que personne ne remarque. Pourtant, même en écrivant, en se penchant sur ses empreintes, certains aspects restent dans l’ombre et échappent au regard. Si le poème ou le roman révèlent, ils masquent aussi.
C’est un peu ce que vit Denise Desautels quand son fils, lors d’une discussion, lui avoue qu’il ne lit pas ses livres parce qu’il y est trop souvent question de la mort.

Nous ne parlons pas, ou si peu, de mes livres. « Trop de morts » pour que tu ailles jusqu’au bout. Ça a été ton unique commentaire à propos de Ce fauve, le Bonheur. Tu as refusé de faire partie de la communauté des victimes, tu as eu raison. Refusé d’être « rappelé à l’ordre… ramené dans le Bonheur pieds et poings liés » comme dans Tu ne t’aimes pas. La reconstitution, bien que fortement fictive, de l’hécatombe familiale qui a précédé ta naissance et que j’ai voulu inscrire dans une certaine histoire du Québec ne te concerne pas. (p.16)

Imaginez ! Tout ce qui fait la quête de l’écrivaine, ce qu’elle tente d’apprivoiser par les mots, la phrase et l’image, son fils refuse de s’y attarder. Comme s’il rejetait sa mère en disant non. Ce monde sans cesse retrouvé et exploré, ce vécu marqué par les pertes et les disparitions, le fils lui tourne le dos.
L’écrivain comprend que ses proches sont ses plus mauvais lecteurs. Je sais que mes frères ne lisent jamais mes livres, même s’ils sont touchés de toutes les manières possibles. Je ne peux y penser sans ressentir un pincement au cœur. J’explore une terre étrangère et ils n’entendent pas ma langue. Ce monde, ils le croient inaccessible.
Denise Desautels tente d’expliquer, mais comment parler quand le silence vous aspire et que l’on sent le refus. Y a-t-il des sujets qu’il est interdit d’aborder avec ses proches ? Peut-être parce qu’ils ne sont pas touchés par les mêmes lieux ou qu’ils sont hantés par d’autres paysages.

SON PARC

Le parc La Fontaine, Denise Desautels le considérait comme sa propriété personnelle avec ces espaces où elle pouvait se retrouver avec sa grande amie, échapper aux contraintes familiales et à ses étouffements. Et rêver aussi, l’ailleurs, une autre vie, d’autres villes et des voyages.

Le parc est un nid de ténèbres. J’y avance souvent avec l’impression de porter un sac de cent kilos sur mon dos. De décupler à chacune de mes foulées les douleurs prises en mottes dans les sous-sols, liées pêle-mêle à des morts proches autant qu’à celles qui font la une. Je m’acharne pour rien à les exhumer. Immanquablement elles se renouvellent et me rattrapent. Je suis espionnée, mon grand, jugée coupable par elles.  (p.22)

Elle n’avait qu’à traverser la rue et c’était un univers autre avec des rencontres, des jeux et certains dangers qu’elle s’efforçait de ne pas voir. Un espace impossible à oublier. On y revient physiquement ou par la pensée, tous les jours, pour se ressourcer, se souvenir, se rappeler qui on est. Ce parc au cœur de la ville, l’écrivaine ne l’a jamais quitté malgré les déplacements nombreux et les exils qu’elle a vécus pendant qu’elle imposait sa voix à l’étranger.
Il fallait un choc, une image. La photo d’une chouette prise par son fils, au sommet d’un arbre pour amorcer la réflexion. Que voit-elle que son fils ne voit pas et que voit-il qu’elle ne pense pas regarder ? Il y a un monde qu’elle connaît et un monde qu’elle ignore.

Parce qu’il ne pleut que du périssable, je compte les morts partout tout le temps. Dedans comme dehors. À ton insu tu m’as ramenée à l’ordre, tu as donné un nom aux bêtes et aux choses. Le matin de la buse, sans toi, je n’aurais pas regardé si haut. Je n’aurais pas été frappée par le réel en plein visage. Je serais restée coincée, à ressasser des ruines. Hurlante à l’intérieur. (p.13)

Le passé refait surface et il y a encore et toujours ces ruelles à découvrir et des visages peut-être qui vont ressurgir et permettre de dire autrement la réalité.
Le fils a raison. Il y a beaucoup de morts dans la vie de Denise Desautels. Des parents, des connaissances. Comme si elle portait le mauvais œil pour ceux qu’elle a aimés et côtoyés.
Est-il possible de trouver les mots dans les mondes de son enfance, la maison où la famille a vécu si longtemps ? Tout revient quand on emprunte les chemins du souvenir. L’exiguïté des lieux, l’emprise de la grand-mère, ses peurs et ses obsessions. Un écrivain finit toujours par emprunter les sentiers qui ont permis l’œuvre littéraire et les questions sans cesse méditées.

RETOUR

Denise Desautels secoue les racines de son œuvre foisonnante avec une sincérité émouvante, le désir de tout dire à ce fils qui scrute le monde par l’œil d’un appareil photographique. Le voir et le dire. Le dire en le voyant. La poète entreprend le chemin le plus long, celui où il est impossible de tricher. La franchise est exigeante. L’écrivaine se faufile entre l’enfance et la vie de maintenant, bouscule le temps et l’espace, s’attarde devant des visages familiers et méconnus, raconte ce parc qu’elle ne cesse d’arpenter pour s’y surprendre peut-être derrière l’arbre où Gilbert Langevin allait parfois dormir dans les derniers temps de sa poévie.

Troublant que nous n’ayons jamais parlé ensemble de ce lieu, logement et cour, peuplé de rongeurs. De quoi au fait au juste, mon grand, avons-nous déjà véritablement parlé ensemble ? Avons-nous même déjà joué, chanté, rêvé, ri à gorge déployée ensemble ? Pleuré, oui, je me souviens. Depuis toujours si incompétente avec la sphère des choses vitales. (p.47)

Une écriture magnifique, touchante où les mots effleurent les silences qui pèsent si lourd. Le fils restera un étranger même si elle l’a accompagné vers la vie d’adulte. Les mots ne peuvent réparer la vie, mais ils la rendent meilleure, plus consciente. Il y a des images, des photos qui la bousculent et la font se retourner. Il faut plus que du courage pour s’aventurer dans une telle démarche. On peut presque parler de témérité.
Denise Desautels ne se défile jamais. C’est ce qui fait la beauté de ce livre émouvant. On s’y attarde, on revient sur les phrases qui éclatent comme les feuilles des grands arbres au printemps. Ces grands arbres sous lesquels elle va dans le matin, jonglant certainement avec des images, des bouts de poèmes qui la suivent partout. Marcher dans sa vie comme dans l’espoir de surprendre un fils dans une allée pour le prendre dans ses bras et lui dire toute sa vie. C’est ce qu’elle fait dans ce magnifique livre, ce texte de courage et d’amour.

Sans toi, je n'aurais pas regardé si haut. Tableaux d'un parc, Montréal de Denise Desaultels est paru aux Éditions du Noroît, 88 pages, 22 $.

NOTE : une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, été 2015, numéro 158.