vendredi 15 janvier 2016

Comment guérir de son passé pour inventer l’avenir

LES ANNÉES SOIXANTE marquent un tournant dans la société québécoise. Comme si toutes les portes et les fenêtres s’étaient ouvertes aux idées qui secouaient le monde. Il aura fallu une longue germination pourtant avant que ces concepts s’imposent dans notre monde traditionnel. La main mise du clergé sur l’éducation et la santé prit fin alors. Les Québécois dépoussiéraient une histoire singulière qui leur permettait d’imaginer une nation et un pays. Cette idée avait fait surface ici et là au cours des siècles précédents, surtout en 1837 avec la révolte des Patriotes. Les écrivains témoignent de ces moments qui bousculent les époques. Marie-Claire Blais en 1965, dans Une saison dans la vie d’Emmanuel, décrivait cette avancée vers la modernité en donnant la parole à un nouveau-né. Denyse Delcourt, dans Rouge, nous plonge dans ce moment charnière où des traditions s’effritent. Le présent retient son souffle, ne sachant quelle direction prendre.

Le monde vient à peine de sortir d’une guerre et la paix fait rêver même si d’autres conflits éclatent partout. Les collèges classiques s’accrochent et les religieux doivent faire des compromis. Les filles s’assoient aux côtés des garçons dans une même classe. C’est déjà une révolution. Marie côtoie une mère qui vit dans les livres et perd contact peu à peu avec sa réalité. La fiction devient plus importante que son mari et ses enfants. Il y a aussi ce frère aîné qui glisse ses mains sous sa blouse. Wilfrid, son autre frère, devient passeur de drogues et sera emprisonné à Salem. Un lieu mythique avec ces femmes condamnées à mort en 1692 pour sorcellerie. Arthur Miller en fera un texte théâtral admirable. Un monde de superstitions, de craintes, une sorte d’écho à l’univers de Marie. Elle accompagnera son père aux États-Unis, mais que faire devant la justice et les avocats, ces geôliers qui piègent la vie ?
Le père est rongé par un cancer et Marie arrive mal à croire que l’avenir est possible. Elle est ballottée entre deux époques et plusieurs identités. L’univers est plein de trous qui menacent de l’avaler. La modernité repousse les idées anciennes, mais les excès de liberté peuvent vous casser. Wilfrid paiera cher sa témérité.

Les filles à l’école disent que la maison de Marie pue le fumier. Qu’elle vit dans un coin perdu de la ville et que sa mère, en plus, est bizarre. Certaines d’entre elles la plaignent. Pauvre Marie ! D’autres en secret se réjouissent. Dieu ne lui a-t-il pas déjà assez donné ? La beauté, la douceur, une grande intelligence. Ne serait-il pas injuste d’en rajouter ? (p. 17)


La marginalité et la différence ne sont jamais faciles à assumer. Cette mère qui navigue dans les livres et se transforme en héroïnes de fiction l’écrase, ce frère qui s’approprie son corps est une menace horrible. Et tous les mystères qui rôdent, les fictions et les imaginaires qui troublent l’innocence de l’enfance. Tout change, tout se désagrège et que faire quand on a la certitude d’être seule à porter le poids de la Terre.

CLIMAT

J’aime ce flou, ce monde à la fois concret et imaginaire, cette magie qui se glisse dans la vie de tous les jours, les rêves qui moulent les personnages. Les chevaux semblent tenir tête à la folie. Comme si les personnages de Delcourt étaient emportés par des forces telluriques. Des glissements entre le je et une narration au il, une perte d’identité et une affirmation aussi.
Le grand cheval blanc permet à Marie d’échapper à son univers étouffant. Et il y a Thomas, toujours attentif et discret. Thomas le saint, l’ange de dévotion, l’amant en attente. Et  Clotho, une fillette qui va et disparaît comme dans les contes, qui colle à Marie comme sa conscience, qui veut peut-être la prévenir que le destin ne s’éloigne jamais. Personnage étrange, réel ou inventé, possible et concret qui pourchasse la jeune fille dans cette fin d’époque où l’on étudiait des histoires de dieux qui se disputaient l’attention des humains.

— Tiens, je te dirai quelque chose, reprit-elle. L’une est une fleur qui tremble quand on l’approche — une rose, une orchidée ou bien, si tu veux, un iris. L’autre est un dragon. Je l’ai vu. Il est ocre avec des écailles mauves. Moi, je sais ce qui se passe dans les chambres la nuit. De mon côté, rien à craindre, je suis Clotho, intouchable, alors que toi… (p.10)

Clotho sait tout, voit tout, même ce que Marie refuse d'avouer.

SOUVENIRS

J’ai étudié alors que les collèges classiques vacillaient et que l’avenir rendait mon père songeur. Il n’aimait pas. Il savait que son monde s’éloignait à grands pas. J’ai côtoyé des frères enseignants qui cherchaient à s’adapter et qui remettaient leurs croyances en question. Le curé de mon village continuait à prêcher comme si le monde s’était arrêté en 1920. Nous avions un passé de peurs, de croyances, de péchés et de fautes. La modernité et la liberté étaient particulièrement inquiétantes.
Marie est peut-être aspirée par le monde de sa mère. Comment savoir ? Comment survivre quand on se retrouve seul et que tout se désagrège ? Comment sourire quand on se sait souiller par son frère ?

C’était surtout les romans dans lesquels l’amour se conjuguait avec la mort qui lui plaisaient. Lorsque se doigts tombaient par chance sur l’un d’eux, elle poussait un petit cri de joie. Qu’elle ait déjà lu ce roman plus d’une fois n’avait pour elle aucune espèce d’importance. Son cri ressemblait à celui d’un oiseau. Puis, pour lire, à la maison, elle se mit bientôt à s’habiller d’une façon singulière. Ainsi pouvait-on la voir à la cuisine, au salon ou dehors, tourner les pages de son livre avec des mains gantées de noir ou encore, vêtue d’une robe longue en lamé avec, autour du cou, un boa de plumes bleues. Il pouvait aussi arriver qu’elle porte en lisant une jupe d’écolière, trop courte pour elle, et des bas mi-jambe glissant sur ses mollets. (p.22)


J’aime ces romans où le réel et l’imaginaire se bousculent. Denyse Delcourt montre bien ces tremblements d’être, ces gestes qui peuvent pousser autant du côté des vivants que des morts. Tout se mélange comme dans un commencement du monde où il faut séparer le haut et le bas, la terre et les eaux. Le lac avale les gens et la réalité n’est pas ce que nous croyons. Un monde en fusion où passé, présent, avenir plient le corps.

CHANGEMENT

Denyse Delcourt s’intéresse aux mythes, aux légendes, aux mystères, aux contes qui tapissent la réalité. Qu’est le réel sinon ce mélange ? Que dire quand la pensée occidentale s’est forgée sur un monde de dieux jaloux qui n’ont cessé de se faire la guerre ? Faut-il s’éloigner des mythes pour faire place à la raison ? Faut-il abandonner les rêves et les mystères quand on s’aventure hors de l’enfance ? Comment oublier ce qui vous a brisé l'âme ?
J’aime cette écriture qui invente une réalité qui ne cesse de nous déboussoler. Il faut une certaine magie pour y arriver.

Le temps est un oiseau qui, très haut sous la voûte céleste, vole. À chaque fois qu’ils se voient, l’oiseau, cependant, se rapproche. Ainsi, après deux mois, a-t-il parcouru une distance considérable. Il va trop vite, vraiment. Voilà qu’à présent, juste au-dessus d’eux, il tournoie, décrivant, au fil des nuits, des cercles de plus en plus étroits. Ses ailes battent tout contre leurs corps pendant qu’ils s’aiment, insouciants. (p.49)

Un roman que l’on ne rencontre guère dans une époque où il faut être efficace, terre à terre et souvent se confiner aux affres du quotidien. Denyse Delcourt préfère flirter avec les contes de notre enfance, une dureté impitoyable qui provoque le vertige.

Le corps a sa propre mémoire. Il se souvient des outrages, des caresses hideuses et de la honte du plaisir. Tout s’inscrit dans les muscles. Il suffit que quelqu’un s’approche de trop près pour qu’ils se contractent aussitôt. Je parle de ce premier instant où Thomas m’a serrée contre lui. Prise au piège, impuissante, terrifiée : lâche-moi ! Et puis, comme avec Charles lorsqu’il… mon corps se met à flotter au-dessus de cette fille qu’on touche et qui n’a rien à voir avec moi. Froide, je ne ressens rien du tout. Mais quand ensuite Thomas, doucement, trace avec les doigts la courbe de mes lèvres, j’entrevois la possibilité du salut. Un jour, nue, ouverte et vulnérable, je me laisserai glisser dans la vérité du désir.  (p.110)

Un roman exigeant, beau de finesse, comme une petite lumière dans une époque où le passé ne peut rassurer et où l’avenir se dresse comme un mur. Une société en mutation qui emporte les rêves, les craintes et les espoirs et nous laisse devant un je qui voudrait peut-être devenir un il pour guérir ces blessures enfouies dans son corps. Il faut peut-être une mutation pour changer sa vie autant que son époque. Il faut guérir du passé pour inventer l’avenir.

PROCHAINE CHRONIQUE : LE GRAND RETOUR DE JOHN SAUL PUBLIÉ CHEZ BORÉAL ÉDITEUR.

Rouge de Denyse Delcourt est paru chez Lévesque Éditeur, 132 pages, 23 $.

lundi 4 janvier 2016

Jean Pierre Girard s’attarde aux petits riens de la vie


JE RÊVE SOUVENT de n’être qu’un regard sur le jour, de m’installer à une terrasse, comme quand je suis en flagrant délit de voyage, et regarder les gens aller et venir, surprendre un mot, voler un bout de phrase et imaginer des rencontres et des vies différentes. Devenir le témoin de ces gens qui s’agitent dans leur quotidien et les autres, ceux qui flânent dans une voyagerie, cherchent peut-être le secret de la vie dans un regard. J’aime être celui qui perd son temps devant un café ou un verre de vin. Ne rien faire… Juste être celui qui aime les choses inutiles comme le chantait Sylvain Lelièvre et en faire un art de vivre.

Ce que j’ai aimé m’aventurer dans Chroniques de riens de Jean Pierre Girard où l’écrivain débusque ce qui semble futile, une perte de temps, ces moments qui passent comme un petit nuage devant le soleil. C’est un sourire, une phrase qui vous immobilise dans votre lecture, le geste d’un ami ou encore une remarque entendue à la radio. Il y a le battement des paupières de la femme aimée ou un appel d’un ami qui pense à vous à l’autre bout du monde. Ces moments qui n’intéressent jamais les médias, mais qui tissent la trame de notre existence.
Certains ont fait de cet art de véritables chef-d’œuvre. Je songe à Marcel Proust qui a su, dans La recherche du temps perdu, ciseler ces petits riens comme des fleurs fragiles. Le geste de verser le thé, de tremper une Madeleine dans le liquide chaud, la lumière d’une fin de journée ou une petite musique qui vous envahit et tourne, et tourne…

Je ne sais pas exactement par quel sentier monter jusqu’à ton épaule, où passer, quels ponts traverser, et puis tu vas sentir de petites bestioles dans ton cou en lisant ceci, mais ça se veut franc, juste une déclaration, pas de lézard, c’est plein d’amour, c’est comme une évidence qui transiterait par ta clavicule, et j’ai même un peu peur que le bruit des touches sur le clavier ne t’éveille, à des milliers de kilomètres, je commence à croire à des choses bizarres. (p. 33)

Pourtant, l’époque ne pense qu’en terme de vitesse. Le désir doit être comblé dès qu’il surgit. La pulsion ne tolère aucune attente. Les commerces bourdonnent jour et nuit et les informations en continu forment une sauce indigeste à force d’être ressassées. Elles finissent par perdre leur substantifique moelle comme le répète Victor-Lévy Beaulieu.

LA VIE

Jean Pierre Girard s’attaque à cette redoutable tâche d’aller à contre-courant. Il veut effleurer ce qui fait que les jours passent, que l’on partage son espace avec un être aimé, que l’on cherche à prendre un café ou un verre avec des amis, lire ou encore circuler sur son vélo électrique, rêver devant une phrase d’un écrivain dans une vitrine de Joliette. Tout ce futile qui ne trouve jamais sa place devient le terreau de chroniques particulièrement sensibles et pertinentes. L’écrivain réfléchit, prend des notes au cas où il lui viendrait l’idée de s’attarder.

Les mots sont là pour nous mettre en contact avec ce que nous sommes, et pour nous faire jouir de la vie, littéralement, et je ne blague pas, j’ai bien écrit : jouir. Goûter, savourer, rire, ressentir. Pas seulement (voire bêtement) pour communiquer. Toutes les autres langues sont là pour communiquer, du reste. (p. 38)

J’aime ce fureteur qui débusque ce que nous ne voyons plus ou encore le geste stupide d’un homme qui lui balance ses cochonneries par la tête quand il le dépasse en camion. J’ai vécu un moment semblable à bicyclette. Un mastodonte énorme et inutile roulait en sens inverse et il a foncé sur moi, me forçant à dévier sur l’accotement et à frôler la catastrophe. J’en fus perturbé pendant des jours. La bêtise vous gâche toujours l’existence.

LUMIÈRE

Heureusement, Jean Pierre Girard ne s’attarde pas au côté sombre des jours. Il tourne autour de la femme désirée, des mots que l’on dit sans trop y penser, de ses parents, des leçons de vie, de certaines lectures, d’un voyage dans l’envers du monde en Haïti, de ses vies antérieures aussi, celles d’avant où il travaillait la terre ou s’occupait des vieux. Avant d’être l’âme des donneurs de Joliette où des écrivains rencontrent des visiteurs, rédigent une lettre pour eux. Un geste fabuleux que celui de prêter ses mots pour dire je t’aime, que la vie de l’autre se situe au centre de son existence.

Être seul, soi-même, près du corps d’un être qu’on aime, à proximité de lui, est une des expériences les plus douloureuses et en même temps les plus élevées, les plus nourrissantes qu’il se puisse exister. Et cela, pour les deux personnes impliquées : elles doivent enfin baisser les bras, abandonner la paroi si solide des corps et des opinions tranchées, abandonner certains souvenirs aussi, peut-être moduler les conversations, dire clairement certaines choses et en laisser flotter certaines autres. C’est « l’art d’agréer », de Blaise Pascal, poussé à son point le plus humain : celui qui côtoie la fin. (p. 184)

Il suffit de s’asseoir devant une tasse de café pour que ces riens qui changent tout approchent sur la pointe des pieds. C’est possiblement l’essentiel, ce qui fait la civilisation.
J’écris cette chronique et il neige. Une neige fine qui effleure le rebord de la fenêtre et pousse le pays dans hiver. Je pense à certains jours de mon enfance, au grand bonheur de skier avec les arbres qui respirent tout autour. Comme hier, quand je suis allé courir dans la forêt et que je me suis arrêté devant les traces d’un orignal. J’aurais tellement aimé voir cette grande bête qui tient tête au froid avec une discrétion remarquable. Un rien, mais un moment de bonheur intense, de magie.

IMAGES

Jean Pierre Girard aime les mots, les phrases, les images. Normal, direz-vous, pour un enseignant qui a donné des cours de création littéraire même s’il ne croit pas beaucoup que cet art s’enseigne. On peut aider cependant, comme quand un enfant commence à aller à bicyclette.
Il ose répondre aux prophètes de la radio qui ne lancent pas une phrase sans agiter le mot liberté. Ces médias putrescents qui permettent à la bêtise de s’enraciner, particulièrement aux États-Unis où ils font en sorte qu’un Donald Trump peut devenir le candidat des républicains. Une belle manière de pervertir la démocratie par la bêtise, le sophisme et l’obscurantisme. Ces prédicateurs de l’ego expliquent pourquoi la région de Québec ressemble au triangle des Bermudes. On n’absorbe pas un poison à petites doses le matin dans son jus d’orange sans conséquence.
Ce n’est pas ce qui domine dans Chroniques des riens, bien sûr, je me suis laissé emporter. Girard nous entraîne dans ses souvenirs, des amours présentes et en allées, évoque des gestes qui marquent la vie. Je pense à cette scène où il masse les pieds de son père qui attend à l’hôpital, au bout de son souffle, dans le dernier méandre de sa vie.  

J’ai vingt-deux ans, je fais le voyage trois fois par semaine au CHUS (Sherbrooke), en passant par les terres, je montre à mon père les caricatures récentes du Nouvelliste — le quotidien de Trois-Rivières. La plupart du temps, après qu’il s’est vaguement informé des vaches et de la ferme, on ne parle plus, je lui masse les pieds. Jamais avant cet été-là, je n’avais touché les pieds de mon père, et je lui serai toujours reconnaissant de m’avoir montré qu’il était possible d’être un homme en même temps que de rester fragile. Et que c’était même un très beau projet. (p.184-185)

Jean Pierre Girard propose plus que des chroniques. Il faut parler d’une rencontre avec un humaniste (ils ne sont pas si nombreux dans le monde des écritures), un cueilleur de sens dans un « merci » ou un « je t’aime », un « à demain ». Tout ce qui dit et montre que l’autre est nécessaire et que s’il disparaissait brusquement, la vie mettrait un genou au sol. Pas qu’elle ne peut continuer, mais elle claudiquerait pendant des jours. Je pense à mon amie Nicole Houde qui se retrouve à l’hôpital. Je lui dis de s’accrocher parce que nous avons besoin d’elle, de ses mots, de ses images et de ses histoires.

C’est par le langage, par le lexique, par le vocabulaire, qu’on va vous apprendre des choses, et c’est aussi par le langage qu’on va vous séduire, vous approcher, vous convaincre, vous flatter. Le langage est une passerelle sans égale vers l’individu et ses désirs, ses idées, ses espoirs, ses craintes. L’outil le plus nuancé, le plus rapide et le plus juste, afin de rejoindre quelqu’un. (p.256)

Quel bonheur de lire un homme qui prend le temps de s’attarder près de ceux qu’il aime, qui connaît la joie de lire un poème ou partage une réflexion sur le langage et ces proverbes qui ont perdu leur sens dans le monde de Facebook. Comme si la langue ne cessait de s’appauvrir depuis l’avènement des communications numériques et des téléphones intelligents. Quand un mot disparaît d’une langue, c’est une partie de l’âme humaine qui s’effrite.
Et je me suis surpris à surveiller la mésange qui me dit qu’elle est là le matin à l’arrivée du jour. Elle s’accroche au bord de la fenêtre et me demande comment vont mes phrases.
Oui, les chroniques de Jean Pierre Girard sont contagieuses et risquent de changer votre regard. Voilà une belle générosité, de l’empathie, ce qui est rare à notre époque. Il faudrait placer des exemplaires de ces chroniques dans les salles d’attente du Québec pour oublier nos petites angoisses, vivre le présent, le maintenant qui emporte tout.

PROCHAINE CHRONIQUE : ROUGE DE DENYSE DELCOURT PUBLIÉ CHEZ LÉVESQUE ÉDITEUR.

Chroniques de riens de JEAN PIERRE GIRARD est paru aux ÉDITIONS DRUIDE, 288 pages, 22,95 $.

vendredi 18 décembre 2015

Et si Charles Baudelaire avait eu une fille

UN ÉCRIVAIN FAIT SOUVENT tourner les têtes, devient un phare pour ses contemporains. Charles Baudelaire, l’auteur des Fleurs du Mal, est l’un de ceux-là. Les lecteurs ne cessent de se pencher sur son œuvre poétique pour en découvrir des facettes. Sa vie a été marquée par les excès et la syphilis qui finira par l’emporter à l’âge de 46 ans. Gilles Jobidon s’attarde à une courte période de la vie du poète qui est demeurée obscure. Un voyage, quelques semaines mystérieuses, un flou où tout peut arriver. Bernard-Henri Lévy a fait le contraire dans Les derniers jours de Charles Baudelaire où il présente le poète aphasique et délirant à Bruxelles. Que se passe-t-il alors dans sa tête, quels moments s’imposent dans ses éclairs de lucidité ? Deux regards, deux façons de rendre hommage à un artiste qui a marqué son époque et la poésie.

Le jeune Baudelaire s’encanaille dans ce Paris de tous les excès au grand désespoir de sa mère Caroline et de son beau-père, un général aux idées précises. On décide de lui faire voir l’ailleurs. Il part pour les Indes, autant dire l’envers du monde. Le voyageur ne parviendra jamais à destination, faisant escale aux Mascareignes après un naufrage où il échappe de justesse à la mort. Que fait-il alors, qui rencontre-t-il ? Gilles Jobidon décrit un jeune homme capricieux qui ne supporte pas les contradictions. Comme si le monde tournait autour de sa personne et que ses pulsions et ses désirs décidaient de tout. Nous sommes en 1841, loin de la bohème et des prostituées de la Ville lumière, dans une société coloniale tenue en marge du temps. Il a dix-neuf ans et la poésie ne permet pas de gagner sa vie. La situation n’a guère changé. Encore de nos jours, c’est faire vœu de pauvreté. Je pense à Gaston Miron qui, malgré sa notoriété, a toujours eu du mal à s’installer dans la vie. Autrement dit, il faut un vrai métier avant de s’adonner à la poésie.

Par tous les moyens, Aupick essaie de mettre du plomb dans la cervelle de son beau-fils. Il cherche à l’arracher aux liaisons corrosives avec les ivrognes, les drogués, les dandys qu’il fréquente. Il veut le sauver des griffes des prostituées juives et mulâtresses vers qui il pellette l’argent extorqué à sa mère. L’ambition du général est de le soustraire aux cafés, aux bars, à ces égouts fumants où il récite des vers pour une carafe de piquette. (p.26)

Le jeune Baudelaire se dirige vers sa majorité. Il va alors toucher l’héritage de son père, une somme importante. Caroline, sa mère, aimerait bien que son fils retrouve un certain bon sens et ne dilapide pas son argent dans les milieux malfamés qu’il aime particulièrement. Les voyages forment la jeunesse, dit-on, et l’expédier au bout du monde va peut-être lui faire voir les choses d’un autre œil.

RENCONTRE

Le Baudelaire de Jobidon croise une musicienne remarquable qui n’a jamais joué devant un public. (C’est elle qui s’adresse au lecteur au tout début et au jeune Baudelaire.) On comprend qu’elle est Noire. Le racisme permet ce genre de stupidité dans un milieu qui n’a guère évolué. Elle aime cet être entier, amoureux de sa mère et souvent imprévisible.
Il s’installe à l’hôtel le plus dispendieux, se donne des manières et ne sort jamais sans une tenue impeccable. Cette Maah, mère, qui peut aussi s’appeler Maude, Louise, Berthe ou Dorothée, est une prostituée à la retraite qui vit au milieu des esclaves où elle prédit l’avenir. Une sorcière qui sait les choses visibles et invisibles. Ces êtres d’exception ne pouvaient que s’aimer, se heurter et se faire mal.

Tu ne t’es pas encore défait de ton enfance. Tu ne le feras jamais. Tu es aussi esclave que nous l’avons été, à ta manière. Ton arrogance est celle des timides. Des riches. Des nantis. De ceux qui se croient invincibles. De deux qui ont si peur qu’ils prennent toute la place. Quand tu es entré, j’ai songé à ce que ma mère aurait dit en te voyant : « Tiens, v’là l’corbeau. » Je t’ai fait enlever ton chapeau, ta cravate, tes gants et ta redingote, l’attirail de boulevard que tu portes malgré cette chaleur. Tu as vingt ans et tu t’habilles comme un banquier qui court chez les filles à la pause de midi. Les Blancs n’ont pas appris à respirer. (p.14)

Gilles Jobidon imagine une fille à ce couple qui échappe à toutes les normes. La petite B. viendra rejoindre le poète à Paris. D’une beauté remarquable, elle posera pour les peintres. La belle métisse, l’étrangère fascine Baudelaire. Sa relation avec Jeanne Duval, son amante aux bijoux sonores, le démontre amplement.

UNIVERS

Jobidon nous entraîne dans l’univers du poète qui a vécu toutes les expériences et tâté de l’opium. Un monde où l’on cherche à s’ouvrir l’esprit, traque des obsessions où le réel et l’imaginaire se confondent. Il faut cela parfois pour pousser l’art dans une dimension autre et apercevoir peut-être une réalité différente.
Baudelaire aura des amours troubles avec sa fille. Jobidon en dit juste ce qu’il faut pour que nous comprenions. Caroline, la mère de Charles, n’aura pas besoin d’explications quand elle rencontrera Laura et son fils.

Je ne sais pas comment elle réussit à entrer ici, mais elle se trouve face à moi, dans mon salon. Elle semble nerveuse. Elle n’a pas encore ouvert la bouche que j’aperçois un enfant qui se cache derrière ses jupes, un petit garçon. Je crois que je vais défaillir. C’est lui. C’est Charles à son âge. Il a les cheveux bouclés et le teint plus foncé, mais c’est lui, je vous jure, les mêmes traits, les mêmes yeux perçants. La jeune femme commence à déballer sa salade, mais je ne l’écoute pas. J’ai tout compris avant même qu’elle n’ouvre la bouche. Je suis devant mon petit-fils. Je suis fascinée par le garçon qui quitte sa mère pour s’asseoir près de moi, comme s’Il me connaissait depuis toujours. Je fonds en larmes. Ma vie bascule. Seule une mère amputée de son fils peut comprendre ce que je ressens. (p.126)

La jeune femme ira vivre aux États-Unis avec Charlot. Et il y a ce père dont Laura ne parle jamais. On comprend pourquoi.
Un dernier volet californien, dans un pays que Baudelaire connaissait par certains de ses écrivains. L’Amérique où l’on peut réinventer le monde par les arts nouveaux et où tout devient possible. Molly Sin s’affranchit malgré son handicap et son fils, Jesse, vit la solitude et les grands questionnements. 

RISQUE

C’est toujours risqué de s’aventurer dans la vie d’un personnage connu. Les admirateurs peuvent se manifester de façon virulente. Il faut aussi que la vie du personnage permette de greffer notre imaginaire à son réel. Nous voilà dans un monde étrange, fascinant, troublant comme le fut la vie de Charles Baudelaire. L’aventure américaine m’a particulièrement plu. Nous sommes dans l’étrange, le différent qui a toujours attiré le poète. Voir le beau au-delà du mal et du bien, voir autrement la vie qui ne peut que décevoir.

C’est la première épouse  d’un marchand, sa reine captive. Il n’a pas besoin de la séquestrer au faîte de la plus haute tour, elle ne peut pas s’enfuir. Ses pieds sont un désastre. Ils sont bandés lorsqu’elle a quatre ans pour conserver la taille d’un bouton de fleur de lotus. Les orteils sont repliés, ourlés sur eux-mêmes, entourés de bandelettes resserrées un peu plus chaque jour, jusqu’à la fracturation des os. Trois pas sont un supplice, dix une crucifixion. Sa famille la marie en bas âge avec un garçon d’une ville, d’un village éloignés. Il est à peine plus âgé qu’elle. À quinze ans, elle devient sa génisse. Elle n’a que des devoirs, lui, des leçons à lui faire. Quand il s’enrichit, il prend autant de concubines que son banquier le lui permet. Elle ? Elle ne sort presque jamais, elle pond. Elle pond à faire peur. Un jour la Terre s’appellera la Chine. (p.144)

Un roman qui repose sur le détail et la finesse, nous égare volontairement pour nous ramener à des personnages qui bousculent leur société et des manières de voir. Peut-être que Charles Baudelaire avait pressenti que les États-Unis deviendraient la puissance du monde moderne en traduisant Edgar Allen Poe. Geste rare à l’époque.
La France, surtout Paris, se voyait comme le centre mondial de la culture, des arts visuels et de la littérature. On verra nombre d’écrivains américains par la suite vivre en France avant de connaître la célébrité. Je pense à Ernest Hemingway, Gertrude Stein, Henry Miller et même Paul Auster, notre contemporain. James Joyce y fera aussi une escale et y publiera son Ulysse grâce à madame Stein.
Gilles Jobidon est toujours aussi exigeant avec son lecteur qu’il l’est avec lui. Un roman magnifiquement écrit qui mise sur l’ombre et la lumière pour créer une fiction qui ne trahit pas l’auteur des Fleurs du Mal. J’aime les textes qui demandent toute mon attention et qui peuvent parfois me déjouer avec ses multiples narrateurs.
Heureusement, il y a encore des Gilles Jobidon pour faire confiance au lecteur sans jamais faire de compromis. Parce qu’après tout, un roman est l’art du texte et une exploration qui permet de secouer le langage. Jobidon réussit parfaitement l’exploit avec La petite B.

La petite B. de Gilles Jobidon est paru chez Leméac Éditeur, 232 pages, 25,95 $.

vendredi 11 décembre 2015

Frédérick Lavoie montre l’humain derrière l’horreur

L’ACTUALITÉ NE CESSE de nous bousculer et des drames éclatent partout dans le monde. Après les attentats de Paris, un couple tire lors d’une fête en Californie et le nombre de victimes augmente. Terrorisme, dit-on. Nous en sommes à la guerre intime où « les autres » deviennent l’ennemie. L’horreur ne cesse de trouver de nouveaux lieux, d’attirer les regards et de semer la terreur. C’était l’année dernière en Ukraine et pourtant c’est il y a si longtemps. Qui se souvient de l’atroce guerre de Tchétchénie, du commando qui a frappé à Moscou ? J’avais collectionné des centaines de photos alors, étant encore journaliste au journal Le Quotidien. Nous étions envahis par ces scènes de villes dévastées, d’hommes et de femmes qui allaient dans les ruines comme des spectres. Je n’oublierai jamais la photo d’une jeune femme qui transportait des chaudières d’eau dans un camp de réfugiés près de Sleptsovskaya. Elle avait un sourire lumineux, semblait pouvoir survivre à tous les malheurs. J’avais pensé écrire une histoire en m’inspirant de ces « vues » de la guerre.

J’ai suivi les événements en Ukraine, la partition de la Crimée après un référendum rapide, l’intervention des Russes qui prétendaient être neutres, le bras de fer des puissances étrangères et l’appui plutôt hâtif du Canada au nouveau gouvernement. On a appris plus tard que Stephen Harper voulait attiser le conflit entre l’Ukraine et la Russie afin d’exporter le pétrole bitumineux en construisant un oléoduc qui balafrerait le Québec. Comme quoi les conflits les plus lointains ont des incidences sur les décisions de nos gouvernements.
Frédérick Lavoie s’intéresse à cette partie du monde, on le sait depuis la parution de Allers simples : Aventures journalistIques en Post-Soviétie en 2012. Il n’est pas étonnant de le voir retourner en Ukraine qui vient de renverser un gouvernement corrompu et qui n’arrive plus à calmer le jeu.

Ceux qui ont pris le pouvoir à Kiev souffrent du complexe du vainqueur. Ils n’ont pas la tête à négocier avec les forces réfractaires aux changements. Ils ont fait la révolution au prix du sang d’une centaine de martyrs. Ils estiment avoir gagné le droit d’imposer leur vision du pays. C’est aux vaincus de s’adapter, de s’allier aux victorieux, ou de se taire. Un régime corrompu et de plus en plus autoritaire a été renversé ; une vraie démocratie, une Ukraine libre et européenne est sur le point de naître. Il n’y aura pas de compromis avec ces profiteurs qui ont maintenu le pays sous la domination de Moscou et l’on conduit au bord de la faillite. Point final. (p.66)

Heureusement, il existe encore des journalistes indépendants qui vont sur les lieux pour voir pourquoi des populations qui vivaient dans une relative bonne entente depuis des décennies en arrivent à se haïr. Rencontrer des gens, les écouter, discuter avec eux et les accompagner dans ce qu’ils subissent, cela peu être dangereux, téméraire, même quand on ne fait rien pour narguer la mort. Frédérick Lavoie n’est pas un Paul Marchand, heureusement.
Les bombes frappent aveuglément. Pourquoi, à un moment ou un autre, une petite ville, un quartier deviennent une cible ? Des familles se sont levées le matin et se préparaient à une journée comme les autres.
Un missile qui semblait venir de nulle part est tombé sur une maison, tuant un jeune garçon de quatre ans. Un enfant qui n’avait que l’avenir est mort, bouleversant sa famille qui a tout perdu dans l’attaque, même le droit d’espérer. Une histoire qui se répète trop souvent quand les armes parlent.
Pourquoi est mort ce jeune enfant ? Pourquoi a été épargné le voisin ?

COMPRENDRE

Frédérick Lavoie cherche à comprendre et à expliquer aussi, peut-être, à cet enfant pourquoi il est mort. Le journaliste devient un témoin, la narration se fait personnelle et émouvante. Plus question du récit distant lesté de chiffres et de statistiques recensant les rebelles abattus et les soldats sacrifiés. L’empathie est là dès les premières lignes même si nous nous heurtons, nous le devinons, à la folie humaine, un conflit déclenché autour d’un sapin sur une place publique de Kiev. Les guerres commencent souvent par des peccadilles et engendrent les tueries les plus sanglantes.
Le jeune Artyom est mort le 18 janvier 2015 à 8h10 du matin au 5 rue Ilinskaïa de Donetsk. Mort absurde, injustifiée, injustifiable, idiote, déplorable comme toutes les tueries pendant un affrontement où la raison prend congé.
Arriver à dire à cet enfant pourquoi une roquette Grad est tombée sur sa maison quand la journée était à peine entamée, est particulièrement exigeant. Souvent, il faut remonter le temps pour comprendre le présent. Nous l’oublions tellement souvent. Le présent reste la partie visible d’événements qui cachent le pire comme le meilleur.
L’Ukraine possède une longue histoire avec son folklore, ses légendes, ses mythes, dont ceux des Cosaques qui ont enflammé l’esprit de bien des lecteurs. Il y a eu des guerres, des envahisseurs et des familles venues pour travailler et qui ont continué à parler leur langue, dont le russe. Beaucoup se sont regroupés autour des installations minières, particulièrement dans la province du Donbass. La cohabitation des ethnies n’est jamais facile. On l’a vu dans tellement de pays. Il suffit d’une étincelle et tout explose.

PROJET

Le projet du président Viktor Ianoukovitch de rejoindre l’Union européenne suscite espoir et désolation. La Russie tolère mal une perte d’influence sur cette partie du monde. Surtout, un marché rentable pour son pétrole et le gaz naturel est menacé. Le Canada de Harper savait tout cela. Le président fait volte-face pour se tourner vers la Russie qui promet des montagnes d’argent. La situation s’envenime et le gouvernement est renversé à la grande surprise de tout le monde, même des révolutionnaires.
Frédérick Lavoie se rend dans les zones d’affrontements, là où l’armée bombarde les rebelles qui ripostent comme ils peuvent, rencontre la famille du petit Artyom, écoute les parents, assiste aux funérailles et vit un moment surréaliste. Le cercueil blanc repose sur des chevalets avec derrière, tout près, un camion lance-roquettes. Comme si on avait décidé d’exposer l’enfant avec son assassin. Cette photographie fera le tour du monde. Une image qui montre la guerre dans toute sa grossièreté et son indécence. Qui n’a pas été perturbé par la photo du jeune Alyan retrouvé mort sur une plage de Turquie. L’illustration parfaite des dangers qu’affrontent les gens qui fuient leur pays. Un rappel brutal pour nous dire que ces réfugiés risquent leur peau.

HISTOIRE

Frédérick Lavoie tente de démêler les fils, d’expliquer une situation difficile à comprendre, quasi impossible à décrire. Une intrigue pire qu’un roman de James Joyce. Certainement que le petit Artyom aurait préféré s’amuser sur son tricycle plutôt que d’écouter cette trop longue histoire de bombardements, de manifestations et de tirs de missiles. Que peut comprendre un enfant à une suite d’aveuglements, d’obsessions et d’entêtements ? 
Le journaliste croise des militants intelligents, ouverts, capables de discuter des grands problèmes qui déchirent le monde. Il y a de l’espoir…

Ils croient en la justice, l’équité, la démocratie, les libertés individuelles et veulent que chaque Ukrainien puisse en jouir autant qu’eux. Je les écouterais durant des heures discourir et débattre autour d’un verre de vin ou d’une bière, chercher des solutions pour réinventer l’État et le sortir de son marasme postsoviétique. Ils sont l’incarnation de ce que la Révolution de la dignité a apporté de mieux à l’Ukraine. Ils sont l’espoir d’un réel changement et la force vive qui s’affaire à le concrétiser. Et pourtant. Dès que j’aborde avec eux les causes de ta mort, de la guerre dans le Donbass et de la désaffection de ses habitants, ils enfilent des œillères. Ils sont soudainement intransigeants, manichéens, ignorants même. Leur indignation devient sélective. Leurs capacités d’empathie, de discernement et d’autocritique s’arrêtent là où la ligne de front commence, là où l’intégrité territoriale de leur pays est remise en question. (p.219-220)

Frédérick Lavoie arrive à nous passionner pour une situation politique compliquée et raconte surtout le quotidien des victimes, de ceux que l’on classe comme « dommages collatéraux ». Il nous captive, là où les médias nous embrouillent et se contentent de répéter des chiffres et de recenser les morts. Lavoie touche l’humain, la douleur, la compassion, l’amour, ce qui fait que des résistants survivent aux pires situations et finissent par se relever. C’est peut-être là l’avenir du journalisme qui s’essouffle, se contente de se répéter à la télévision ou de montrer des images qui donnent la nausée. Un pan d’humanité malgré la folie, la guerre et les obsessions. Nous en avons bien besoin.
Un récit émouvant qui cerne les humains dans ce qu’ils ont d’admirable et de terrible. Parce que les hommes et les femmes, partout, dans la longue marche de l’humanité ont provoqué les horreurs et démontré une compassion souvent étonnante.

Ukraine à fragmentation de Frédérick Lavoie est paru aux Éditions La Peuplade, 264 pages, 24,95 $.

mercredi 2 décembre 2015

La vie ne cesse d’inventer des histoires

LA VIE EST UNE aventure où des choix sont à faire, des directions à prendre qui nous entraînent parfois dans des lieux et des villes envoûtantes. Nous sommes tous les possibles et des gestes, selon les événements et les circonstances, font que certains individus ne s’éloignent guère des lieux qui ont marqué leur enfance quand d’autres s’exilent à jamais. Qu’aurait été ma vie si, au lieu de m’éloigner à Montréal pour des études, j’étais demeuré dans mon village pour vivre avec la fille qui me coupait le souffle à seize ans ? J’aurais dû travailler à la scierie ou suivre mes frères dans la forêt comme je l’ai souvent fait pendant l’été. Je viens d’une famille de forestiers et de nomades qui se sont aventurés jusqu’au plus loin du Nord. J’ai souvent pensé à un roman où j’inventais les vies qui auraient pu être les miennes. Catherine Leroux répond à cette question en prouvant que la vie se moque du temps et de l’espace.

Un squelette est découvert dans un boisé près de l’hôpital Victoria à Montréal. Il est là depuis un certain temps étant donné son état. Qui est cette femme ? Comment elle est morte? Les policiers tournent en rond. Celle que l’on nomme Madame Victoria restera une énigme et sa mort un cas jamais résolu. Impossible de connaître sa véritable identité et ses origines. Pas possible non plus de remonter le fil de la vie de cette femme qui semble être morte de « sa belle mort ».

Germain, bien qu’on l’interroge quatre fois par jour, n’a pas plus de pistes que les autres. Mais il est hanté par le souvenir du crâne, se maudissant de l’avoir signalé si vite à la police, comme une mère qui aurait laissé son enfant partir sans prendre le temps de le serrer dans ses bras, de lui insuffler ce qu’il faut d’amour pour affronter le monde. Celle qu’on surnomme désormais Madame Victoria s’est éteinte seule, sans les mains compatissantes d’un Germain pour l’accompagner jusqu’au dernier seuil, sans personne pour la pleurer. C’était ça, cette tristesse incommensurable qu’il avait sentie devant le crâne. C’était le poids de cette solitude absolue (p. 11)

Qu’est-ce qui a amené Madame Victoria dans ce boisé, au coeur de la ville, pour mourir loin de tous comme un animal quand ses derniers moments sont venus ? Comment faire pour ne pas laisser de traces ? La mort n’emporte pas le passé, son histoire, ceux qui peuvent se souvenir. Nous laissons toujours des empreintes et des enfants, des amis, des connaissances qui, un soir de nostalgie, se souviennent et rappellent que vous avez été. Je répète souvent que nous survivons dans la mémoire de deux générations, parfois trois. Après, le silence prend tout l’espace. Une nouvelle neige biffe toutes les empreintes et recommence à neuf. Comment effacer son vécu et avancer incognito dans la mort, brouiller les pistes pour ne laisser que des questions sans réponses.
Les enquêteurs sont bien embêtés par ce squelette venu peut-être du bout du monde pour mourir dans la plus belle des discrétions. Je pense à ces histoires de mon coin de pays qui racontent que des Polonais sont tombés dans les barrages lors de la construction des grands ouvrages sur les cours d’eau du Saguenay. Chutes, accidents et ces hommes anonymes sont restés dans leur tombeau de ciment. Des migrants disparus sans rien laisser derrière eux. Des histoires dignes de Samuel Archibald.
J’ai souvent rêvé aussi devant les photos de Lucy, cette ancêtre qui a vécu en Éthiopie il y a trois millions d’années et qui nous en apprend un peu sur nos origines. Que sait-on de son vécu dans les savanes africaines ? Et sa fille Salem… Le corps témoigne, mais garde ses mystères. Elle était de la race des cueilleurs et se déplaçait à la verticale. Autant dire qu’elle respirait.

VISAGE

Madame Victoria ne restera pas cette morte anonyme. Catherine Leroux imagine plusieurs femmes avec des vies particulières. Une seule contrainte : toutes doivent mourir dans ce boisé et ne rien laisser qui permet de les identifier. Nous basculons dans les plus belles fictions. Rapidement, nous oublions Montréal, l’enquête et les policiers. Toutes ont vécu l’amour, la peur, la douleur, l’abandon et la maternité pour certaines. L’écrivaine ne se restreint pas à une époque et présente des tableaux fascinants.

Plus de dix ans après le décès de Madame Victoria, ce sont cette fois ses cheveux qui intéressent les scientifiques. Grâce à de nouvelles techniques, ils parviennent à tirer des robustes filaments ayant échappé à la dégradation une foule de renseignements inédits. Chacun des quarante-trois centimètres des brins analysés révèle un mois des dernières années de la morte anonyme. On apprend alors que Madame Victoria a déménagé sept fois en trois ans, partant du nord de la province pour se déplacer vers le sud. On découvre aussi qu’elle souffrait d’une carence en minéraux pouvait indiquer une grave maladie. (p.13)

L’une est esclave, amoureuse du fils de son maître, une autre est incapable de tolérer la proximité des humains. Une allergie sévère plutôt originale. Une Victoria a été l’objet de certaines expériences médicales qui ont gâché sa vie. Une journaliste a fait son chemin dans la plus terrible des solitudes, un modèle et une féministe d’avant-garde. Une autre a trahi quand elle a lâché la main de son compagnon au moment de sauter de la falaise. Toutes vivront des événements qui les poussent hors de leur milieu, les font basculer dans la détresse et la solitude.
Les Victoria démontrent, peut-être, que la vie est une aventure imprévisible qui peut prendre toutes les directions.

PORTRAITS

Ces femmes doivent surmonter des situations particulières, nous poussent souvent dans des directions étonnantes et montrent tout le talent de cette jeune écrivaine qui a surpris dans La marche en forêt et Le mur mitoyen. Comment faire sa vie quand on est une Noire qui subit les caprices des maîtres ? Plusieurs romans nous racontent les vies horribles des Noirs en Amérique, particulièrement Aminata de Lawrence Hill. L’histoire imaginée par Catherine Leroux ajoute une page douloureuse à l’aventure américaine.
La romancière nous fait oublier rapidement la contrainte de la fin et on s’attache à ces femmes originales et aux personnalités touchantes.

Je m’appelle Victoria, mais ce n’est pas mon vrai nom. Car ceux qu’on me donne sont tous inexacts. Je possède tous les noms du monde, les paroles de tous ceux qui ont vécu avant moi. Je m’appelle mystère, douleur, ou parfois verdict. Je suis une hache, une bombe chargée à bloc, une flèche pointée sur les derniers mots de l’histoire. Je suis courage, je suis vestige, je suis pont. Je suis lumière. Je me nomme victoire comme pour dire  « la dernière ». L’ultime survivante. Je m’appelle amour et guerre. Je m’appelle éon. Je suis une éternité, je suis tout, puis plus rien. (p.196)

Le passé est peut-être la somme de toutes les histoires que l’on n’arrive pas à démêler et qui nous poussent vers un avenir insaisissable. Parce que toutes les aventures se ressemblent et montrent un milieu, une société à un moment précis. Combien de vies reposent en nous et que faudrait-il faire pour les découvrir ?
Un roman écrit dans une langue splendide où un mystère en dissimule toujours un autre. Et ces moments uniques, magnifiques où l’écriture prend toute la place.

Autour de mes chevilles, mes jupes ondoient comme si elles étaient vivantes. Je ne sais pas comment, mais je me retrouve à quelques pouces d’Hector. Dehors, le vent s’en prend au feuillage et les arbres s’ébrouent lentement. À deux mains, je cueille son visage et l’approche du mien. Sa bouche est une chapelle et toute mon âme s’y agenouille. Je ne vois plus rien, mes oreilles sifflent. Quand nous nous détachons et qu’Hector s’en va, la cuisine se vide complètement, il ne reste plus rien. Je me glisse dans ma chambre. Près de mon lit, le mur du poêle est rouge comme les braises. (p.122)

C’est pour ça que j’aime la littérature et que je voudrais lire tous les livres.

Madame Victoria de Catherine Leroux est paru aux Éditions Alto, 208 pages, 22,95 $.