lundi 4 avril 2016

Francine Brunet nous étourdit encore une fois


FRANCINE BRUNET a de la suite dans les idées. Dans son premier roman, en 2014, elle nous transportait à La Tuque en Haute-Mauricie pour nous faire vivre des aventures assez particulières avec de vrais originaux. Elle a eu la bonne idée de faire appel à certains d’entre eux pour son tout nouveau roman. On retrouve Fernande Pouliot, l’infirmière, la coroner Alice Pelletier et même Tibi, un maniaque de musique un peu fêlé du chaudron. Je ne sais pas s’il y a une idée derrière ces publications, mais son premier ouvrage s’intitulait Le Nain et voici Le Géant. Toujours est-il que la Mauricie reste au cœur de ce nouvel ouvrage. Les migrations de Rosie, entre ses deux familles, les voyages de Victor au volant de son camion, les secrets de Franie et le curieux savoir de Babal nous poussent à la fois dans le monde autochtone et sur les grandes routes qui traversent l’Amérique du Nord.

Victor Scarpa, un homme plutôt impressionnant avec ses six pieds sept pouces, est camionneur et va pendant des jours sur les routes de l’Amérique au volant de son camion. De quoi faire saliver Serge Bouchard, celui qui s’intéresse à nos grandes figures du passé et qui adore les camions. Victor, un passionné de littérature, a fondé le ClubAudio et partage des enregistrements d’œuvres littéraires avec ses collègues qui se laissent charmer par une voix mystérieuse, celle d'une femme que tous voudraient connaître.
Belle idée que de partir comme ça sur les routes en écoutant un roman d’Agota Kristof ou de Yann Martel. Parce qu’un livre, après tout, est un voyage. Il faut une destination, un point de départ et un point d’arrivée. Comment ne pas penser à Jean-François Caron, cet écrivain devenu camionneur depuis peu et qui explore le continent au volant de son poids lourd ? Il était au Nouveau-Mexique aux dernières nouvelles. Je lui souhaite de rencontrer le géant Scarpa. Il pourra lui emprunter un roman et l’écouter en descendant lentement vers le Sud ou en remontant vers le Nord avec les outardes. Pourquoi pas l’un de ses ouvrages ? J’opterais pour Rose Brouillard, le film. Il pourrait rouler dans son imaginaire et « s'entendre » d’une autre manière.
Francine Brunet, dans Le Nain, multipliait les rebondissements et les intrigues. Elle fait preuve encore une fois d’une imagination débridée et bien des histoires se croisent, se bousculent pour nous dérouter. Rosie, Franie, Babal, Victor et Luciano, un policier qui se retrouve derrière un volant à cause d’une histoire d’amour, tous nous entraînent dans les courbes de la vie. Tous taisent des secrets qui, parfois, deviennent trop lourds. C’est le propre des livres que de révéler ce que l’on cache dans la vraie vie.

SUICIDE

La mère de Franie, Angela, s’est suicidée de façon spectaculaire en se jetant du haut du pont Mercier. Une triste histoire que personne ne veut évoquer, surtout pas sa fille qui amorçait une carrière de comédienne. Tout s’ouvrait devant elle, mais la vie lui a fait prendre une autre direction. Et elle a joué un rôle dans  cette tragédie qu’elle a du mal à avouer.
Il y a Rosie, la fille de Victor et de sa première épouse Madeline. L’adolescente vit en garde partagée et voudrait bien s’installer avec son père. Une jeune fille qui aime les chiffres et les mathématiques.

Aujourd’hui, assise en classe pour son cours d’algèbre et portée par cette inclination pour les mathématiques, Rosie trouve tous les x et les y infiniment poétiques. Bien entendu, elle s’émerveille en solitaire. Ses copines ne comprendraient pas. C’est un phénomène qu’elle goûte en secret afin de ne pas être étiquetée nerd et se retrouver seule. Elle a aussi appris à taire ce que le tableau rempli de chiffres produit dans sa tête. Les chiffres ont leur couleur propre et Rosie voit des couleurs qui se croisent, se tissent, s’entremêlent. Une équation se transforme en arc-en-ciel. (p.24)

Il y a aussi les tantes Anni et Couni, des Atikamekw revenues vivre dans le secteur de La Tuque, des jumelles qui ne se sont jamais quittées. Elles partagent des plaisirs secrets. Autant le dire, des enregistrements particuliers tout en buvant une tisane qui fait planer un peu. Elles ont un penchant pour les histoires érotiques et un peu corsées.
Victor est aux prises avec les problèmes de sa fille qui prend de la drogue, doit partir sur les routes, se lie d’amitié avec Luciano. Il y a les livres du ClubAudi, les découvertes, les rencontres avec les collègues, les échanges et les petites discussions, la voix envoûtante de celle qui les berce d’un océan à l’autre.
J’ai déjà fait l’expérience d’écouter un roman en circulant entre le Lac-Saint-Jean et Montréal. J’avais glissé le CD dans le lecteur en m’éloignant de la maison pour arriver sur le pont Jacques-Cartier à la fin de l’histoire. Une manière de basculer dans une autre dimension, de perdre la notion du temps et de l’espace. Une voix vous entraîne sur une route qui est peut-être celle de l’imaginaire et du bonheur.

ENQUÊTE

Il n’y a pas plus routinier que la vie d’un camionneur qui se retrouve seul dans l’habitacle de son gros véhicule et qui franchit des distances qui me font frémir. Je n’aime pas particulièrement être au volant et conduire un camion s’avérerait un supplice. Victor apprend que l’on fait le trafic de matériel pornographique entre les États-Unis et le Canada. Les camions sont fouillés aux frontières. Cela crée une certaine tension et les hommes deviennent un peu plus nerveux.

Luciano Vidal sirote son café. Son relais est en retard. Il pense qu’il n’aurait pas dû se confier ainsi à Victor. Mais qu’est-ce qu’il lui a pris ? Il se dit aussi qu’il devra donner un coup de fil à son ancien collègue Robitaille, pour le sonder à propos de l’affaire Chucky. Les gars commencent à jaser autour et à se poser des questions. Il se passe quelque chose. Une enquête doit être en train de se faire. Vidal ne peut le nier. Le boulot lui manque. (p.80)

Cette enquête va s’effilocher et disparaître tout simplement. Francine Brunet voulait nous pousser dans une fausse direction. Ça nous permet pourtant de cerner Franie et de découvrir peu à peu le drame de son enfance. Sa mère Angela était une droguée, une alcoolique et une itinérante qui souffrait de problèmes mentaux. Elle n’a pas su s’occuper de sa fille et ce sont les grands-parents qui s’en sont chargés. Les frasques de sa mère finiront par faire mourir son grand-père, un capitaine qui naviguait sur le Saint-Laurent. Il y a aussi un certain Franky Tousignant, un phénomène, avec qui sa mère avait des liens

Franky Tousignant mourra à l’âge incroyable de cinquante-six ans, au bout de trente-quatre jours aux soins palliatifs de l’hôpital de La Tuque. L’errance d’Angela et la rousseur de Franie l’ont toujours gardé à l’abri de la reconnaissance de sa paternité. (p.186)

Des attaches que Franie ne veut pas voir.

VOYAGE

Tout le monde voyage dans ce roman. Les tantes Anni et Couni, après une vie à Montréal, ne cessent de migrer entre le chalet du lac Vert et La Tuque. Rosie oscille entre ses deux foyers, connaît certaines expériences plus ou moins difficiles. Babal étonne un peu tout le monde avec sa propension à réciter des versions plutôt épicées de La Belle au bois dormant à la garderieSon prince ne se contente pas d’un chaste baiser pour réveiller sa dulcinée.
Bien des pirouettes, des fausses pistes avant d’arriver à cerner le personnage de Franie, de s’arrêter au drame qui a brisé sa vie. Elle est particulièrement marquée par sa mère. Heureusement, Victor est solide comme le roc. Rosie devient une complice et tout le monde l’aime même s’il y a une faille dans sa vie. Et peut-être qu’une thérapie va lui permettre d’éloigner la dépression qui lui tombe dessus avec l’automne.
Pour Francine Brunet la vie est une suite de récits qu’il faut écouter, réécouter comme le font les camionneurs quand ils s’isolent dans leur habitacle et qu’ils se laissent bercer par la voix enchanteresse de leur lectrice mystérieuse. Parce que c’est par elle que tout arrive et par elle que tout va. Cette voix qui aura des effets particuliers sur son bébé.
Il y a une effervescence dans les récits de madame Brunet qui peut créer la dépendance. C’est frais, souriant, pétillant malgré les drames terribles que chacun transporte. Un véritable bonheur que de se laisser emporter sur les routes de l’Amérique avec la voix de cette écrivaine que j’imagine riante et pleine de soleil. Un livre qui nous permet de plonger dans les secrets de ses personnages, comme on le fait quand on s’abandonne à une intrigue qui permet le plus beau des départs. Une écriture simple, quasi invisible qui cède toute la place à des personnages séduisants. Une plongée dans la littérature et la vie qui sont la source de toutes les histoires, bonnes ou mauvaises. Je me suis bien amusé malgré la gravité qui reste toujours présente dans les écrits de madame Brunet.

PROCHAINE CHRONIQUE : L’INTERROGATOIRE DE SALIM BELFAKIR d’Alain Beaulieu publié chez Druide.

Le Géant de FRANCINE BRUNET est paru chez Stanké, 224 pages, 24,95 $.

jeudi 31 mars 2016

Les écrivains aiment imaginer des mondes

TOUT RECOMMENCER, être Adam ou Ève sur une île déserte pour réinventer la vie. Cette idée a fasciné nombre d’écrivains. Tout commence bien malgré la solitude et la catastrophe. Après tout, le rescapé se retrouve dans un paradis et il n’a pas à se protéger des animaux sauvages. Arrive l’autre et tout bascule. La venue de Vendredi bouscule Robinson Crusoé. Le primitif et le civilisé doivent apprendre à vivre ensemble. Il faut réinventer la vie en société dans Sa majesté des mouches d’Arthur Golding où des enfants retournent à l’état sauvage. Qu’est-ce qui fait la civilisation et éloigne la barbarie ? Dynah Psyché, dans Rouge la chair, reprend le thème et l’explore à sa façon.

Daniel Defoe, Michel Tournier, Arthur Golding ont tenté d’inventer une vie nouvelle sans pour autant réussir à décrire un monde où la violence, les agressions et la folie disparaissent. Yann Martel dans L’histoire de Pi met face à face le tigre et le jeune garçon.  Ce sera l'humain qui profitera le plus de cette fréquentation. 
J’ai fait une incursion de ce côté, il y a plusieurs années, en me lançant dans un roman qui racontait l’histoire d’un survivant. Il se retrouvait seul sur la planète. Du moins, il le pensait jusqu’à ce qu’ils voient des empreintes sur le sable. Tout recommence. La peur, les craintes, l’autre qui devient une menace, les armes. J’ai abandonné le projet, n’arrivant pas à trouver une voie nouvelle. Comment ne pas penser à La route de Cornac McCarthy ? Le monde retourne à la sauvagerie quand il tente de se réinventer.
L’histoire des Amériques illustre ce mythe. Les arrivants rêvaient d’abandonner leurs « misères » dans la vieille Europe pour inventer un monde meilleur. La longue marche vers l’Ouest américain cherchait à s’éloigner des dogmes religieux de plus en plus étouffants pour créer une société libre. La Californie semble la plus réussie de ces utopies avec sa mentalité ouverte et sa tolérance. L’humain, semble-t-il, ne sait que reproduire des instincts ancrés au plus profond de lui. Un loup ne peut être qu’un loup.

RECOMMENCEMENT

Fiona vit dans une tribu de nomades. Tous déménagent à la saison des pluies pour se protéger des moustiques et de l’humidité. Ils naviguent dans de grands canots et se réfugient à l’intérieur du fleuve, sur les hautes terres. Les femmes vivent d’un côté et les hommes de l’autre. Un monde pacifique, fait de bonne entente et de partage.

Fiona ne quittait jamais la mangrove sans un petit serrement de cœur. Même si la migration était prévue et se répétait chaque année à la saison des pluies, la jeune fille aurait aimé y échapper. « Pourquoi doit-on partir ? » avait été une de ses questions rituelles quand elle était plus jeune. (p.9)

Les nomades vivent un tsunami qui emporte tout sur son passage. L’adolescente se retrouve sur une île, sauvée par un arbre mythique qui l’a protégée de la mort. Le sang-dragon pourrait être l’arbre du bien et du mal, celui de la connaissance qui garde la vie. Où est-elle et y a-t-il des survivants ? Elle explore son nouvel environnement, retrouve le corps de sa meilleure amie Kloé. Il reste l’espoir que des membres de sa tribu viennent la secourir. Sa mère ne l’abandonnera jamais. Elle se débrouille malgré la solitude, trouve des hameçons et peut attraper des poissons.
Après un certain temps, une bande d’enfants envahit son île. Ce qui pourrait s’avérer des retrouvailles, une fête, devient un cauchemar. Un garçon particulièrement brutal impose son pouvoir et domine les autres.

Fiona était littéralement estomaquée par le comportement des enfants. De jeunes sauvages, voilà ce qu’ils étaient devenus. On leur avait enseigné l’entraide et la solidarité, mais ils avaient oublié les leçons des adultes pour sombrer dans la guerre. Il fallait absolument les calmer et ce d’autant plus vite qu’elle trouvait inquiétante la présence des couteaux. Les enfants étaient prompts à s’enflammer, ils paraissaient excédés et prêts à tout, simplement parce que la faim les dominait. (p130.131)

La jeune fille doit se dresser devant Fulbert, le chef qui terrorise les plus jeunes. Elle est plus vieille et plus forte physiquement, incarne le pouvoir malgré elle. Comment ramener les enfants à des manières qui correspondent à celles que les parents et les anciens leur ont inculquées ? Que reste-t-il de l’ancienne vie ? Que deviennent les valeurs quand les liens de la collectivité s’effritent ? La civilisation est-elle l’affaire de la société ou de l’individu ?

QUESTIONS

Ce roman permet de réfléchir à la vie en groupe, aux instincts ancrés dans les êtres humains, aux pulsions qui caractérisent les mâles et les femelles. Fulbert est obsédé par le goût du sang. Le jeune chasseur pousse le groupe à la violence et aux excès grâce à un rituel qu’il invente. Fiona tente de garder son équilibre et de protéger les enfants de ce garçon qui semble prêt à tout.

De toute façon, elle le refusait, ce pouvoir qui consisterait à décider pour eux. Tout simplement parce qu’elle ne voulait pas que l’inverse se produise : qu’on prenne des décisions pour elle. Comme si la conscience de sa responsabilité vis-à-vis d’elle-même avait fait germer un profond besoin de liberté dans sa tête… Elle s’engageait à faire tout son possible pour prendre soin d’eux, mais ce rôle était-il jouable sans donner des ordres et statuer pour autrui ? Et si une opportunité se présentait pour qu’elle parte, mais seule, pourrait-elle les abandonner ? (p.144)

Fulbert incarne ce je sanguinaire et Fiona la collectivité. Les deux ne peuvent que se dresser l’un devant l’autre.

FILLETTE

Lilia, une petite, a disparu lors d’une chasse. Fulbert ne s’en soucie guère. Ce qui importe c’est la chair, le sang pour imposer sa férocité et sa puissance.
Une femelle lamantin a remplacé son bébé par l'enfant qui se nourrit à son sein. Les autres la suivent et l’animal devient la mère de tous. Symbole de générosité, de résilience, d’amour qui transgresse les frontières et permet le partage dans le plus incroyable des dons. On a eu le mythe de Tarzan qui a été adopté par des singes. Il ne faut pas oublier que Rome, selon la mythologie, a été fondé par Rémus et Romulus, des frères jumeaux nourris par une louve. Ce contact entre l’animal et l’humain est bien présent dans l’histoire de la pensée humaine.
Belle occasion de réfléchir sur ce que sont les instincts qui nous poussent à tuer ou à s’entraider. Le goût du sang serait-il particulièrement fort chez les mâles et moins présent chez les femelles ?
Rouge la chair nous pousse à la limite. L’amour, le partage, la générosité, le don de soi ne seraient pas seulement l’apanage de la race humaine. L’animal peut faire preuve d’empathie dans des comportements étonnants.

Or il l’avait retrouvée et il ne souhaitait plus la perdre. C’était son amie et elle était gentille. La preuve en était qu’elle avait partagé sa nouvelle mère avec eux. Ils avaient tous bu de son lait et une « famille » s’était formée à ce moment-là. Puisqu’elle était devenue leur mère, ils étaient frères et sœurs. Mais pas comme les jumelles Amala et Kamala qui se disputaient tout le temps. Une famille à eux, avec une seule règle, le silence… …Les autres l’avaient écouté, fascinés par son discours. Tout ce qu’il disait leur paraissait vrai, et même si le lait n’avait pas bon goût au début, même s’il les avait rendus malades, c’était tellement bon d’avoir retrouvé une maman et de former une famille…(p.249-250)

Un roman fort intéressant malgré certaines incongruités. Fiona vit dans la jungle et souvent on a l’impression qu’elle possède la pensée d'une citadine. Cela passe par un vocabulaire et des raisonnements décalés. Ça sonne un peu faux. Et elle ne cesse de se questionner sur ce qu’elle vit, doit faire ou doit défendre. Ces grandes considérations sont beaucoup plus le fait de l’auteure que du personnage, il me semble. Dans une situation semblable, il y a moins de raisonnements que de gestes. Les grandes introspections et les hésitations de Fiona cassent le rythme de l’histoire et nous font oublier un peu sa situation.
Malgré des tics, Rouge la chair n’en demeure pas moins un roman intéressant qui va à la source de cette violence qui détruit nos sociétés. L’écrivaine pousse plus loin en envisageant les rapports entre les bêtes et les humains. Une histoire séduisante qu’un élagage aurait pu rendre irrésistible.

PROCHAINE CHRONIQUE : Le géant de Francine Brunet publié chez Stanké.


Rouge la chair de DYNAH PSYCHÉ est paru chez XYZ Éditeur, 290 pages, 24,95 $.

lundi 28 mars 2016

La vie est la plus incroyable des histoires


QU’EST-CE QUI TIENT en vie ou qui fait que le corps flanche ? Christiane Duchesne, dans MOURIR PAR CURIOSITÉ, aborde cette question de façon étonnante. Emmanuel, après un grave accident, se retrouve dans le coma. Ses signes vitaux sont là, mais on doute de sa survie. Au mieux, il  perdra l’usage de ses jambes. Rose, sa tante, décide de lui parler pour le retenir, pour le garder là. Elle entreprend un voyage particulier en lui racontant la vie des ancêtres, se permettant d’inventer des personnages. Elle remonte l’échelle généalogique pour donner un visage à ceux qui, avec le temps, se réduisent à un nom et deux dates dans un cimetière. Ce qui importe pourtant, c’est l’espace entre la naissance et la mort, là où le vivant prend toutes ses dimensions.

Je me suis retrouvé, en lisant Christiane Duchesne, dans l’esprit d’un enfant qui attend son histoire avant de s’abandonner au sommeil. Mes parents ne nous racontaient jamais d’histoire avant d’aller au lit, mais nous avions un voisin qui était peut-être le plus grand menteur de la paroisse, celui qui pouvait transformer sa journée en événement fabuleux. Et comme il venait presque tous les soirs après le souper, il donnait sens à notre journée. Il ne faut pas chercher ailleurs mon goût pour les romans et l’écriture. Cet homme extravagant m’a poussé vers les livres et fait découvrir le merveilleux qui se cache dans tous les jours de la semaine.
Une vie est une vie, mais peut-être aussi qu’elle ne serait rien si elle n’était pas liée au passé, à une histoire qui permet de nous dresser dans le maintenant et à un souffle qui nous berce, nous enchante, nous bouscule et nous emporte comme une bouteille à la mer. Un héritage aussi, le plus beau de tous. Nous sommes ce maillon qui permet d’échapper au temps et aux enfermements du présent. Nous sommes ce temps entre un passé et le futur, un croisement qui soutient toute l’histoire de l’humanité.

Pour le moment, je me contente d’observer la mort en silence et de l’intérieur, tout cela est bien intriguant, ça aiguise la curiosité, je suis mon propre cobaye et je m’examine sous toutes les coutures avec attention, mais je ne suis pas mort, alors réjouissez-vous plutôt que de pleurer sur mon sort. Réjouissez-vous à ma place parce que, moi, je n’y arrive pas. (p.23)

Emmanuel s’accroche à la vie par la parole de cette tante qui n’est jamais à court de mots. Une expression biblique dit « le verbe s’est fait chair ». La vie se fait mots, histoires qui s’imbriquent à toutes les histoires vraies, possibles, rêvées ou inventées. Les phrases sont un souffle qui permet la conscience. C’est là la plus folle et la plus belle des aventures. Christiane Duchesne chevauche entre le réel et l’inventé, le possible et l’impossible. Elle nous permet de se moquer de la mort et de la déjouer par son imagination. 

Dans le grand arbre de la famille, elle choisit chaque jour un personnage, c’est la mission qu’elle se donne et dont elle ne parlera à personne. Thérapie par la généalogie, des histoires de famille comme une musique qui se fraiera un chemin entre les strates de la conscience, par petites couches qu’elle laissera se déposer lentement au rythme d’une par jour. Les histoires rassurent, même celles qui sont tristes, même celles qui font peur du seul fait qu’elles sont vraies ou tout au moins possibles, parce qu’une voix les raconte et les offre sans rien demander d’autre que d’y croire. Une corde à nœuds pour Emmanuel. (p.28)

Une sorte de conte des Mille et Une Nuits qui vous garde dans le présent. Rose est une Shéhérazade qui tient la mort à distance. J’aime ces personnages qui se succèdent et nous permettent d’oublier les enfermements du silence. L’impression d’aller d’une pierre à l’autre pour traverser une rivière. 

LIEN

Emmanuel a conscience de certaines présences, de ses parents ou du personnel soignant, mais ce qui importe, c’est cette corde que tient Rose, cette présence qui l‘attire tout doucement du côté de la vie.

Entre les visites de mes parents, des médecins et des infirmières, des ergos, des physios et tes sit-in, Rose, il y a de très longues heures de simili silence. Je pense au silence, je pense que je suis dans le silence, très loin à l’intérieur du silence. Ou dans ses creux. Je m’y perds comme on se perd dans celui de la mer qui n’est surtout pas tranquille, qui mène un vacarme énorme, avec le vent, les galets qui crépitent en roulant dans la vague, les mouettes agitées, les rouleaux blancs d’écume, les vagues qui se cassent, celles qui se frappent et celles qui s’enfuient, tout n’est que bruit au bord de la mer et en mer aussi, mais on se trouve au milieu de ce tapage dans un maelström de silence, dans un creux du silence, chacun possède le sien, et ce silence-là ne se partage pas puisqu’il naît de l’intérieur de celui qui écoute. (p.57)
 
Petit à petit, Emmanuel revient vers ses parents et son amie Juliette, retrouve tout ce qui lui a été enlevé quand le bolide a foncé sur lui. C’est long, c’est lent, ce sont bien des chemins et des courbes. Tout dans la vie est méandres et courbes sinueuses qui nous égarent dans le plus chaud du jour. Quand plus rien ne tient, il reste l’imaginaire, le pouvoir d’évoquer et de dire. « Vivre pour raconter », répétait Gabriel Garcia Marquez.
Je souhaite que sur mon lit de mort, quelqu’un vienne lire un livre que j’ai particulièrement aimé. L’un de ces écrivains qui ont marqué ma vie et m’ont permis de m’ouvrir les yeux sur ce qu’est l’art de vivre. Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Robert Lalonde, Gunther Grass, Jean Giono, Nicole Houde et Jacques Poulin. Je suis certain alors que je pourrai partir en souriant parce que jamais je n’aurai été aussi vivant.

RENCONTRE

Christiane Duchesne rend hommage ici à l’art de dire, de raconter, au métier qu’elle pratique et qu’elle pratiquera encore jusqu’à son dernier souffle. Parler, c’est vivre. Quel bel hommage à la littérature, à son travail qui est peut-être de tenir les consciences en éveil. J’aime penser que les écrits permettent de s’accrocher au présent et de tendre les bras vers le passé afin de permettre le futur. Tout repose sur nos gestes, des paroles, des rêves et nos manières de s’inventer. Les histoires permettent de tisser ces liens, de garder des personnages et des événements bien vivants. Autrement, que resterait-il ?

Se souviendra-t-il de tous ces gens, les inventés, les connus, les inconnus, aura-t-il su distinguer les vrais des faux ? Ils en reparleront tous les deux sur la plage de galets ronds, à moins qu’une fois revenu dans le monde, il n’ait plus envie de cette vaste famille. Un jour, plus tard, Rose racontera la vie de ses petits des écoles, ce sera son livre des miracles. Terminées les histoires, et les chaussettes aussi. (p.293)

Rien n’est fini. Tout recommence. On ne peut jamais en finir avec les histoires. La vie est une merveilleuse intrigue qui ne cesse de se renouveler. Il ne faut jamais arrêter d’inventer des « mensonges vrais » et des personnages parce que ce serait consentir au silence. Et cela, la vie ne le permet pas. Et je pense à Nicole Houde, Claude Le Bouthillier, Jacques Girard, tous des inventeurs de mondes qui viennent d’entreprendre le grand voyage. Je sais qu’ils ne peuvent mourir pour vrai malgré les apparences. Ils sont là, ils me tendent la main parce qu’ils m’ont laissé des romans, des talles de mots qui se moquent du temps.

Mourir par curiosité de CHRISTIANE DUCHESNE est paru chez Boréal, 296 pages, 25,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Rouge la chair de DYNAH PSYCHÉ publié chez XYZ ÉDITEUR.