vendredi 13 novembre 2015

Jean Désy nous injecte une bonne dose de vie.


Une version de cette chronique
est parue dans Lettres québécoises,
numéro 160.

JEAN DÉSY a beaucoup écrit sur le nord du Québec et ses voyages où il va à la découverte du monde. Ce nomade respire mieux quand l’espace s’ouvre autour de lui et que la vie sauvage se manifeste dans toute sa splendeur et sa dureté. Le nord du Québec se prête bien à ce genre d’expériences où la mort rôde. Il s’est même aventuré au Népal et a failli y laisser sa peau. Il est demeuré beaucoup plus discret cependant sur son travail de médecin qui lui a permis de connaître des gens qui vivent en marge du monde, subissant les ressacs d’une société de consommation et de gaspillage des ressources ; des lieux menacés par un Plan Nord qui va se faire aux dépens des populations autochtones qui ne comptent jamais dans ce genre d’entreprise. Pratiquer la médecine dans ces espaces où il faut se débrouiller avec peu de moyens n’attire pas beaucoup de postulants, on le comprendra.

Jean Désy est un homme de la Côte-Nord du Québec et du Nord, ce pays de rêveries, de dureté où la vie se recroqueville et où la survie exige souvent toutes ses ressources et son imagination. C’est une manière de retrouver la vie des Européens qui sont venus en ne sachant comment survivre sur un continent où des peuples nomades composaient avec les saisons et des déplacements bien définis. Ces arrivants ne pouvaient que bouleverser l’ordre américain. C’est encore ce qui se vit dans le Nord où le quotidien n’est plus le même depuis que les Blancs sont débarqués avec leurs machines et leurs habitudes de conquérants. Nous leur avons légué le pire de notre civilisation.
La quarantaine de courts textes que Jean Désy offre dans L’accoucheur en cuissardes nous transporte sur la Côte-Nord et dans le Grand Nord du Québec, des villages qu’il a visités à de nombreuses reprises. Des pays rudes, peu habités où la nature s’impose, où il faut puiser dans toutes ses ressources pour survivre. C’est peut-être encore l’un des rares endroits au monde où il est possible de se mesurer aux saisons et en réaliser toute la force. Une expérience que la vie en ville a souvent dénaturée. Ce monde fascine Désy depuis toujours et après ses heures de garde dans des dispensaires, il s’évade dans la toundra ou encore va en mer pour taquiner la morue ou l’ombre de l’Arctique. Il aime ces moments où il a l’impression d’être un survivant dans une nature qui l’enveloppe, où il est possible de démêler tout ce qui encombre l’esprit. Ce besoin de solitude, d’être totalement dans son corps, d’habiter ses jours du matin au soir, le fait revenir dans ces lieux peu fréquentés pour comprendre peut-être la nature humaine, son propre regard sur les êtres et les choses.

Une mésange entre et se perche sur la table, comme si elle était une habituée. Rosaire lui tend un morceau de pain qu’elle picore volontiers. Je finis par repartir, mais avec l’idée de revenir pêcher en compagnie du plus vieux de mes garçons, l’autre étant trop jeune, pour jaser encore avec Rosaire à propos d’une existence qui m’a tenté toute ma vie, en plein bois, au cœur des épinettes, des orignaux et des mésanges. (p.57)

Il concilie ainsi la pratique de la médecine, son amour de la nature indomptée, y trouvant matière à ses romans et ses récits, parvenant à aider les Autochtones, les regardant se débattre avec leurs terribles difficultés, la perte d’être qui hante ces gens qui ont perdu leur équilibre, leur pensée et leur regard sur le monde.

L’HUMAIN

Désy nous entraîne ainsi dans des situations amusantes, souvent tragiques, toujours étonnantes où il doit improviser et ignorer souvent les directives des spécialistes du Sud qui ne comprennent pas la situation dans laquelle il se trouve. Il fait savoir que dans ce coin du monde, tout près de nous, la médecine est un sport extrême, celle que les médecins de campagne pratiquaient à l’époque de nos grands-parents, que des hommes et des femmes de notre pays sont aussi différents que ces peuples de Mongolie ou du Tibet. L’étranger vit au Québec depuis toujours.
Dans le Nord, le médecin et le personnel des infirmières affrontent la folie, la démence souvent, les accidents qui arrivent après tous les excès et une terrible violence. En décrivant ses journées de travail, l’auteur fait prendre conscience qu’un médecin agit pour sauver la vie de ses semblables, fait le bon geste devant un être en détresse. Il faut avoir des réflexes et surtout ne jamais perdre son sang-froid devant une femme qui n’arrive pas à accoucher ; un homme incontrôlable après avoir ingurgité une drogue et qui bascule dans le coma. Tous les écrivains qui ont parcouru ce territoire le répètent : le Nord vit un problème d’alcool et de drogues qui détruit la vie sociale et communautaire. Juliana Léveillé-Trudel en parle avec une justesse terrible dans Nirliit, un récit émouvant sur le Nord. Le reportage de Radio-Canada portant sur la situation des femmes autochtones en Abitibi n’est que la pointe d’un iceberg.

Elle ne comprend pas ce qui se passe. Selon elle, c’est à cause de la nouvelle drogue qui est entrée au village, par avion. Bien sûr, tout ce qu’il y a de toxique pénètre ici par la voie des airs. Je me dis qu’un beau jour il faudra absolument s’adonner à une fouille obligatoire des bagages et des colis pour déceler les substances délétères qui empoisonnent le Nord. (p.190)


Le personnel infirmier peut faire des miracles, mais tout est toujours à recommencer. Le mythe de Sisyphe prend un sens singulier quand on pratique la médecine à Salliut ou à Kuujiuaq. Il faut être particulier pour agir dans des conditions où risquer sa vie pour secourir une femme dans la toundra ou aller chercher un blessé dans un blizzard qui efface ciel et terre fait partie du quotidien. Certains n’en reviennent pas, l’avion s’étant écrasé contre le flanc d’une montagne.
Se faire médecin dans ces communautés, c’est changer de siècle, vivre dans un monde autre et apprendre à se débrouiller avec peu de moyens, faire confiance à son instinct et aux autres. Et peut-être aussi renoncer à comprendre devant des problèmes sociaux et humains qui dépassent l’entendement. Certainement que Désy a laissé ses grilles d’évaluation au Sud pour vivre l’expérience du Nord et y trouver des leçons de vie.

HUMANITÉ

Jean Désy est un conteur né, capable aussi de méditer sur ce qu’il vit sans jamais perdre le sourire même s’il devra faire face jour après jour aux mêmes problématiques de violence et d’intoxication.
Des situations qu’il raconte à ses étudiants en médecine de l’Université Laval de Québec pour leur faire comprendre qu’il faut plus que des connaissances techniques pour exercer ce métier pas comme les autres. Un futur médecin doit lire de la fiction et de la poésie pour en savoir plus sur ses semblables, ceux et celles qui se retrouvent devant eux dans un état de détresse. La médecine n’est pas une suite de gestes mécaniques, mais un contact particulier et souvent unique avec un être qui vous confie sa vie. Cela demande beaucoup de générosité, de compréhension et surtout beaucoup d’empathie.
Je me suis consolé en me disant qu’il y a encore des hommes et des femmes qui veulent aider les autres et qui n’empruntent pas les chemins de la politique pour mieux les contrôler. Gaétan Barrette et Philippe Couillard auraient avantage à lire ces récits pour comprendre ce qu’est la vie chez des gens démunis, ou encore délaisser leur limousine pour s’aventurer dans la brousse, circuler sur un tout-terrain et croiser des humains qui ont besoin d’aide. Surtout, j’aime à savoir qu’il y a encore des médecins qui sont des humanistes qui se penchent sur la condition humaine et qui tentent de comprendre la différence. Jacques Ferron se réjouirait, certainement, et peut-être aussi, Normand Béthune.

L’accoucheur en cuissardes est paru chez XYZ Éditeur, 232 pages, 22,95 $. 

mardi 10 novembre 2015

David Bouchet fait redécouvrir le Québec

C’EST INTÉRESSANT de trouver un roman où les personnages arrivent de l’étranger et s’installent pour découvrir nos façons de faire, nos grandes et petites manies. Je pense à Le bonheur a la queue glissante d’Albla Farhoud et aux ouvrages de Daniel Castillo-Durante. Je pourrais m’attarder longuement au travail de Sergio Kokis ou encore Catherine Mavrikakis. L’arrivant a une façon de voir nos habitudes et nos comportements. Pour comprendre ce qu’il ressent, il faut partir en voyage, s’installer dans un village ou un quartier et tenter d’être avec les autres. Nous l’avons fait, ma compagne et moi, en Provence et dans le Gers. Ce fut chaque fois une belle occasion d’avoir un autre regard sur le quotidien et ces petites choses qui meublent les jours.
  
J’étais tellement convaincu que David Bouchet était Sénégalais que je n’ai pas fait le lien, au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, entre le roman et l’homme que j’ai croisé au stand des éditions La Peuplade. Peut-être que le livre est tellement convaincant qu’on ne peut associer l’auteur qu’à un grand Sénégalais qui sourit et porte le soleil en lui. David Bouchet n’a rien d’un Noir. La Peuplade a la bonne idée de ne jamais mettre la photo de l’auteur sur leurs livres. J’aime ça parce qu’il est possible alors d’imaginer l’écrivain et de s’en faire une image. Je me souviens de ma surprise devant la photo d’Henri Miller, la première fois. Je le voyais grand, noir avec une chevelure abondante et l’allure de Clark Gable. Un écrivain projette une image de lui qui ne correspond jamais à la réalité.
Le narrateur de Soleil est un jeune Sénégalais d’une douzaine d’années. Il débarque à Montréal avec sa famille. Les parents et les trois enfants découvrent la réalité d’un pays que tous idéalisent et voient comme un paradis terrestre.
S’installer dans une nouvelle ville n’est jamais facile pourtant et rien n’arrive en claquant des doigts. Il faut du temps avant de créer des habitudes, trouver des repères et vivre comme tout le monde. Plus, le défi est immense quand on est Noir, même quand on parle français. Les différences d’accents et les expressions font en sorte qu’il est souvent difficile de se comprendre. Le pire qui guette le migrant, c’est l’isolement, le repli sur soi. La famille veut s’intégrer aux Québécois, découvrir leurs habitudes et leurs façons d’affronter les saisons. Pas question de s’installer dans un ghetto.

Quand on est arrivés à l’aéroport international Pierre Elliot Trudeau, la première chose qu’un Canadien nous a dit, un policier des frontières, c’est : « Bienvenue dans votre nouveau pays. » On n’était pas encore Canadiens, on était juste Sénégalais, mais ça faisait très plaisir d’entendre ça, parce que c’est vrai, on venait pour longtemps, on avait l’intention de s’installer profondément et de faire des racines ici, dans notre nouveau pays. (p. 24)

Ils viennent d’un pays de soleil, de chaleur et de végétation extravagante. Tout l’envers de ce Québec qui connaît un été torride et le froid, la neige et le dénuement. Tout est une découverte pour les enfants, source de stress et d’angoisse pour les parents qui savent leurs ressources limitées.
Il faut chercher un travail, découvrir l’école et la garderie. Les problèmes domestiques peuvent devenir des obstacles difficiles à franchir. Comment trouver l’appartement qui convient à la famille ? Tout semble beau au téléphone, mais tout change lors des rencontres. Du racisme ? Des préjugés surtout et de la méfiance face à l’étranger.
Un premier appartement miteux d’abord, en attendant. Il y a toujours quelqu’un pour profiter des arrivants.

Mais nous, on était innocents, on ne savait pas encore sur qui on était tombés, si elle était bien ou mauvaise, cette femme, et elle non plus d’ailleurs ne savait pas qui on était, bons ou tordus, ou juste de simples inconnus dont il fallait peut-être se méfier parce qu’on était Africains et que les gens ont toujours des idées mal placées sur l’Afrique et sur les Noirs. Comme quoi on parle fort, qu’on rigole pour tout et n’importe quoi, qu’on casse tout ou qu’on sent mauvais. Et plein d’autres croyances inquiétantes. (p.45)

DIFFICULTÉS

Le père a beau posséder un diplôme en philosophie et avoir vécu mille métiers au Sénégal, il n’arrive pas à dénicher un emploi malgré son optimisme. Il faut un travail régulier, un bon salaire. Après tout, ils sont venus pour cela.
C’est plutôt du côté de la mère que l’espoir luit. Elle trouve un stage dans un centre de jardinage avec possibilité d’embauche. Le père continue sa quête désespérément et bascule dans la dépression. Le rêve menace d’éclater en mille morceaux. C’est déjà difficile pour un Québécois qui vit la même situation. C’est pire pour un émigrant parce qu’il n’a pas de famille pour le soutenir.
Les enfants s’adaptent. Bibi est très sociable et sportif et la sœur de Souleye est encore trop petite pour connaître des problèmes d’intégration. Tout est nouveau et différent, surprise et découverte.
Le jeune garçon fait la connaissance de Charlotte, une voisine qui vit avec sa mère et est responsable de la famille. La mère, une alcoolique, est internée régulièrement pour retrouver ses esprits. Les gens des services sociaux et de la protection de la jeunesse veillent et tout change quand la fillette est mise dans une famille d’accueil. 

Avec les chaînes québécoises, on s’était mis à écouter la télé parce qu’il fallait faire plus d’efforts pour comprendre ce que la télé disait que ce que la télé montrait. Et c’est par la télé qu’on a découvert le Québec et surtout la langue. D’ailleurs, ici, on dit « écouter », « écouter la télé », « écouter un film ». Nous, au Sénégal, on écoute la radio et on regarde la télé. Peut-être qu’ici les oreilles sont prioritaires (p.47)

LE PÈRE

Désespéré, perdu, le père s’enferme dans le sous-sol et entreprend de creuser un trou, de bricoler d’étranges meubles. Une crise, une rage et il est interné. Tout s’est gâché avec le cambriolage de l’appartement et la disparition du disque dur de l’ordinateur où tous les souvenirs de la famille étaient stockés.

Ce disque dur, c’est une mémoire, comme un cerveau qui dort et qui sert de rangement pour toutes les photos, les musiques, les dossiers et les documents de mes parents. C’étaient des affaires très personnelles et familiales. Et là, sans raison, quelqu’un avait volé la mémoire de P’pa. P’pa était assis sur son lit, la tête entre les mains, mais il ne pleurait pas. Et c’était dramatique, parce que c’était vraiment tout, nos photos d’enfance et toutes ses musiques sénégalaises et cubaines, ses vidéos et ses textes. (p.63)

AMITIÉ

La mère et son fils entreprennent le long chemin de l’intégration et aident le père à retrouver sa lucidité. Le jeune garçon s’acharne et parviendra grâce à la générosité de Triple J, un médecin haïtien qui ne peut exercer au Québec, à ramener son père.

C’est comme une récompense, parce qu’avec P’pa à l’hôpital, ça la rassure vraiment. Même si P’pa ne nous coûte rien, parce qu’ici, avec la carte soleil, on s’occupe de toi jusqu’au bout quand tu es malade. Même par temps de neige, il y a la carte soleil. C’est le soleil sur un visage en larmes, il faut reconnaître que c’est une belle générosité du pays. Les Québécois se plaignent souvent de leur hôpital et du système de santé, mais ils ne savent pas. Ils ne savent pas comment sont traités les fous, les malades mentaux ou les dépressifs profonds dans d’autres pays. (p.200)

David Bouchet décrit subtilement nos travers et nos générosités parfois excessives. Ça fait du bien. C’est un grand reset que Souleye nous sert pour mieux nous voir et prendre conscience de notre chance. Bien des gens voudraient venir ici pour partager nos misères souvent imaginaires. Un regard charmant sur le Québec, nos habitudes, nos manies de nous plaindre de tout et de rien. Un véritable vent de fraîcheur, un bonheur de lecture.

Soleil de David Bouchet est paru aux Éditions La Peuplade, 318 pages, 25,95 $.

mardi 20 octobre 2015

L’immortalité serait peut-être un châtiment


Tout récemment, des chercheurs ont greffé les systèmes sanguins de deux souris. Une jeune et une vieille. Le sang de la plus jeune nourrissant les deux organismes. Rapidement, les expériences ont démontré que la plus âgée des rongeurs retrouvait une nouvelle vigueur. Ils en ont conclu que des transfusions sanguines de sang jeune pourraient permettre à l’organisme de se régénérer. La quête de l’éternelle jeunesse continue et elle demeure les assises du monde de la télévision et du cinéma. Le mythe de Faust est plus actuel que jamais. Faut-il pourtant vendre son âme au diable pour y arriver ? L’expression « il faut du sang neuf » prend ici tout son sens.

Daniel Grenier, dans L’année la plus longue, a eu une idée que j’aurais bien aimé avoir pour un roman. Aimé, son personnage naît un 29 février, une année bissextile. Son anniversaire revient au quatre ans. En poussant l’allégorie, on imagine qu’il vieillit d’un an tous les quatre ans. À cent ans, il a l’apparence d’un jeune homme de 25 ans.
Né en 1760, alors que la ville de Québec vient tout juste d’être envahie par les Britanniques, Aimé vivra les grands soubresauts de l’Amérique, particulièrement la guerre de Sécession où il servira sous une fausse identité.

La femme qui a donné naissance à Aimé tard dans la nuit du 29 février était aussi maigre que les autres, et personne ne s’était aperçu de sa grossesse, elle non plus. Ses nausées étaient banales, elle n’avait pas passé une seule journée sans nausée depuis l’âge de dix ans, ses dents étaient décolorées par l’acidité quotidienne des vomissements. Elle portait des vêtements bruns beiges, blanchâtres, comme une seconde peau malade et sale, déchirée aux endroits les plus sensibles. Son regard fuyait aussi vite que des ailes d’oiseau-mouche. (p.122-123)

Plusieurs ouvrages ont tenté de nous faire vivre l’éternelle jeunesse. Bien sûr, il fallait l’intervention de Lucifer et offrir son âme en compensation. Christopher Marlowe et Goethe ont repris le mythe du Docteur Faust. Cette œuvre a inspiré Gounod, Hector Berlioz, Richard Wagner, Gustav Mahler et Igor Stravinsky. La croyance d’une vie après la vie n’est pas loin de ce désir d’échapper à la mort.

QUÊTE

Nous voilà dans l’histoire de trois générations. Thomas que l’on aurait voulu faire naître un 29 février pour qu’il hérite d’un destin fabuleux et Albert, son père, originaire du Québec. Il a épousé Laura, la mère de Thomas, une Américaine rêveuse qui a rompu avec sa famille. Il cherche cet ancêtre qui ne cesse de se dérober et de changer d’identité.

Son accent était si prononcé qu’elle a fait semblant de comprendre en souriant jusqu’à ce qu’elle comprenne quelques secondes plus tard, en analysant les sons, en les décortiquant comme autant de biscuits chinois mal traduits. Son anglais s’améliorerait avec le temps, et son français à elle aussi, elle apprendrait à dire plusieurs phrases consécutives et même à savourer certaines tournures, si proches et si lointaines, grammaticalement et phonétiquement. (p.41)

Tous les autres autour d’Aimé vieillissent, aiment, ont des enfants et disparaissent. Il reste derrière, en retrait et voit la vie comme à travers une fenêtre. Plus j’y pense, plus cette immortalité ressemble à la plus terrible des condamnations. Comment rencontrer une femme, vivre un amour et élever des enfants ? L’immortel est condamné à la plus terrible des solitudes, à fléchir sous le poids d’une mémoire qui s’encombre de plus en plus.

Aimé croise Jeanne Beaudry à Montréal, vit un amour comme on le vit quand on sort à peine de l’adolescence et que l’avenir ouvre tous les chemins. Un amour qui prendra fin brutalement quand Aimé est surpris avec Jeanne par son frère. Il fuit pour sauver sa vie et ne reverra son amoureuse que sur son lit de mort. Les amours d’Aimé ne peuvent qu’être éphémères.
Il croise des personnages étonnants qui marqueront leur époque, se passionne pour des inventions qui changeront peu à peu la vie de tous, réussit à amasser une fortune. Mais est-ce seulement une existence ? Est-ce que l’humain peut résister aux bouleversements des siècles et aux découvertes qui traversent le quotidien ? Le cerveau humain serait-il capable de s’adapter ? Comment vivrait un membre d’équipage de Christophe Colomb à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux ?
Aimé emprunte plusieurs identités, brouille les pistes et ne peut s’installer sans faire naître la suspicion chez ses voisins. Il disparaît après la durée normale d’un homme pour vivre sous un autre nom, continuer avec un secret qu’il ne peut partager.

Quand il s’appliquait une crème rajeunissante sur les cernes, Aimé n’était pas inconscient de l’ironie cosmique contenue dans le geste, et dans le souhait qui l’habitait, comme il nous habite tous, de vivre toujours, malgré sa longévité. Il était comme nous et, même s’il était extraordinaire sous bien des aspects, il se comportait normalement la plupart du temps. Cette année-là, à New York ou à San Diego, peu importe où il se trouvait, il avait l’air d’un homme de quarante et un ans, mais ça faisait plus d’un siècle et demi qu’il existait. (p.180)

RETOUR

Thomas se retrouve seul après la mort tragique de sa mère dans un accident d’avion. Albert, son père, est retourné dans sa Gaspésie natale, abandonnant ses recherches et l’espoir de retrouver un ancêtre qui ne cesse de brouiller les pistes. Il s’est rendu compte de sa folie. Thomas décide de migrer au Québec. Les retrouvailles de Thomas et Albert permettront de panser certaines blessures.

Il le regardait de face, de profil, de dos, cet homme qui réparait ses erreurs de la façon la plus lâche et la plus absurde qui soit, en disparaissant, en se sauvant, mais qui décrivait la réflexion derrière ses choix d’une manière si convaincante et si intense, avec dans les yeux une conviction impossible à ignorer. De toutes les facettes d’Albert que Thomas était incapable de mépriser, ou d’écarter comme des lubies, c’était son radicalisme qui l’impressionnait le plus. (p.355)

Un roman captivant qui m’a plongé dans l’histoire américaine. Aimé possède une identité continentale que les Français de la Nouvelle-France ont perdue à la Conquête. Pas pour rien que Daniel Grenier fait naître son personnage en 1760. Thomas grâce à l’ADN d’Aimé, trouvera l’élixir de l’immortalité.
Et peut-être que nous sommes condamnés à ne jamais mourir, voyageant dans le temps et l’espace grâce aux gênes qui passent d’une génération à l’autre. Immortel, oui, mais en naviguant d’un corps à l’autre. La vie serait une course à relais depuis la nuit des temps. Nous sommes à la fois mortels et immortels depuis la naissance d’un ancêtre dont il est impossible d’imaginer le visage.
L’année la plus longue interroge l’histoire, le temps et nous fait réaliser que ce n’est pas la peine de vendre son âme pour la vie éternelle. L’immortalité est le pire des châtiments qu’un homme ou une femme peuvent subir. Du moins, j’aime le croire. Et puis, nous le devenons immortels en prenant le relais des ancêtres pour transmettre le témoin à nos descendants.

Comme le disait souvent Thomas, un sourire au coin des lèvres mais avec tout le sérieux du monde, il fallait bien expliquer aux visiteurs ce que représentait cette nouvelle étape dans la grande aventure de la vie, maintenant qu’on ne mourrait plus. (p.417)

L’année la plus longue de Daniel Grenier est paru aux Éditions Le Quartanier, 432 pages, 27,95 $.

mardi 6 octobre 2015

Dominique Fortier suit les dédales de la pensée


CERTAINS LIEUX isolés expriment la nature dans sa splendeur et sa rudesse. Des gens y trouvent refuge, des moines, autrefois, s’y installaient dans la solitude. Leurs vies étaient consacrées à la méditation et à l’étude. Les gens venaient consulter ces sages qui s’adonnaient à la culture biologique, à la science et à la philosophie. Ils se tenaient loin des guerres qui ont ravagé le continent et les pays sans jamais changer leur manière de vivre. Ils gardaient les yeux sur une réalité invisible et savaient transcender le quotidien et l’éphémère.

Dans Le péril de la mer, Dominique Fortier plonge dans l’histoire du Mont-Saint-Michel en Bretagne. L’histoire de cette abbaye remonte au début de l’ère chrétienne. Une épopée de constructions et de désastres, d’études et de réflexions, d’efforts pour préserver les connaissances et la civilisation.
Cette île est accessible seulement à marée basse et isolée quand la mer monte à une vitesse étonnante. Elle arrive si rapidement qu’elle n’a cessé de surprendre les téméraires. J’ai visité cet endroit qui semble jumeler l’esprit, la méditation et le commerce. Des kiosques partout dans les rues étroites en périphérie offraient des colifichets et des breloques. Partout, il y a des vendeurs du temple.

En cet an de grâce 14**, le Mont se dressait au milieu de la baie ; en son centre s’élevait l’abbaye. Au milieu de celle-ci était nichée l’église abbatiale, autour de son choeur. Au milieu du transept un homme était couché. Il y avait dans le cœur de cet homme un chagrin si profond que la baie ne suffisait pas à le contenir. Il n’avait pas la foi, mais l’église ne lui en tenait pas rigueur. Il est des peines tellement grandes qu’elles vous dispensent de croire. Étendu sur les dalles, bras écartés, Éloi était lui-même une croix. (p.11)

Roman en deux temps où nous suivons Éloi, un portraitiste de talent qui a connu l’amour avec une femme libre. Il a fait son portrait officiel juste avant son mariage et un autre, plus personnel. Une représentation imposée et la vision de l’artiste. L’opposition de toujours entre l’individu et la société. Un aller et un retour entre le moment présent et l’histoire millénaire de ce site.
L’écrivaine écrit en profitant des moments où son jeune enfant lui laisse un peu de répit.

Je m’asseyais sur un banc à l’ombre d’un arbre, je sortais du sac de la poussette un petit Moleskine et un stylo-feutre, et je poursuivais comme en rêve cet homme vieux de plus de cinq siècles, qui vivait entre les pierres du Mont-Saint-Michel. À son histoire venaient se mêler les cris des canetons, le souffle du vent dans les deux ginkgos, mêle et femelle, la course des écureuils dans le grand catalpa aux feuilles larges comme des visages, les papillotements de paupières de ma fille livrée au sommeil. Je les jetais aussi pêle-mêle sur le papier parce qu’il me semblait que ces moments étaient d’une importance cruciale et qu’à moins de les consigner, ils m’échapperaient à tout jamais. Ce calepin était moitié roman et moitié carnet d’observations, aide-mémoire (p.9)


Une histoire qui traverse les millénaires qui ont secoué cette abbaye, les tragédies et les transformations. Tout cela en résistant aux poussées de la mer qui viennent buter sur le pic rocheux où les moines s’occupent du matin au soir. Éloi y trouve refuge après la mort de son amoureuse. Son cousin Robert dirige l’abbaye et lui donne le temps de revenir du côté des vivants. Un espace pour se régénérer et oublier les tragédies.

TRAVAIL

Les moines veulent de se rapprocher du ciel en se levant la nuit pour chanter et méditer. Des familles s’installent tout près et des pèlerins arrivent en espérant une guérison, peut-être aussi oublier la dureté du monde. Des enfants viendront de très loin pour voir l’archange Saint-Michel qui a terrassé le diable. La statue se dresse comme un paratonnerre devant tous les dangers. Je me souviens du silence impressionnant du site, du vent qui ne semble jamais se calmer et de la mer au loin qui se préparait à bondir.
Que serait notre civilisation sans ces endroits pour préserver les connaissances et la pensée ?

Au fond, le Mont-Saint-Michel n’abrite pas une abbaye, mais une dizaine, ou même plus, certaines disparues, des abbayes fantômes dont le bâtiment actuel continue de porter l’empreinte comme en creux, d’autres constructions modifiées au fil des siècles, le tout abouché et ajointé tant bien que mal. Murs éventrés, voûtes écroulées, plafonds incendiés, tours rasées, passages comblés, escaliers condamnés, clochers abattus, reconstruits, tombés en ruines ; semblable à un manuscrit dix fois gratté et qui porterait les bribes d’histoires, des traces de griffures et des caractères illisibles, le Mont-Saint-Michel est un immense palimpseste de pierre. (p.27)

J’ai toujours été fasciné par les moines qui mettaient des années à copier un livre, s’attardant à des réflexions, des idées qui venaient de la Grèce ancienne. Une tâche qui transforme l’individu, fait oublier peut-être le moi. Il me semble que c’est la plus belle illustration du travail de l’écrivain. Écrire sans comprendre d’abord pour trouver la lumière comme Éloi qui ne sait ni lire ni écrire, mais reproduit un livre aux « idées dangereuses ».

« Les textes saints doivent être gardés par des hommes de Dieu dans des lieux sacrés. Les textes infidèles doivent être gardés dans les mêmes lieux, mais pour d’autres raisons : il convient de les empêcher de répandre leur influence délétère. » Levant le doigt, il a énoncé un peu comme s’il était justement en train de lire dans un livre invisible : « Les premiers, il faut les protéger des méchants ; les seconds, il faut en protéger les innocents. » (p.100)

Le Mont-Saint-Michel a connu les ressacs des guerres et des épidémies qui ont fauché des populations, l’usure du temps et des recommencements, des désastres où l’on a perdu une grande partie de la bibliothèque et des travaux qui durent des siècles en mobilisant des familles de constructeurs pendant des générations.
Les abbayes et les cloîtres ont toujours permis à des hommes et des femmes de se retirer du monde pour mieux cerner l’essence de la vie. Cette recherche ne se fait jamais dans le tumulte.

IMPRIMERIE

Tout bascule quand un certain Gutenberg invente l’imprimerie, permettant la multiplication des livres et rendant le travail du copiste obsolète. Un art et une manière de penser vacillent. Je ne peux que penser aux nouvelles technologies qui bousculent nos manières de faire et de communiquer. Certains affirment que c’est la mort de la pensée et de la littérature. Chose certaine, nous vivons une mutation.

Il a tendu à Robert un petit volume d’allure quelconque. C’était la grammaire de Donatus. L’une des grammaires. Robert l’a regardée avec stupeur et me l’a prêtée. Les pages étaient fraîches sous mes doigts, les caractères parfaitement égaux. Fermant les yeux, il m’a semblé que je pouvais les deviner rien qu’en les touchant. J’ai ouvert les paupières, l’impression s’est dissipée. À côté de moi, Robert tremblait. La terre s’était mise à tournoyer sous nos pieds. Ce livre était un monstre et c’était une merveille. Là était le véritable incendie. (p.166)


HISTOIRE

Ce qui n’est jamais dépassé, c’est la connaissance, la réflexion et le savoir qui transforme. Il reste toujours une flamme malgré les poussées de la marée, les manigances humaines et leurs folies. À la rencontre de la mer et du ciel, il est possible d’affronter toutes les marées technologiques. L’avenir est toujours possible. Éloi retrouve le dessin en surveillant un enfant. « On  ne donne jamais que ce qui nous manque ». Comment penser le contraire ? Dominique Fortier, encore une fois, fait éclater les horizons pour mieux nous retenir. Une histoire de la pensée et une vie qui recommence avec les mêmes questions et les mêmes tourments. Le péril ne vient pas de la mer, mais de l’humain.


Dominique Fortier, Le péril de la mer, Éditions Alto, 2015, 280 pages, 19,95 $.

jeudi 1 octobre 2015

Une amitié marquante avec Georges Simenon


Une version de cette chronique
est parue dans Lettres québécoises,
numéro 159.

Un écrivain se dresse sur ses lectures et les phrases de ceux qui le précèdent. Les premiers livres de l’enfance permettent d’oublier une certaine réalité qui rend souvent la vie difficile. Et plus tard, une œuvre vous pousse dans un rêve, le monde imaginé dans une première phrase lancée sur un bout de papier. Cet écrivain devient le maître qui vous accompagne, auquel vous reviendrez souvent pour vous ressourcer. Un peu comme les lieux de l’enfance que l’on retrouve avec un pincement au cœur, une fébrilité qui ne diminue guère avec le temps.

Pierre Caron lisait pour oublier Trois-Saumons quand il était enfant, combattre l’ennui, la maladie et s’inventer des villages de l’autre côté du fleuve qu’il arpentait dans sa tête. Un monde autre, un monde qui permettait d’oublier sa vie terne, d’imaginer qu’il pouvait vivre autrement. Un chanceux en somme qui pouvait naviguer dans la bibliothèque que sa mère avait héritée d’Olivar Asselin.

Je suis né dans les livres et je suis ce que j’ai lu. La lecture a forgé mon caractère et a composé ma personnalité intérieure, celle qui dicte à l’autre. Elle fut le principe créateur de mon existence. Ce ne sont pas tant les différents événements de ma vie qui ont marqué cette dernière mais bel et bien ceux des personnages des livres que j’ai lus, car ceux-ci ont pleinement participé à la nécessité de devenir ce que je suis. (p.37)

Les livres n’existaient pas chez nous et jamais je n’ai vu mon père ou ma mère lire. Encore moins mes frères. Mes premiers volumes furent ceux que j’ai ramenés de l’école Numéro Neuf. Monsieur l’Inspecteur donnait des livres à l’époque aux écoliers qui faisaient des efforts. J’ai encore ce roman, le premier, une histoire publiée chez Beauchemin en 1954. Le nom des auteurs n’avait pas d’importance alors. Je ne savais pas qui était Maxine, si c’était un homme ou une femme… Fanfan d’Estrées. Je regarde le livre à la couverture orange et certaines images reviennent. Je sais maintenant. Maxine est le nom de plume de Caroline-Alexandra Bouchette, la fille d’un des patriotes de 1837 qui a dû s’exiler aux Bermudes. Elle a épousé un avocat qui est décédé peu après son mariage, a étudié à la Sorbonne et décidé d’écrire pour les jeunes. Elle voulait faire aimer et connaître notre histoire et a signé une trentaine de romans, a publié en France et vu au moins l’un de ses ouvrages traduits en anglais. Ce fut longtemps le seul livre de ma bibliothèque et j’ai dû le relire des dizaines de fois. La littérature jeunesse ne date pas de maintenant. Madame Bouchette est décédée en 1957 et elle aura marqué ma vie.

LETTRE

Pierre Caron travaillait à la Baie James, sur les grands chantiers et lisait Georges Simenon, traînant ses romans partout. Cet écrivain lui permettait de voir autrement sa réalité. Ses compagnons de travail apparaissaient sous un nouveau jour et ses lectures lui apprenaient à « voir » le monde autour de lui. Il ose, après bien des hésitations, je le comprends, écrire au père de Maigret. Une lettre comme une bouteille jetée à la mer, comme un cri venu du bout du monde.
Quelques semaines plus tard, une enveloppe arrive et va transformer sa vie.

La lettre de Simenon me faisait dégringoler dans la réalité. Telle une stridence à couper le souffle, elle m’imposait de façon aiguë une constatation qui tranchait dans mes réflexions approximatives, spéculatives, analytiques : la feuille était réellement entre mes mains et les mots qui la couvraient m’étaient adressés. (p.24)

Commence alors une correspondance entre un jeune homme qui rêve d’écrire et l’écrivain le plus lu de son époque. Il faut de l’audace pour écrire à une célébrité et une certaine naïveté. Jamais cette idée ne m’est venue. J’étais peut-être trop timide pour écrire à Henry Miller ou Marie-Claire Blais. J’aurais aimé envoyer une missive à Léon Tolstoï, mais il y avait la langue russe comme une montagne infranchissable et sa mort bien avant ma naissance. Il faut un grand désir d’écriture, une envie de basculer dans un autre monde pour oser un geste semblable. Que se serait-il passé si j’avais envoyé une lettre à Gabriel Garcia Marquez en 1970 pour lui dire que Cent ans de solitude bouleversait ma façon de voir les mots, que je voulais l’imiter et qu’il devenait mon maître qu’il le veuille ou non ? Comment j’aurais réagi s’il m’avait répondu et encouragé à publier Le violoneux en me suggérant des corrections ?

AMITIÉS

Pierre Caron devient notaire et il ose envoyer un premier manuscrit. Il a hésité longtemps ! Est-ce que cela peut se faire, expédier un manuscrit à l’écrivain le plus lu de son époque, à une vedette qui manque de temps pour tout ? Il faut être un peu téméraire pour oser. Ce serait comme envoyer un premier manuscrit à Ken Follet maintenant. Simenon répond et l’encourage à continuer. Il devient son mentor.
Ce qui m’a étonné, c’est que l’écrivain ne cesse de traiter Pierre Caron en égal, de le qualifier d’écrivain même s’il n’a pas encore publié. C’est déjà une consécration, une chance inouïe pour un jeune qui hésite sur ses premiers paragraphes.
Pierre Caron effectuera de véritables pèlerinages en France et en Belgique pour respirer dans les lieux où se situe l’action des romans de son idole, mieux comprendre sa façon d’écrire, sentir peut-être dans tout son corps comment Simenon joue avec le réel. Paris, Liège et la Suisse. Il rencontre son maître, vit des moments particulièrement chaleureux, se sent respecté, apprécié et traité en égal.

Je le vis d’abord de dos, la tête un peu penchée, les coudes détachés du corps, dans l’attitude de quelqu’un qui s’affaire avec les mains à quelque chose qui lui résiste ou, tout au moins, qui requiert toute son attention. Puis, au moment où une bouffée de fumée s’échappait au-dessus de lui, il se retourne, une pipe au poing. (p.210)

Georges Simenon prend de l’âge et vit des moments difficiles. Le suicide de sa fille le bouleverse et il a du mal à s’en remettre. Sa santé connaît des ratés. Il meurt à 86 ans après avoir écrit plus de 400 ouvrages, vendu un milliard quatre cents millions de livres.
Pierre Caron est en deuil et il sait qu’un phare vient de s’éteindre, qu’un trou immense vient de se creuser dans sa vie. Le guide qui l’a accompagné et encouragé à aller vers ses propres fictions, à se détacher de ses Maigret pour voler de ses propres ailes, n’est plus. Et il y a ces rencontres uniques, trop brèves, ces échanges épistolaires qui deviennent des documents précieux. Parce que Caron ne serait pas devenu l’écrivain qu’il est maintenant s’il n’avait pas écrit une lettre qui devait tout changer alors qu’il travaillait dans le Nord québécois. Comme si Simenon lui avait donné la permission de traverser le grand fleuve de son enfance pour inventer un monde à sa mesure.

AMITIÉ

Un récit bien senti qui permet d’apprécier une œuvre immense et l’humanisme d’un écrivain célèbre. Un texte qui dévoile les sources de l’écriture et de l’amitié qui unit deux hommes tellement différents. Une réflexion sur l’art d’écrire, une œuvre qui a marqué le siècle, une façon de raconter son aventure dans les pays des mots. Peut-être aussi une manière de combler la grande perte que fut la mort de Georges Simenon. Un récit où Pierre Caron se livre en toute simplicité et une franchise remarquable. Toujours juste, étonnant et bien mené. De quoi faire rêver et lire encore en encore. Le récit de Pierre Caron est une formidable manière d’aborder l’œuvre inextricable de Georges Simenon. Il m’a donné envie de le lire, moi qui ne suis guère attiré par le genre policier. Je vais m’y mettre un de ces jours.


Pierre Caron, Ma singulière amitié avec Simenon, Montréal, Éditions Recto Verso, 2015, 280 pages, 19,95 $.