mercredi 4 mai 2016

Martine Desjardins invente une nouvelle religion

LE QUÉBEC A TOUJOURS eu un lien particulier avec l’argent. Le clergé ne cessait de répéter, avant la Révolution tranquille, que nous n’étions pas nés pour les affaires, mais pour s’occuper des âmes et de notre retraite au paradis. Nés pour une bouchée de pain. Claude-Henri Grignon inventait en 1933, un personnage qui devait marquer notre imaginaire. Un homme et son péché aura connu un succès inégalé. Séries télévisées et radiophoniques sans parler des films. Une nouvelle mouture de cette histoire a fasciné les téléspectateurs pendant toute la dernière saison à Radio-Canada. Je me souviens de ces soirées devant la radio à écouter religieusement Séraphin comme nous disions. Ma mère apostrophait l’avare et lui promettait la raclée de sa vie si jamais elle finissait par le rencontrer. Nous applaudissions frénétiquement quand Alexis décidait de lui régler son compte avec ses poings. Nous étions fascinés par cette histoire et tout le Québec l’était. Martine Desjardins, avec son art si particulier, s’aventure du côté de l’argent, l’obsession de posséder et d’accumuler des sous. Une sorte de maladie compulsive secoue la famille Delorme, dans La chambre verte, qui vit son obsession envers et contre tous.

Si je fais allusion à Un homme et son péché, c’est qu’il y a des similitudes avec La chambre verte. Martine Desjardins reprend, je dirais, la trame de Grignon pour en faire une religion où l’on se prosterne devant l’argent. Séraphin Poudrier, malgré les frissons qu’il éprouvait en caressant son or, était un homme « généreux » comparativement au couple Estelle et Louis-Dollard.
Prosper, l’ancêtre, vend sa terre à un prix fort avantageux à des spéculateurs et fonde la dynastie des adulateurs du dollar. Son prénom est symbolique tout comme le prénom de son fils. Louis-Dollard ne trahira pas ses origines et baptisera son héritier Vincent, un prénom constitué du chiffre vingt et cent.
La trame de La chambre verte est assez semblable à celle de Claude-Henri Grignon. Accumulation des richesses et punition à la toute fin dans les flammes de l’enfer ou de la purification. Tout dépend du regard. Est-ce que Martine Desjardins s’est plu à suivre le fil de cette histoire, elle seule peut le dire, mais il y a des similitudes et des points de convergence. Elle en est bien capable, parce que cette écrivaine, quand elle aborde un sujet, en fait le tour avec une minutie et une attention tout à fait particulière. Dans Le cercle de Clara le froid et la glace deviennent le véritable sujet du roman. Tout comme le sel constitue la trame de L’évocation. Une exploration qui donne des œuvres originales portées par une écriture parfaitement maîtrisée.

Sous mon toit, personne ne prononce le mot « Trésor » sans avoir l’impression de violer un tabou. Ce secret est si bien gardé que j’oublie moi-même parfois que j’en suis la dépositaire attitrée. Le Trésor est tapi depuis toujours au plus profond de moi, dans un trou où jamais ne l’atteint la lumière qui révélerait sa véritable nature, et j’en suis venue à penser, au fil des ans, que quand il émet dans le noir ses sourds reflets, c’est mon propre cœur qui palpite. Un cœur d’or, il va sans dire, comme l’est le silence. Un cœur fermé, engourdi dans l’oubli, usé par des années de négligence, qui doit sans cesse contenir ses débordements. Car je suis riche des désillusions et des désappointements que j’ai encaissés, j’ai de la rancune à revendre contre ces Delorme qui me laissent vêtue de haillons alors qu’une infime parcelle de ce Trésor suffirait à me renipper… (p.36)

Un peu étonnant tout de même. La narratrice est la maison conçue par Louis-Dollard qui rêvait de vivre dans une succursale bancaire. Pas banal et ingénieux. Une bâtisse sait tout ce que les résidents veulent cacher aux autres. Les obsessions et les manies du trio Morula, Gastrula et Blastula, les sœurs de Louis-Dollard, qui travaillent comme domestiques. « Les brebis sacrifiées » sont menées par Estelle avec une dureté et une fermeté que Séraphin Poudrier aurait pu lui envier.

Elles ont toutes trois la quarantaine avancée, et le temps a agi sur elles comme sur les feuilles mortes, desséchant le peu de fraîcheur qui restait  de leurs vertes années. Leurs lèvres sont si gercées qu’elles se crevasseraient à la seule esquisse d’un sourire - ce qui ne risque pas de se produire. Voilà plus de vingt-cinq ans qu’elles sont traitées ici comme des parentes pauvres, travaillant sous la férule de leur belle-sœur, respectant à la lettre ses innombrables règlements. (p.54)

Cette maison se permet même d’intervenir à quelques reprises pour se venger des sévices que les avares lui infligent en négligeant de faire les réparations nécessaires.

OBSESSION

Tout comme chez Grignon, Louis-Dollard et son épouse Estelle, vivent pour et par l’argent, (elle ira jusqu’à sucer des pièces de cinq sous comme des bonbons) économisent sur tout pour faire gonfler les billets verts dans une chambre forte qui se transforme peu à peu en chapelle ardente. Un lieu où l’on se prosterne devant le Dieu de l’argent et le visage de la reine qui illustre les billets. Les époux thésaurisent en louant des appartements, faisant tout pour épier les locataires et les surveiller. Estelle n’hésitera pas à falsifier le testament de Prosper pour dépouiller un frère et laisser sa femme et son fils dans l’indigence. Tout comme dans le roman de Grignon, l’avaricieuse connaîtra une fin tragique.
Estelle n’est pas Donalda Laloge pourtant, la femme sacrifiée. Elle vénère l’argent et a su reconnaître son semblable dans Louis-Dollard qu’elle a épousé par intérêt. Si chez Grignon, Donalda se sacrifie pour sauver son père, Estelle pense plutôt à la bonne affaire et compte en tirer profit. Elle fera un héritier pour protéger leur fortune des mains étrangères. Quand on vit dans une maison qui évoque une banque, il faut faire en sorte que le capital reste dans la famille et continue à prospérer.

Le soir même, Estelle entreprenait Louis-Dollard au sujet du devoir conjugal et s’y soumettait  dans la fébrile espérance d’avoir un enfant - un fils, de préférence. L’affaire fut vite consommée : afin d’obtenir un rendement optimal avec un investissement d’énergie minimal, Estelle tenait le compte des mouvements pendant que Louis-Dollard s’exécutait, comme un revolver, en six petits coups. Cette méthode de copulation devait être d’une redoutable efficacité, car les jeunes mariés purent bientôt annoncer à Prosper que sa lignée était assurée. (p.78)

Tout est chiffre, calcul, accumulation et dépenses réduites au minimum. On ne parle pas de simplicité volontaire, mais d’obsession.
Martine Desjardins pousse très loin la caricature avec ses personnages. Les trois sœurs, (elles n’ont rien à voir avec Anton Theckhov), les esclaves du couple Delorme sont loin d’attirer la compassion. Elles sont des obsédées et d’une férocité à faire frémir.

FASCINANT

Louis-Dollard ira jusqu’à inventer un culte et à adorer le veau d’Or comme dans la Bible. Desjardins paraphrase même le Notre Père, cette prière dictée par Jésus, pour rendre grâce à l’argent.

« Nous sommes réunis cette nuit dans la chambre verte pour accueillir Vincent au sein de notre ordre. C’est une gloire pour la famille Delorme qu’une nouvelle vocation, mais c’est un grand devoir pour le novice qui s’y engage. Vincent, tu dois jurer de servir désormais la Pièce Mère, de défendre l’intégrité du Trésor familial et de contribuer à sa croissance tout au long de ta vie. En vertu de la dignité de ton sacrifice, tu acceptes de te soumettre corps et âme à l’autorité suprême du capital et tu renonces aux bénéfices de ses intérêts. Afin d’honorer tes vœux et de ne pas faillir à tes engagements, tu résisteras jour après jour à la tentation de dépenser, en n’ayant jamais en poche plus que tu n’en as besoin. » (p.163)

Je me suis demandé si nous n’étions pas tous des Estelle et des Louis-Dollard. Tous un peu obsédés par la réussite et les biens qui permettent de se frayer une place dans la société. Les gouvernements ne parlent que de gestion, de restrictions, de gouvernance et d’administration. Le docteur Barette étant peut-être une sorte de père Ovide au service de Séraphin Couillard.
Nous sommes plus que des capitalistes, mais des matérialistes qui vont jusqu’à mettre la planète en danger pour assouvir cette passion. Et l’évasion fiscale est sans doute la forme d’avarice poussée à son degré le plus haut.
Heureusement, Vincent et Penny font contrepoids à cette obsession en se purifiant par l’amour et les flammes, devenant le couple qui renaît sur les cendres des billets verts. Surtout, il y a l’humour corrosif de Martine Desjardins pour nous faire avaler cette fable étrange. L’écriture permet au lecteur de plonger dans le pire des drames sans se sentir écrasé par les manies et les obsessions des personnages. L’écrivaine se tient sur la corde raide et nous retient jusqu’à la fin. Une forme d’exploit.

LA CHAMBRE VERTE de MARTINE DESJARDINS est paru chez Alto, 194 pages, 23,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : La fiancée du facteur de DENIS THÉRIAULT publié chez XYZ ÉDITEUR.

jeudi 28 avril 2016

La magie de Pierre Gariépy nous emporte encore

LES GRANDES PASSIONS qui retournent l’être et font perdre contact avec la réalité n’ont jamais effarouché Pierre Gariépy. On se souvient de la dérive qui nous emporte au bout du rêve et de l’amour, de la vie et de la mort, dans Lomer Odyssée. L’écrivain continue dans cette voie en se tenant à la frontière du possible et de l’imaginaire dans Tam-Tam, un très court roman, qui nous pousse dans un univers où l’on se demande à chaque phrase si on est dans le songe ou la chimère. Peut-être que la réalité est tout cela et encore plus. Rêves, jeux, divagations et inventions permettent d’arpenter toutes les ampleurs de la vie et la littérature devient le véhicule parfait pour larguer toutes les amarres. Pierre Gariépy aime la musique des mots, leur saveur et ne se gêne jamais pour les faire résonner de toutes les manières possibles.

Valérie souffre de la fibrose kystique. Une maladie héréditaire qui touche le système respiratoire et provoque des sécrétions. La respiration est difficile, quasi impossible pour les enfants qui sont touchés. Elle doit cracher, éructer pour ne pas s’étouffer et son père doit « la taper » fermement pour la faire respirer. Elle devient une sorte de caisse de résonnance qui vibre sur tous les rythmes, un instrument qui peut jouer toutes les mélodies. Un lien très fort s’installe entre les deux, un amour fusionnel où la fillette et le père sont unis par une sorte de cordon ombilical. Une situation étrange, singulière et Valérie plane je dirais, entre deux mondes, sans jamais savoir lequel des deux va l’aspirer.

« Si tu savais… » Et ces trois mots inauguraient la vie, toute la vie, oui, l’Univers en fait, ces trois mots commençaient toujours notre prière du soir, à papa et moi, « si tu savais, mon ange… », et puis mon père m’expliquait la vie, m’en avouait la folie, pas tellement pour me faire peur que pour me dire : « Petite, dehors, c’est l’enfer, je l’ai vu », et puis, bien sûr, il voulait que je fasse attention, qu’à travers tout je survive, il voulait me garder, mon père, il avait peur de tout, des fois, papa, mais ce dont il avait le plus peur, c’était que je meure avant lui. (p.12)

Et le grand moment arrive. La jeune fille va recevoir un nouveau cœur, des poumons presque neufs, pouvoir vivre normalement, du moins on veut le croire. Il faut se méfier. Pierre Gariépy n’est pas du genre à nous raconter une histoire linéaire, sans rebondissements, sans fausses pistes ou de trappes qui s’ouvrent et vous font perdre pied.

Ma transplantation s’était faite comme un charme. Deux poumons pour le prix d’un, avec un cœur en  prime. Tout le kit, c’est plus facile à transplanter, paraît-il. En un bloc, opératoire ou pas. Et puis, c’est comme du troc. Mon cœur est allé chez une autre qui en avait follement besoin. D’un coeur seulement, ses poumons, ça allait. (p.17)

Je me suis mis à fantasmer. Une greffe, c’est comme se donner à un autre, accepter un autre en soi. Notre je n’est plus tout à fait un je, mais un il alors. Rimbaud avait peut-être reçu une transplantation poétique pour écrire son inoubliable : « Je est un autre ». Savoir que le cœur dans sa poitrine est celui d’un étranger, devoir la vie à un inconnu qui continue à être d’une certaine façon en nous doit procurer une sensation particulière. Qui sommes-nous alors ? Soi ou l’autre ?

HISTOIRE

Valérie reçoit ses poumons, son cœur et tout va bien. Retour à la maison et une autre vie s’amorce. Il faut récupérer, guérir et quoi de mieux que se bercer en écoutant des histoires. On dit que nous nous berçons selon le rythme cardiaque de notre mère. J’aime ce genre de subtilité. Le père raconte un moment terrible qu’il n’arrive pas à oublier. Enfant, il voulait devenir archéologue et avec son grand copain, passait son temps à creuser sous les galeries des voisins pour trouver des artéfacts. Un jeu comme un autre. J’ai joué aux Indiens, me prenant pour Aigle noir et je gagnais toutes les guerres, je vous le jure. Le grand ami, l’inséparable Pierre Gariépy a disparu. Toutes les recherches et les enquêtes n’ont rien donné. De quoi hésiter. L’écrivain Pierre Gariépy élimine un Pierre Gariépy dans son propre récit. Est-ce qu’il nous dit qu’il n’est plus là, qu’il s’est effacé ? L’écrivain ne serait pas celui que l’on croit. À moins d’avoir plusieurs vies, ce qui n’arrange pas les choses. L’écrivain est-il l’homme que l’on peut rencontrer ou s’il est un autre… Le romancier est-il un survivant ou un greffé ?

Tout près, papa semblait si absorbé qu’on aurait dit qu’il ne me voyait même pas l’aider. Pourtant, je lisais tout derrière lui, je ne prenais plus le temps de manger, comme lui, et de dormir, si peu que pas, et je n’étais même pas fatiguée, je l’aimais, Pierre, comme papa l’aimait, et je ferais tout pour que le mystère de sa disparition soit résolu enfin. C’était quand même moi qui avais relancé l’enquête, non ? (p.26)

Rencontres de témoins, déductions et la vérité éclate. Il n’y a pas de meurtre parfait. Le petit Pierre a été tué par un pédéraste qui l’a fait disparaître dans les trous qu’ils creusaient. Un jeu, une tombe… J’avoue avoir été troublé par cette histoire, la disparition du jeune, de l’auteur en quelque sorte. Pourquoi le roman prend-il cette direction ?
J’ai continué ma lecture, doutant de tout, sur la pointe des pieds, me méfiant des mots et des sourires de l’écrivain, de son goût pour les sonorités et les doubles sens.

FAUX OU VRAI

On finit par découvrir que Valérie n’a pas survécu à la transplantation. Le père, fou de douleur, incapable de vivre cette perte, tente de se suicider. Il doit vivre une thérapie pour reprendre pied. On se remet mal d’une telle douleur. C’est presque impossible de refaire surface.
La psychologue est particulièrement séduisante. Il ne peut que tomber amoureux de Sabine Candide qui respire l’amour et le bonheur. Toutes les femmes dans les romans de Gariépy sont irrésistibles et souvent l’incarnation de la beauté et de la sensualité.

Et quand il l’a vue, Candide, elle avait l’air d’une panthère noire, évidemment, vu l’accent. Papa est rentré dans l’antre de la mante, religieusement presque, comme hypnotisé. Il allait se faire manger, et en jouissait déjà. (p.59)

Les Sabines étaient des femmes que les Romains kidnappaient chez leurs voisins. Pas de femmes dans les commencements du grand empire. Une bien étrange histoire. Comment fonder un modèle de civilisation entre hommes ? Et quel rôle donner à ces femmes enlevées chez les voisins comme du bétail reproducteur ?
Sabine Candide est venue de la lointaine Haïti et possède des pouvoirs de guérisseuse. Une psychologue est une sorte de sorcière qui trouve le moyen de guérir le mal de l’âme, on le sait.

Mais comme elle m’a semblée grande, la Candide, à ras de terre. Une vraie de vraie liane, toute sombre et qui miroite. La blancheur de ses dents m’a fait détourner le regard, tant ça scintillait. En effet, elle était belle comme tout, Sabine, et je l’ai haïe tout de suite, la sorcière. J’aime la beauté, oui, mais pas la sienne. Déjà que j’avais commencé à la haïr bien avant que je la rencontre, si vous voyez ce que je veux dire… (p.71)

Le plus dérangeant, Valérie continue d’être la narratrice, celle qui raconte tout, au-delà de la mort.

ÉTRANGE

Il ne faut pas avoir peur des glissements, des bascules, de perdre pied, ne pas craindre d’être au ciel ou à ce qui lui ressemble en compagnie du marquis de Sade.
Gariépy construit son histoire et la défait pour la relancer dans une autre direction et nous étourdir. Plus simplement, je pense qu’il a voulu montrer l’immense vide que la mort d’un enfant peut provoquer et le long processus du deuil. Il y a plusieurs deuils dans cette histoire. Celle de Valérie bien sûr, mais aussi celle de Pierre, du petit Pierre qui est aussi Gariépy… Un écrivain peut-il faire le deuil de lui-même ou d’une grande douleur qui a marqué sa vie, l’a laissé plus mort que vivant… Je ne veux pas m’aventurer dans cette direction.
Il faut vivre des morts symboliques pour devenir adulte. Nous faisons tous le deuil de son enfance. J’ai dû quitter des vies, un milieu pour devenir un autre. Nous sommes tous des transplantés ou des greffés, surtout quand on choisit de fréquenter les phrases qui menacent d’aller dans toutes les directions.
Pierre Gariépy exige beaucoup de son lecteur. Une histoire invraisemblable comme il en a l’art. Nous sommes emportés par un rythme, un souffle, une écriture jubilatoire qui triomphe de tout avec une sorte d'innocence contagieuse. La phrase de Gariépy surmonte l’horreur grâce à cet amour des mots qu’il retourne et savoure comme des pépites de chocolat, une musique qui nous pousse dans toutes les dimensions de la douleur et de la perte. Le pouvoir de l’écrivain est terrible et il peut imaginer des morts et des résurrections pour que l’amour triomphe.  

Quand on peut plus aller plus loin dans la souffrance du quotidien, de la maladie - fibrose kystique ou putain de cancer : même combat -, il nous faut la magie, l’imaginaire, la littérature, quoi. (p.81)

Le grand art de Gariépy nous emporte dans ce qui est peut-être vrai ou faux, inventé, rêvé, et tout cela à la foi. Un monde se fait et se défait à chaque phrase. Parce que la vie est une fiction où il est possible de guérir de tout par les mots, les images et l’abolition des frontières. Un roman comme un concert de percussions qui nous fait vivre toutes les émotions.

Tam-Tam de PIERRE GARIÉPY est paru chez XYZ ÉDITEUR, 98 pages, 19,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : La chambre verte de MARTINE DESJARDINS publié chez ALTO.



jeudi 21 avril 2016

La grande aventure du vêtement avec Charles Sagalane

JE NE REGARDE PLUS ma garde-robe de la même façon depuis que j’ai lu 73 armoire aux costumes de Charles Sagalane. Le poète m’a fait comprendre que les vêtements ont une histoire, une origine et qu’ils ont marqué plusieurs moments de ma vie. Plus, les habits ont beau couvrir le moi, ils ont aussi un soi. Ce sont des artéfacts qui témoignent de ces instants qui font l’histoire d’une vie humaine. Dans ce cinquième recueil, le poète s’attarde à ses costumes comme il dit, ceux qui l’ont accompagné pendant un temps avant de rendre l’âme ou de finir au fond d’une valise, quand ce n’est pas dans une remise. Aborder le vêtement, c’est toucher l’histoire du monde, les migrations, les explorations et bien des guerres. La grande histoire du vêtement, mais aussi celle de l’individu et de ses proches. Des tenues pour les grandes circonstances ou encore pour le quotidien. Il y a aussi tous les uniformes qui marquent la fonction ou le rang social. Plus, les voyages permettent de découvrir des vêtements peu familiers, des textures et des couleurs qui étonnent.

L’idée peut sembler étrange, mais elle est fort intéressante. Charles Sagalane a décidé de faire un musée du moi, ou du soi qui passe par les costumes qui ont marqué sa vie. Il a même eu l’audace de présenter une exposition à Alma où différents uniformes étaient exposés. Des bottes de marche, un sarong rapporté de l’un de ses périples, des chemises et d’autres vêtements pour aller en forêt ou sous la pluie. Tout cela avec la rigueur qu’on lui connaît, sa façon de présenter le vêtement en s’inspirant des techniques muséales.
Et plus on fouine dans l’armoire de Sagalane, plus on trouve des directions à prendre. En fait, il aurait pu rédiger une véritable encyclopédie du moi. « On est nés nus » chante Damien Robitaille, mais, dès les premiers instants de sa vie, on nous passe des vêtements. Et ces tenues marqueront les grands virages de la vie, les déplacements, les aventures et les moments charnières.
Je pense aux couleurs que l’on assigne aux garçons et aux filles... Et combien de fois j’ai pesté contre les fameuses culottes courtes et les bas longs qui refoulaient même quand nous avions la prétention de nous aventurer vers le monde adulte. C’était notre tenue d’enfant. Personne n’y échappait.
Après, nous avons eu droit au pantalon long, signe que nous étions en bonne voie de devenir des hommes. Il y a eu l’incontournable blazer et le pantalon gris à l’École secondaire de Saint-Félicien. Et comment échapper à la cravate ? Les filles aussi avaient leur uniforme pour le couvent.
Ça fait sourire maintenant, mais dans mon enfance, il était mal vu de voir une fille en pantalon. Je me souviens d’un sermon du curé Gaudiose un dimanche. Il avait vu une fille traverser le village sur sa bicyclette. Une apparition, la rondeur d’un genou peut-être ou le début de la cuisse. La pauvre fille avait dû sentir les feux de l’enfer et du confessionnal. Surtout qu’elle pensait bien faire en portant sa jupe plissée.

PRÉSENTATION

Charles Sagalane a retenu quelques vêtements importants, certains objets comme la machine à coudre qui est indispensable à l’art de l’habillement. Il y a ce magnifique sarong qui faisait partie de son exposition d’Alma, des couleurs chatoyantes et un tissu bon pour les doigts.

J’ai réuni ces pièces d’outre-moi. Dans une boutique de Tawang où on propose aux touristes des drapeaux de prières et des chandelles, j’ai voulu me procurer l’une des robes pourpres et piquantes, d’un seul morceau, qui patientaient en vitrine. « C’est pour les bonzes, monsieur. » Mon insistance a fait qu’on m’a ouvert le présentoir, confié ce cylindre rugueux, montré comment l’enfiler et le nouer aux reins, avant de consentir à me le vendre. (p.39)

Le tout dans un espace limité dans le temps pour ne pas s’égarer. Le chiffre 73 permet au poète de rêver, de fantasmer, mais aussi de circonscrire son travail. Une année, un numéro, une époque, des odeurs et des musiques.
Le dossard 73 de Nadia Comanecci, l’athlète parfaite des Jeux olympiques de Montréal en 1976. Ou encore les habits de personnages de la télévision qui ont séduit l’enfant. Des accoutrements qui donnent une identité, collent à des héros. Sol et Franfreluche par exemple, Spiderman et son uniforme. Certains ont tellement personnalisé leur déguisement qu’il ne viendrait à l’idée de personne de les reprendre. Les habits des ordres religieux, les uniformes militaires. Qui oserait s’afficher avec la tenue d’un soldat nazi maintenant ?

FAMILLE

Des habits personnels, mais aussi ceux de sa famille qu’il évoque, ceux que l’on réservait pour le chalet ou la forêt. Les métiers des adultes sont souvent liés à un uniforme particulier. Le médecin ne s’habille pas comme un éboueur. Et le vêtement dans la littérature, dans certains textes, dans la poésie prend toute son importance. Toutes les avenues s’ouvrent.
J’ai tout de suite pensé aux voiles de Sheherazade ou encore celui qui efface le corps et le visage. On en a fait un enjeu aux dernières élections fédérales. Comment ne pas penser au fameux foulard de Zelda, la compagne de Scott Fitzgerald ? On pourrait s’égarer en fouinant dans les coffres bombés ou les garde-robes oubliées. Combien d’œuvres littéraires nous entraînent dans une penderie, un monde de douceur et d’odeurs, de glissements et de désirs ? Et des moments surgissent, des histoires de famille, d’hommes et de femmes disparus.

La mère de l’extrapetit est catégorique, c’est grand-maman qui t’avait cousu ça. Quand tu partais à Chambord, on te mettait quelques biscuits dedans, avec deux couches et une bouteille de lait. Elle confirme que l’extrapetit ne s’en servait plus en 73. Il y aurait long à dire sur cet objet dont la confection a eu lieu au 173 De Quen. (p.43)


Voilà un recueil un peu étrange qui permet de voyager dans l’univers de ce poète, de savoir où il est allé dans ses exils, de comprendre sa fascination pour les textures, les couleurs et aussi l’immense tendresse qui l’unit à son milieu et aux siens.
Ah ces bottes de mille lieux qui ont porté l’écrivain sur les routes du monde et fait en sorte qu’il mute dans sa façon de voir et de présenter les choses. Il y aurait bien à dire encore sur ces vêtements que l’on passe une seule fois. La robe de mariée et l’habit des noces. Je me souviens des dimanches et de ces vêtements pour la messe. Nous devenions autres dans ces uniformes qui faisaient de nous des enfants graves et sérieux. Des vêtements que nous devions enlever au retour pour ne pas les abîmer dans nos jeux.

y a-t-il du beau sans le vêtement ?
y-a-t-il du beau au premier fil ?
du beau que récolterait l’aiguille ?
Y a-t-il du beau pour qu’on le porte ? (p.125)

Un art qui se perd peut-être avec les usines où tout est formaté et fabriqué par des machines. La conquête du monde par le fameux jeans d’origine américaine est un bel exemple et a marqué toute une jeunesse et un certain esprit de contestation.
Charles Sagalane a dû faire de nombreux choix, parce que comme il l’a dit lors du lancement de l’ouvrage à Saguenay, ce projet aurait pu l’occuper toute la vie. Ce musée du moi reflète une époque, des manières de voir, d’agir, de vivre ses loisirs et d’affronter le quotidien, de rappeler des grands-parents, des oncles et des tantes. Le vêtement est un témoin qui permet de tisser l’histoire.
Et des moments, comme une broderie, un point recherché.

C’est un vêtement ample que déploie le silence. On ne sait si c’est lui qui nous enfile ou si on l’enfile. (p.25)

J’ai beaucoup aimé cet ouvrage. Je ne m’attarde pas souvent à la poésie parce que je trouve que le genre a perdu ses lettres de noblesse. Pourtant, il y eut une époque où j’étais un lecteur impénitent de poésie. Faut pas oublier que je suis entré en littérature avec L’octobre des Indiens, un recueil de poèmes. Maintenant, le texte poétique témoigne d’une émotion. Un éclair et puis un autre. Une pensée disparate et souvent hagarde. Plusieurs oublient que la poésie est une déconstruction de la pensée et du langage qui permet de s’avancer dans une autre dimension.
Charles Sagalane a un regard, une démarche et explore le monde que nous percevons par nos sens, en nous adaptant aux saisons ou en se déguisant de façon obligatoire pour exercer un métier. Il m’a poussé dans des directions et des moments importants de ma vie, des tournants même. Il fait prendre conscience de ces compagnons de route que l’on néglige souvent. L’armoire aux costumes nous pousse dans la vie, celle d’une famille, d’une époque et des moments qui font la grande histoire, celle que l’on veut emprisonner dans de gros livres.

73 armoire aux costumes de CHARLES SAGALANE est paru à LA PEUPLADE, 194 pages, 23,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Tam-Tam de Pierre Gariépy publié chez XYZ Éditeur.

lundi 18 avril 2016

La vie est une belle fête pour Jacques Boulerice

Une version de cette
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
printemps 2016, no 161
J'AIME LES ROMANS qui prennent leur distance avec le réel et les occupations de tous les jours, les textes qui plongent dans l’imaginaire et rendent possible tout ce que l’esprit humain peut concevoir et fantasmer. On dirait cependant que de plus en plus, la notion de vérité s’impose et qu'on a du mal à oublier leur quotidien. J’ai perdu nombre de lecteurs avec Le voyage d’Ulysse parce que j’ai voulu inventer une mémoire réelle et imaginaire à partir de L’odyssée d’Homère, le livre fondateur, la rencontre du merveilleux et de l’humain. Pourtant nous nageons dans la fiction à la télévision en rêvant d’être une Voix ou encore une vedette spontanée. Tous des Virtuoses en claquant des doigts. Pour Jacques Boulerice, la vie est une fête qui ne cesse de nous surprendre et ce jusqu’à la dernière extravagance, la plus flamboyante, celle qui consume le corps et l’esprit.

S’il y a des êtres malfaisants dans les contes et les légendes, et ils sont fort nombreux, il peut y avoir des âmes qui ne veulent que la joie et le plaisir. L’invention des fêtes est la principale occupation de Félibre et de la fée Joufflue, une femme qui ne pense qu’à aimer, qu’à vivre tous les moments de son existence en les goûtant comme des pépites de chocolat. Voici donc les éternels amoureux qui ne cessent de s’inventer des raisons pour s’effleurer et se reconnaître, s’aimer, se draper de grands rires en sachant qu’ils peuvent tout recommencer avec le jour et les poussées de la nuit. Je suis parce que tu es, pourrais-je dire en paraphrasant le grand William.
Mais attention, malgré les grands sourires, les caresses et les baisers, il y a la vie qui fait son chemin, les virages imprévus. Parce que vivre est une tragédie et épuiser tous les plaisirs, répandre le bonheur peut demander une certaine forme de trahison et d’infidélité. Félibre devra apprendre à vivre une liberté qui le bouscule et lui demande beaucoup d'efforts. La fée est insatiable et surtout elle a plusieurs vies en réserve. Il faut se lever de bonne heure comme on dit pour s'accorder à son pas.
J’ai dû abandonner mes repères pour savourer ces courts textes qui se succèdent comme ces dessins d’enfants que l’on colle sur la porte du réfrigérateur. Ils nous offrent un monde que nous connaissons, un regard, une simplicité, une fraîcheur qui touchent toutes les âmes sensibles. Des esquisses, des couleurs étonnantes pour traduire l’espoir, la douleur et le chagrin. Boulerice ne se prive de rien et possède un don pour les trouvailles langagières.

Avec les éclats tombés à leurs pieds, entre des dates et des mots dans le marbre, les amoureux ont ouvert sur place un calendrier de fêtes. C’est un calendrier perpétuel ou le retour de chaque jour offre une image fragile. Grandeur nature, elle demande aux amoureux une attention de tous les instants. Elle leur demande aussi de s’arracher aux beautés éphémères. (p.16)

S’il y a la vie, il y a aussi la mort, les chagrins et la maladie, la perte de soi et de l’autre, celui ou celle qui donne un ancrage à sa vie. Mais tout est plus facile quand on aime une fée qui possède la magie du rire perpétuel et le don de tout transformer en joie. Félibre suit même si on devine qu’il aurait tendance parfois à s’abandonner à une certaine mélancolie, une tristesse qui nous tombe dessus comme une bruine par un matin de juillet. Un état d'âme plus qu’une douleur, une façon d’être qui vous laisse alangui sans avoir l’énergie de secouer le jour. La fée est faite pour le soleil, le ciel bleu et les vents chauds qui emportent les danses et les musiques. Aller vers les autres, les regarder, leur parler et surtout prendre conscience que ce sont eux qui vous donnent la certitude d’exister et d'être heureux.

Il aimait serrer la main des gens, leur tenir le coude, les enlacer ou faire la bise aux plus chers pour s’assurer de leur existence tout autant que de la sienne. Cette façon d’être présent aux vivants palpables rachetait la superbe ignorance que son amoureuse affichait à leur égard, réservant ses salutations et ses tendresses à des êtres qui restaient invisibles. (p.87)

Comment ne pas sourire devant un carrousel à songes ou des boîtes à échos ? Tout est magie, invention avec cette femme-fée si généreuse de son corps. L’impression de m’avancer dans une sorte de bande dessinée où tout peut arriver d’un coup de crayon ou d’un regard. La certitude de prendre le bonheur à pleines mains, à pleine bouche, et ce le plus souvent possible. Parce que la joie est la rencontre de soi et de l’autre. J’aime ce partage, cet équilibre nécessaire entre les êtres pour parvenir peut-être à se faufiler dans une autre dimension.
J’ai souvent pensé à Boris Vian et L’écume des jours où Chloé voit son cancer comme une fleur qui s’épanouit sur son sein. Boulerice nous pousse dans tous les étourdissements et les extravagances. J’aime cette euphorie douce qui retourne les mots, fait surgir des images, des objets impensables, des situations impossibles. Parce que la joie de vivre est peut-être l’invention la plus singulière de l’humain. Ce qui est particulièrement difficile de nos jours avec les violences qui frappent partout et rendent le monde inquiétant. La folie meurtrière est là depuis si longtemps qu’il faut la contrer par la joie d’aimer et le goût du bonheur.
Il faut caresser les mots pour y arriver et surtout fait confiance à leur puissance. Que demander de plus ? Peut-être un regard de la fée Joufflue pour oublier les jours gris, les folies humaines et la mort qui est devenue un sport extrême. Je l’accueillerais volontiers pendant ces semaines où le printemps danse le tango avec l’hiver cette bonne fée. On le sait, les êtres de lumière se moquent des changements climatiques et favorisent le réchauffement de l’être.

L’invention des fêtes de Jacques Boulerice est paru chez Le lézard amoureux, 298 pages, 19,95 $. 

PROCHAINE CHRONIQUE : 73 armoire aux costumes de Charles Sagalane publié chez La Peuplade.
  

jeudi 14 avril 2016

Pierre Foglia ou le témoin de son époque

Une version de cette
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
printemps 2016, no 161
JE N’AI GUÈRE suivi Pierre Foglia dans La Presse même si tout le monde louangeait sa manière de faire et d’écrire. Mon esprit de contradiction peut-être. Je devais être l’un des rares journalistes à ne pas le faire dans la salle de rédaction du Quotidien. Bien sûr, il m’arrivait de m’attarder à une chronique. Alors, je haussais les épaules devant ses imprécations et ses gros mots. Je n’ai jamais aimé le genre. Il avait un ton, une façon de s’adresser à ses lecteurs qui me heurtait souvent. Parfois aussi, il faut être honnête, je m’amusais quand il allait dans une direction qui me convenait ou qu’il s’attardait à un livre. Même que je trouvais souvent qu’il y allait un peu fort de l’épithète quand il se mettait à louanger un premier roman. Pas qu’il me laissait indifférent, mais il ne me fascinait pas au point de devenir un lecteur assidu. Pourtant je peux avoir des fidélités. Je n’ai pas raté une chronique de Robert Lalonde dans Le Devoir tout comme j’étais un inconditionnel de Serge Bouchard. Ces deux-là savaient me toucher par leur façon de dire, d’écrire et d’arpenter l'univers.
  
Il fallait peut-être Marc-François Bernier pour me faire comprendre que je suis passé à côté d’une prouesse journalistique unique au Québec. Ça peut arriver que je sois aveugle et sourd. Les deux souvent.
Pierre Foglia a écrit 4300 chroniques que La Presse a publiées entre 1978 et 2015, soit pendant trente-sept ans. C’est unique dans les médias si changeants de maintenant. Une formidable réussite de durer si longtemps et de garder des lecteurs qui ont fait un grand bout de chemin avec lui sans jamais le lâcher.
Foglia l’Insolent a réussi à me réconcilier avec ce journaliste pas comme les autres. Avec le recul, je me demande pourquoi j’ai eu cette attitude. Il avait tout pourtant pour m’accrocher. Un ton, une écriture différente, un point de vue original. Souvent, il prenait un malin plaisir à aller dans le sens contraire des autres, ce que j’aime bien. Il pouvait être baveux et provocateur, surtout quand il partait pour les Olympiques. Foglia savait raconter les mémoires d’une femme de chambre ou encore du pauvre homme qui balayait la piste du stade avant la course du 100 mètres. Il allait où on ne l’attendait pas. Si tous les journalistes se précipitaient dans une direction, on pouvait être certain qu’il regardait ailleurs. Plus j’y pense et plus j’ai du mal à comprendre mon attitude.

L’HOMME

Marc-François Bernier présente l’homme, le chroniqueur, le provocateur, le moraliste, l’idéaliste et l’humaniste qu’il était. Ses origines modestes, le milieu des émigrants qui ont dû quitter l’Italie devant la poussée du fascisme pour s’installer d’abord en France. Ses études et la découverte du métier de typographe. Une façon de faire qui existait encore à mes débuts dans le journalisme. Ces casiers débordants de lettres m’ont toujours fasciné et ce fut le coup de foudre pour Foglia. Véritable magie que de pouvoir monter un texte avec ces petites pièces qui s’emboîtaient les unes aux autres. Les écrivains quoi qu’ils disent, les journalistes, ne font pas autre chose. Bâtir un texte, c’est être dessinateur, architecte, charpentier et savoir manier le rabot et le marteau.

Il parle toujours avec nostalgie et respect de ce métier pratiqué une dizaine d’années, de ces gestes répétitifs de puisement des lettres une à une dans des casseaux. Quand ils étaient vides, on défaisait les textes composés les semaines précédentes, de nouveau lettre par lettre, pour terminer les pages à imprimer quelques heures plus tard. Faire et défaire des mots, c’est une première leçon de réalisme sur la nature éphémère de l’écriture : « C’est ce métier-là qui m’a appris que les mots n’existaient pas » (1980), du moins qu’ils n’avaient que le poids et la portée que veulent bien leur octroyer les lecteurs. (p.33)

Ce métier permettra à Pierre Foglia de travailler à Montréal, lui qui ne souhaitait qu’amasser un peu d’argent avant de poursuivre l’aventure en Australie. Il restera ici, aimant le pays sans doute, la liberté qu’il y a trouvée, les petites routes de Saint-Armand qu’il a parcourues en pédalant.
Et il a pu parler du sport, l’une de ses grandes passions. Particulièrement de l’athlétisme, du cyclisme et du ski de fond. Il y avait là de quoi me rapprocher du chroniqueur. J’ai pratiqué la course à pied et couru plusieurs marathons. J’adore le vélo et le ski de fond a fait mes délices pendant bien des hivers, me risquant même à faire le tour du mont Valin, là où on a inventé la neige. Vraiment, je ne sais pas ce qui m’a tenu loin du chroniqueur de La Presse.
Foglia travaillait à la manière d’un tireur d’élite qui intervient dans les situations délicates. Un solitaire qui se manifestait quand quelque chose le heurtait, le bousculait ou quand il voyait la meute de ses confrères bondir du même côté du voilier, risquant de provoquer le naufrage.

Pendant que les grands journalistes racontent les grands bouleversements, il raconte de « petites histoires de rient du tout » (1989) que d’autres ne raconteront pas. Il ne s’intéresse qu’à « des univers beaucoup plus modestes » (1992). Quand il couvrira le Tour de France, ce qui arrivera souvent, c’est davantage la France, ses paysages, ses habitants et ses pâtisseries qui retiendront son attention, bien davantage que le Tour. (p.93)

 
INDIGNATION

Tant de choses peuvent indigner un homme qui croit au travail bien fait, au savoir et aux livres qui se lisent doucement, à une écriture lisse comme le poil d’une chatte qui ne ménage pas ses ronronnements. Surtout, il se méfiait de la rumeur publique, des consensus qui font souvent déraper. Si les agitateurs à la radio ressassent sans fin les préjugés, les clichés et les imbécillités, Foglia faisait tout le contraire. Il pouvait pourfendre, mais respectait une éthique à laquelle il dérogeait rarement. Il n’oubliait jamais qu’un journaliste est un témoin.
Le chroniqueur de La Presse ne l’oubliera pas malgré certains préjugés et certains aveuglements. L’affaire Geneviève Jeanson par exemple. Il saura le reconnaître. Le journaliste voit, regarde et raconte. On l’oublie malheureusement en entendant les bulletins de nouvelles de maintenant. Tous y vont de l’opinion, du commentaire en oubliant l’événement. Jean Paré dit dans l’un de ses livres, qu’il y a deux sortes de journalistes. Ceux qui rapportent les faits et ceux qui veulent prédire l’avenir. Nous avons malheureusement de plus en plus de journalistes qui travaillent avec une boule de cristal.

LECTEURS

Foglia sera aussi l’un des premiers chroniqueurs à dialoguer avec ses lecteurs, les provocants, les fustigeant la plupart du temps et à leur faire une place dans son courrier du genou. Il sera un précurseur en ce domaine, bien avant l’arrivée de Facebook ou de Twitter où les je se heurtent à d’autres je qui ne veulent pas laisser leur place. Il les apostrophait en parlant du vélo, des conflits armés, des Jeux olympiques, des chats et de sa fiancée. Les lecteurs de ses chroniques ont souvent eu l’impression de connaître intimement l’homme, mais il a su protéger ses secrets. Il avait une façon unique d’en dire juste assez pour donner l’impression de vous recevoir dans sa cuisine. C’est certainement du grand art.

On comprend d’autant mieux sa consternation en se voyant lui-même instrumentalisé par la publicité, même si c’est pour faire vendre un livre qu’il a adoré et recommandé à ses lecteurs. Il trouve indécent que son nom, sur la page couverture d’une réimpression, soit deux fois plus gros que celui de l’auteur. C’est sans ménagement qu’il traite de conne du marketing l’éditrice responsable de ce choix. Ce faisant, il est en cohérence parfaite avec sa conception du marketing, à savoir qu’il est manipulateur, trompeur, abusif et cynique. (p.237)

Marc-François Bernier a effectué un travail colossal qui permet de découvrir l’homme qui a toujours pris la défense du plus démuni, a pris un malin plaisir à écorcher les grands de ce monde tout en rêvant d’une vie tranquille avec sa fiancée, son vélo et ses chats. Et un bon livre certainement tout près d’un verre de rouge. Il est Italien d’origine après tout et ne peut qu’aimer les vertus de la vigne.
Un véritable bonheur que cette biographie. Nous y découvrons un humain, un artisan de la phrase, un travailleur, un honnête homme qui se questionne sur la vie et ses turpitudes. Il témoigne d’une époque où les journaux ne faisaient pas que courir après la recette pour piéger les lecteurs. On misait aussi sur les idées, la culture et pas seulement sur des opinions qui masquent souvent le manque d’idées. C’était avant qu’une vice-première ministre du Québec ne commence à secouer le micro d’une radio non recyclable.
Un personnage fascinant que les lecteurs ont adoré ou détesté. Et comme il l’a écrit si souvent dans La Presse, il me dirait que je me suis comporté en petit con en négligeant ses chroniques pendant toutes ces années. Je lui donne entièrement raison. J’aimerais pouvoir relire ses textes qui gardent certainement toute leur pertinence et leur fraîcheur.

Bernier Marc-François, FOGLIA L’INSOLENT, Montréal, Éditions Édito, 2015, 352 pages, 32,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : L’INVENTION DES FÊTES de Jacques Boulerice, publié chez Le lézard amoureux.