vendredi 7 octobre 2016

Renaud Jean démonte les fils de notre société

  
DEUX HOMMES DÉBARQUENT dans l’appartement d’un locataire, s'installent et entreprennent de le transformer. Il n’est plus chez lui et peu à peu, il doit fuir. Il trouve refuge dans les bibliothèques où les responsables n’aiment pas le voir traîner. Des policiers l’arrêtent et l'obligent à suivre des thérapies et un conditionnement au travail, à respecter les directives des intervenants qui l’aident à s’intégrer. Il deviendra chef de train et verra le monde changer autour de lui.

Renaud Jean dans Rénovation nous plonge dans un univers familier et inquiétant. Le personnage doit se plier au monde du travail. Dans notre société, tu n’existes que par les fonctions ou le titre que tu possèdes, le rôle que tu joues. Les errants et les flâneurs dérangent et ils sont de moins en moins tolérés.
Les femmes et les hommes s’appartiennent de moins en moins comme individu. Ils doivent se mettre au service de la société et faire souvent fi de leurs préférences. La liberté est de plus en plus une notion abstraite. Pourtant le goût de vivre loin des agitations du monde a toujours existé. Il n’y a pas si longtemps, au Québec, des hommes ou des femmes s’installaient en forêt et prenaient le temps de regarder la vie autour d’eux. J’ai eu un oncle qui a vécu toute sa vie à l’écart, dans un camp au bord d’une rivière, et il semblait plutôt heureux. Que dire des recluses et des moines qui cherchaient la solitude, le silence pour oublier les turpitudes de leurs contemporains ?

Je somme les deux hommes de quitter les lieux. Allongés sur leur lit, ils ne réagissent pas. Se sont-ils assoupis ? Je les interpelle en haussant le ton, mais ils n’ouvrent même pas les yeux. Je me tiens debout au milieu de la cuisine, en caleçon, entre un Scandinave et un Japonais qui viennent d’élire domicile chez moi, dans mon appartement, mon appartement qu’ils prétendent rénover : la chose me paraît d’autant plus invraisemblable que je n’ai été informé de rien. À ma connaissance, aucuns travaux ne sont prévus dans l’immeuble. (p.9)

Le personnage se réfugie dans les bibliothèques. Le lieu n’est pas choisi au hasard, du moins j’aime le croire. Quelle est la place du livre et de la littérature dans notre société d'agités ? Les livres et la pensée sont confinés dans ces lieux surveillés et pas question d’y dormir. On le sait, les sociétés autoritaires n’aiment pas les écrivains et les livres.
Après son arrestation, notre itinérant doit entreprendre sa rééducation. Il vivra de véritables lavages de cerveau où on le persuade de travailler, de devenir un rouage de la société. Son stage dans un relais touristique sera singulièrement absurde. Il devient chef de train, y trouve une certaine satisfaction dans un parc qui s’agrandit constamment pour devenir de plus en plus monstrueux. Une caricature de la société et des forces qui s’y affrontent, des manœuvres de certains pour s'approprier des privilèges.
Je n’ai pu m’empêcher de penser à L’expérience interdite de Ook Chung où l’on enferme des écrivains dans des cages pour qu’ils sécrètent l’œuvre parfaite. Une lecture perturbante qui nous fait réfléchir à ce que l’humain deviendra dans notre monde et à ce que nous valorisons.

SOCIÉTÉ

Renaud Jean s’interroge sur la liberté individuelle de plus en plus menacée par des contraintes qui font de l’humain un rouage d’une machine qui avale tout. L'apathie et la docilité des gens.
Le monde a vécu une mutation quand Henry Ford a eu l’idée de la chaîne de production pour fabriquer ses automobiles. Charlie Chaplin en a fait une caricature géniale dans son film Les temps modernes. On dit que les travailleurs ont eu du mal à s’adapter à l’époque parce qu’ils n’avaient pas l’habitude de répéter un même geste pendant des heures. Cette machine broie l’individu comme le personnage de Charlot qui est avalé par les engrenages.

Je m’adapte mal à la vie en communauté. La compagnie forcée des autres hommes me défait. Invité à parler, poussé à agir, obligé à des interactions infinies (depuis mon arrivée, on m’a astreint à une série d’activités de socialisation), je lutte contre un sentiment d’éparpillement qui ne me quitte plus. Mes efforts pour me rassembler, dans la solitude retrouvée de la nuit, échouent lamentablement, l’appel du sommeil étouffant mes velléités. Honteux de ne pas savoir résister davantage au maelström de la petite société du Centre, je me traite de faible, de misérable et souhaite disparaître. (p.36)

L’homme appartient-il à la société et est-il libre de ses gestes et de ses idées ? La question ne se pose pas dans Rénovation. Les dirigeants utilisent tous les moyens pour le faire entrer dans le rang. L’originalité, la différence y perd son sens. Il devient un robot qui répète des gestes et se sent de plus en plus étranger. Ce personnage reste anonyme, sans passé, un numéro qui se met au service du train, effectuant toujours un même parcours qui ne cesse de s’allonger. Il deviendra désuet, on s’en doute, avec tous les changements technologiques.

FRISSONS

Jean nous dresse un portrait assez inquiétant. On se rend compte rapidement que chacun utilise l’autre pour en retirer des avantages. Tous cherchent à améliorer leur sort en manipulant son voisin. Il y a toujours des rusés pour vous faire croire qu’ils pensent à votre bien en rognant votre liberté et votre espace.
L’homme devient obsolète, peu performant et inutile dans cet univers. Je parle d’hommes depuis le début de cette chronique parce qu’il n’y a pas de femmes dans l’oeuvre de Renaud Jean. À croire qu’elles sont disparues de la surface de la Terre et que les mâles se reproduisent entre eux.

Pourquoi ne se révolte-t-on pas ? Tout le monde porte déjà l’uniforme en attendant d’être convoqué. Chacun rêve du poste qu’il obtiendra et anticipe sur ses responsabilités futures, convaincu qu’elles seront d’importance. (p.83)

J’ai souvent pensé à L’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse qui m’a secoué au temps de mes études universitaires. Il démontrait que l’humain avait perdu sa liberté de choix pour ne garder qu’une dimension, soit celle de consommateur ou de producteur d’objets. Le philosophe publiait son livre aux États-Unis en 1964 et il était traduit en français en 1968. Un essai remarquable qui est demeuré percutant même si on a fait des bonds incroyables dans la « mécanisation » de l’humain. Il tenait cette réflexion avant l’arrivée de l’ordinateur, du monde binaire qui a encore accentué l’unidimensionnalité de l’humain.
Qui s’attarde de nos jours à parler de liberté, à vouloir comprendre la vie et la place de l’être dans l’univers ? Les humanistes, les penseurs, les philosophes et les sociologues n’auront bientôt plus leur place dans les universités. L’humain est une quantité négligeable dans la logique de productivité et de rentabilité qui met en danger l’avenir de la Terre. Cette approche est à l’origine de toutes les perturbations, des guerres absurdes, des massacres écologiques et des génocides. Faut croire que nous revenons lentement vers la barbarie et la sauvagerie au nom de la modernité.
L’allégorie de Renaud Jean est particulièrement efficace. L’écrivain montre l’absurdité d’une société qui ignore la culture, la pensée et l’intelligence. Son personnage est à l’image de ce que sont de plus en plus les humains. Un numéro d’assurance sociale, un NIP ou un mot de passe pour avoir accès au merveilleux monde de la consommation et du nuage numérique, devenir chasseur de Pokémons et la vedette du Selfie.

RÉNOVATION de RENAUD JEAN est paru chez BORÉAL ÉDITEUR.

PROCHAINE CHRONIQUE : SPLENDEUR AU BOIS BECKETT d’ÉTIENNE BEAULIEU publié chez NOTA BENE.

http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/renovation-2510.html

mardi 27 septembre 2016

Nicolas Tremblay invente un monde en mutation

PHILIPPPE SE REMET plutôt mal de la mort de Marie. Un accident d’auto et après la solitude, la vie malgré la perte de repères. Il boit trop, continue son travail à l’usine, tente de résister aux bouleversements qui frappent l’industrie. La vente du papier est en baisse et la fermeture est imminente. Les événements étranges se multiplient. Sa femme apparaît sur l’écran du téléviseur et un ouvrier est retrouvé dans un bassin de décantation. Nous basculons alors. Le rêve et la réalité se mélangent. Revenants, professeur qui semble avoir vaincu l’espace et le temps, qui se transforme en une sorte de Méphisto qui manipule tout. Nous voici dans une histoire où tout peut arriver.  

Nicolas Tremblay nous a habitués aux histoires étranges qui demandent d’oublier nos repères, bousculent et dérangent. Encore une fois, dans La mémoire du papier, il nous entraîne dans un monde qui s’effrite peu à peu. Pourtant, tout nous dit que nous sommes à Jonquière, à la papeterie fondée par Price et les événements font référence à certains faits historiques, comme la mort de l’homme d’affaires qui est survenue lors d’un glissement de terrain près de la rivière aux Sables, tout près de l’usine. Nicolas Tremblay prend plaisir à visiter les rues de la ville où il est né.
Tout comme il s’attarde longuement à la tragédie qui a frappé Saint-Jean-Vianney en 1971, emportant presque tout le village, faisant des dizaines de morts. C’est fascinant de voir que deux écrivains originaires de la région du Saguenay, Larry et Nicolas Tremblay, font référence à cet événement dans leurs romans qui paraissent en même temps. Il faut croire que certains drames marquent les esprits, les écrivains en particulier. Le fameux déluge surgit aussi dans le roman La déesse des mouches à feu de Geneviève Petersen.

BASCULE

Peu à peu, l’étrange ou le fantastique se glisse dans l’histoire de Tremblay. Il y a d’abord Marie qui semble vouloir échapper à la mort par le biais du téléviseur, lance un appel à l’aide. Comme si elle n’était pas morte dans l’accident d’auto.

Le téléviseur avait perdu le signal du câble et émettait un son de friture. Le téléphone était resté muet, hormis le fort grésillement, qui peu à peu cessait par intermittence. Et, soudain, dans une percée silencieuse — avait-je halluciné ? —, l’écho d’une voix venant de très loin, des limbes, celle de ma femme qui m’appelait… Je ne sais trop comment la définir. Était-ce la panique. Puis le grésillement était revenu, plus fort encore. Le phénomène avait été passager. La voix s’était tue, même si j’avais crié, follement désespéré, le nom de Marie, implorant son retour fantastique. (p.29)

Marie devient de plus en plus présente et obsède Philippe. Il s’accroche à des films, des recherches qu’elle effectuait à l’université avec son collègue Louis Humbert. Ils semblent avoir inventé une machine qui élimine les frontières, permet au cerveau de communiquer directement avec un clavier et de traduire les pensées à une vitesse folle. Marie était une sorte de médium qui avait le pouvoir de communiquer par la pensée.
Si j’ai cru au début que je faisais face aux divagations d’un homme qui boit trop, j’ai vite commencé à douter. Plus j’avançais dans ma lecture et plus les événements étranges ont eu le dessus. L’ouvrier trouvé noyé dans le bassin de décantation revient à la vie et répète les discours où Marx s’en prend aux capitalistes. Deux mondes se chevauchent. La fin d’une époque et l’arrivée d’une nouvelle société où le papier perdra son utilité.
Nous avons toujours du mal à saisir notre époque, mais il ne faut pas être devin pour voir que nous plongeons allègrement dans le virtuel, l’immatériel, que nous sommes entourés de gadgets qui nous font oublier notre environnement. Nous écoutons des disques et des musiques d’artistes morts depuis des décennies grâce aux enregistrements audio et visuel. Comme si certains créateurs déjouaient la mort. Nous lisons des textes qui se matérialisent à la surface d’un écran et qui n’ont plus de présence concrète. Nous avons réussi à maîtriser l’espace et le temps en communiquant partout sur la planète grâce à Internet et cela quasi instantanément.

Je découvrirais mieux plus tard la nature fugitive du professeur, avec laquelle ses propres étudiants devaient composer. Louis Humbert avait le don d’apparaître puis de disparaître aussitôt, d’être là sans y être vraiment, y compris dans sa salle de classe, où son corps pouvait se manifester virtuellement par des procédés techniques mystérieux quand il ration son avion ou qu’il était retenu ailleurs. En sa présence, il s’avérait difficile en effet de déterminer si on était réellement avec lui ou si on était plutôt l’objet d’une savante illusion. (p.96)

Nicolas Tremblay nous fait vivre « un glissement de société », une mutation où le papier qui a servi à préserver les connaissances en devenant l’instrument de la mémoire disparaît. Nous voici dans l’éphémère, l’instantané, le mouvant et le changeant, le vrai et le faux, l’immatériel et le réel. Difficile de savoir vraiment où nous en sommes. Que penser devant ces millions de gens qui participent à la chasse aux Pokémons, traquant des êtres virtuels et immatériels qui semblent devenir plus vivants que les voisins ?

RÉFLEXION

Le monde ancien résiste devant une technologie qui demande de changer nos manières de penser et de voir. Nous ne savons plus vraiment ce que peut être le moi, le rôle de l’humain dans cette aventure. Que devient l’individu quand il échappe à l’espace pour se matérialiser un peu partout, quand on peut créer des avatars qui jouent à la place des comédiens au cinéma ? Que devient le soi ou l’être dans l’espace cybernétique ?

Mais là, à vous voir ainsi vieilli devant moi, j’avoue être moi-même surpris parce ce progrès phénoménal. La distorsion temporelle a réussi pour la première fois. Je vous annonce que l’avenir n’appartient plus au futur désormais. C’est prodigieux de contrôler ainsi la temporalité ! Si vous le voulez, nous vous rajeunirons ce soir. Et vous vous retrouvez dans le lit avec votre femme, dans la peau de votre double vidéographique. Vous serez enfin persuadé que je suis un chic type qui ne veut que votre bien. (p.155)

Nous sommes des mutants qui vivent de plus en plus hors de ce que nous avons toujours considéré comme le réel. Tout cela avec une aisance déconcertante, remettant en question des vérités auxquelles nous nous accrochons depuis des millénaires. Que va devenir l’être, l’identité, le corps, l’âme, la pensée devant le temps qui se dédouble, quand nous pourrons nous aventurer dans l’avenir, corriger le  passé ou encore intervenir dans plusieurs lieux à la fois, décuplant ainsi nos façons de nous imposer. Toute la pensée humaniste, les lois qui régissent nos sociétés seront alors obsolètes et archaïques. Ce monde est là, maintenant. Les frontières n’existent plus avec le virtuel. La propriété intellectuelle est devenue une idée ancienne et le savoir humain est stocké dans des nuages insaisissables, pouvant s’effacer peut-être ou disparaître dans une autre dimension.
La vie de l’individu est de plus en plus fragilisée avec toutes les données que nous trouvons sur le web. Notre moi se dilue dans l’espace public et l’intime est une chimère.
Nicolas Tremblay a le grand mérite de nous faire réfléchir à ce qui se passe maintenant. Les connaissances qui se réfugiaient sur le papier depuis des centaines d’années sont en train de glisser dans un ailleurs que nous avons du mal à concevoir. Un monde qui peut faire frémir en ressuscitant les morts et en étouffant les vivants.
L’écrivain est percutant et particulièrement dérangeant. Notre monde peut glisser comme le village de Saint-Jean-Vianney qui a fait basculer toute une population dans l’horreur, démontrant que tout est fragile, changeant et insaisissable. Après avoir terminé ma lecture, je me suis longuement regardé dans le miroir, n’étant plus tout à fait certain de savoir qui était l’individu que j’y voyais.

LA MÉMOIRE DU PAPIER de NICOLAS TREMBLAY est paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

PROCHAINE CHRONIQUE : RÉNOVATION de RENAUD JEAN publié chez BORÉAL ÉDITEUR.

jeudi 22 septembre 2016

Larry Tremblay dresse encore le bien devant le mal

ANTOINE LIT Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, rencontre Félix, un idéaliste qui s’accroche à un amour absolu avec sa cousine morte en 1971, lors du glissement de terrain de Saint-Jean-Vianney. Antoine veut désillusionner cet ami qui remet en question sa façon de voir et de vivre. Il fait tout pour démontrer que « cette foi aveugle » est factice avec la complicité d’Alice. La raison triomphe de tout, du moins on aime le croire. Tout n’est pas si simple cependant. Alice décide de montrer l’envers de la médaille dans un roman, beaucoup plus tard, frappant Antoine là où la raison perd tous ses moyens. Voilà un roman et son contraire, les deux versions d’une même histoire particulièrement dérangeante.

Encore une fois, le mal se dresse devant le bien dans L’impureté de Larry Tremblay. Parlons plutôt de la raison qui confronte les croyances, la foi qui déplace les montagnes, qui permet de croire à un monde meilleur où le mal a été éradiqué par la logique, la raison qui sacrifie souvent les individus. Ces deux approches peuvent nous emporter dans les pires situations. L’extermination des juifs par les nazis était menée avec une logique déconcertante. D’un autre côté, la foi des islamistes intégristes est tout aussi perturbante et dangereuse. Ces deux extrêmes mènent aux pires folies et, malheureusement, n’ont cessé de marquer l’histoire humaine. Voilà pourtant les faces d’une même médaille. Le bien ne peut exister qu’en s’appuyant sur le mal et l’envers est aussi vrai. Antoine et Félix ne peuvent que se heurter, l’un menaçant l’autre.
Comment ne pas songer à cette période de ma vie où, à Montréal, plus seul que mon oncle qui vivait en ermite dans la forêt, je me retrouvais dans les salles de cours de l’université en me sentant un étranger, marchais sur les trottoirs, retournais des phrases de Jean-Paul Sartre que je venais de découvrir en lisant La nausée. Antoine Roquentin réalise l’absurdité de la vie et éprouve un dégoût terrible pour ses contemporains. Un nihilisme, une conscience d’être qui secouent tout jeune homme qui s’aventure dans le monde des idées. Du moins à l’époque. Je ne pense pas que Sartre ait autant fasciné les filles alors. Une période sombre où je vivais en retrait de tout, obsédé par des lectures qui me stimulaient et me désolaient. Heureusement, Albert Camus est arrivé et j’ai pu entrevoir l’éclaircie. Il fallait croire aux femmes et aux hommes, travailler à diminuer leur douleur et leur désespérance. L’humain ne peut qu’aller vers l’humain.

CONFRONTATION

Antoine est subjugué par Sartre qui n’était pas trop certain de la condition humaine. L’homme devait se hisser vers la conscience selon lui et ne parvenait qu’à quelques moments de lucidité dans sa vie. Il faut lire Le siècle de Sartre de Bernard-Henry Lévy pour comprendre la démarche de ce penseur et aussi ses aveuglements. Le philosophe existentialiste prendra bien du temps avant de condamner les horreurs de Pol Pot au Cambodge. Et je me demande souvent comment il naviguerait de nos jours avec les attentats terroristes, les missions de ces croyants qui massacrent femmes, enfants au nom de leur dieu. 
La connaissance, la raison et la science pouvaient tout régler, nous aimions le croire dans les années 70. Pourtant la planète est en danger et nous fonçons vers la catastrophe malgré toutes les sonnettes d’alarme. La logique sert souvent à justifier les pires folies et les comportements les plus absurdes.
Antoine connaît les codes, le langage des émotions et peut en jouer avec une aisance déconcertante. Il ment, séduit, triche pour arriver à ses fins. Félix en est incapable et devient particulièrement vulnérable, surtout devant une Alice qui se retrouve bien loin du pays des merveilles et qui sera l’agneau que l’on sacrifie au nom de la raison.  

Le lendemain, poursuivant son plan, il passe à l’attaque. Il lui écrit une longue lettre où il exprime son éblouissement quand il l’a aperçue par hasard à la sortie de son école. Depuis, il n’a cessé de penser à elle. Il s’excuse de l’avoir suivie. Il ose même lui raconter qu’un soir il a épié l’ombre que son corps dessinait sur les rideaux de sa chambre. Il lui promet de ne plus recommencer. De toute façon, à quoi bon puisqu’elle a découvert son petit jeu. Il lui demande une seule chose : qu’elle réponde à sa lettre. Il l’attendra comme la lumière de l’aube après une nuit de cauchemar. (p.89)

La femme devient l’appât, celle que l’on immole pour permettre au dieu de la raison de triompher. Elle sera l’héritière qu’Abraham doit sacrifier pour plaire à ce Dieu égoïste qui ramène tout à lui.
Beaucoup plus tard, écrivaine qui connaît le succès, Alice rétablit les faits. Elle a attendu toute sa vie pour écrire ce roman, montrer qu’Antoine est un salaud qui a tout détruit autour de lui, qu’il est responsable du suicide de Félix et de son fils Jonathan. Les faits seront rétablis grâce à l’écriture, l’art de dire et de dénoncer peut-être.

Antoine n’a jamais admis qu’il avait une part de responsabilité. Chacun est libre de disposer de sa vie comme il l’entend, c’était son choix, pas le nôtre. Antoine me répétait ce genre de phrases et je n’avais pas le courage de le contredire. Il m’impressionnait avec ses envolées philosophiques. Je n’arrivais pas à prendre mes distances. Je me suis mise à penser comme lui. La mort de Félix ne me concernait pas. Vivre avec un sentiment de culpabilité était trop douloureux. Je me suis raccrochée à Antoine. Je n’avais rien compris à ce qui s’était réellement passé. Maintenant tout est clair. En fait, il l’aimait aussi. (p.154)

Antoine ne pourra contrer la version d’Alice. Sa vie, ses gestes lui reviennent comme un boomerang et son armure s’effrite. Il est nu, vulnérable, dans l’état où s’est retrouvé Félix après ses mensonges et ses manipulations.

CRÉATION

L’oeuvre artistique permet de rétablir les faits, de corriger les abus, de dénoncer les menteurs. L’écrivain, par son travail, pourchasse les faux prophètes, donne la parole aux victimes, ébranle les vainqueurs qui se drapent des beaux habits de la raison et de la connaissance. Le roman, tout comme le théâtre, chez Larry Tremblay, sert à briser les masques et à faire surgir la vérité.

— Tu n’as pas compris que je l’ai écrit uniquement dans ce but ? Je l’ai construit comme un piège fait de miroirs, comme une prison qui en renferme une autre. Une fois lu, je veux que le roman se referme sur lui et qu’il ne puisse plus jamais s’en échapper. (p.155)

C’est ce qui arrive au lecteur de L’impureté. Je me suis senti coincé entre les deux versions d’un même roman qui se referment comme un étau. Le piège est implacable. Personne ne peut échapper à un texte semblable. Antoine voit son édifice s’écrouler. Il n’y a plus de vainqueurs, que des perdants.

DUALITÉ

Le mal chez Larry Tremblay, comme dans la vie de tous les jours, a toujours plus de facilité à s’installer et il touche des pulsions profondes, animales. Il est de l’ordre de l’instinct et devient une arme terrible quand il s’appuie sur la raison et la logique. Il triomphe facilement des idéaux d’amour et de paix. Pas étonnant que Jésus finisse sur la croix. Il refuse les mensonges, demande de croire, de vivre sans les beaux habits de la raison. C’est pourquoi il est si vulnérable devant la logique des juristes.
Chez Larry Tremblay, les porteurs de mal finissent toujours par se retrouver devant leur propre invention. Le théâtre dans L’orangeraie et le roman cette fois sont les armes qui permettent de contrer les effets du mal, de « réparer » l’être d’une certaine façon.
L’écrivain survole le pour et le contre, les ténèbres et la clarté, montre les forces qui s’affrontent, retournent les mensonges. Les jumeaux dans L’orangeraie portaient cette catharsis et ici ce sont les frères improbables que sont Antoine et Félix qui se retrouvent face à face. Cet affrontement ne fait jamais de gagnant. Les survivants resteront des éclopés. Comment imaginer la vie d’Alice après la publication de son roman ? Écrire encore ? Elle a tout dit. Et Antoine ? La déflagration en a fait un fantôme que la raison ne peut plus protéger. Son château de cartes s’est écroulé.
Larry Tremblay nous entraîne dans les coins sombres de la pensée et prend plaisir à détricoter des croyances qui peuvent être dangereuses. C’est pourquoi il est si subversif, autant au théâtre que dans l’aventure romanesque. Encore une fois, il nous abandonne après avoir tout démonté autour de nous. Il touche l’être, le retourne et nous laisse avec notre conscience, notre devoir de vivre et de survivre dans un monde que nous avons dévasté au nom de la raison ou de la foi. Avec aussi la responsabilité de l’autre qui ne doit jamais devenir la victime de nos constructions mentales et de nos pensées délirantes. La liberté totale tout comme les croyances aveugles mènent toujours au pire.

L’IMPURETÉ de LARRY TREMBLAY est paru chez ALTO.

PROCHAINE CHRONIQUE : La mémoire du papier de NICOLAS TREMBLAY publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.



mercredi 14 septembre 2016

Virginie Blanchette Doucet ne peut briser le silence

MAUDE QUITTE SON PAYS de l’Abitibi pour Montréal. Plus rien ne la retient là-bas. La minière vient de démolir la maison que ses parents lui ont léguée. Mais il y a Francis, de l’autre côté de la rue, un ami depuis toujours, le grand amour de sa vie peut-être. Partir, c'est tout abandonner pour l'ailleurs où il faut tout recommencer. Le mal du pays l’emporte souvent. Elle revient en Abitibi, roule pendant des heures dans le parc de La Vérendrye, retrouve Francis, un monde qui glisse doucement hors d’elle. Maude dérive dans sa tête et dans son corps. Elle est une migrante de l’intérieur, une femme qui vit un amour impossible dans un silence qui avale tout, comme le trou de la mine qui aspire les hommes le matin et les biffe de la surface de la terre.

On ne parle pas souvent de ceux qui quittent leur région pour aller vivre en ville, à Montréal de préférence. Ils laissent un pays, une enfance, des souvenirs, des lieux où ils sont parfaitement dans leur corps et dans leur tête, un amour souvent pour se retrouver dans la foule. Lise Tremblay a souvent parlé de « ces migrants de l’intérieur » qui abandonnent un coin de pays, une famille qu’ils ne pourront jamais retrouver.
J’ai dû quitter mon village pour des études, me réfugier à Montréal, à la frontière d’Outremont, dans un petit appartement qui est vite devenu un refuge. Quand je m’aventurais sur les trottoirs, je croisais des Juifs hassidiques. Je ne savais rien de leur existence avant de venir en ville.
J’avais tout laissé au village. Des habitudes, des amis, une famille et des lieux où je pouvais sentir toutes les dimensions de mon corps et de mon esprit. Je suis devenu sauvage à Montréal, ne sortant que pour les cours à l’université où j’étais un Mursault dans les salles de cours. Je lisais sans arrêt pour ne pas sombrer, m’accrochais aux écrivains pour ne pas me noyer. Certains de mes amis ont vécu l’exil un temps et après, ils sont retournés au village, n’arrivant pas à se faire à cette autre vie. Heureusement, j’étais obsédé par les livres, cela m’a permis de tenir le coup pendant des années en faisant des retours pour respirer et me souvenir que j’étais encore un être social.

EXIL

Maude a grandi tout près de la minière qui réglait tout de la vie. Sa famille s’était installée devant la maison de Francis, un garçon de son âge. Une rue entre les deux, un pays, un continent. Ils ont partagé des jeux, des espaces en forêt avant de devenir des adultes. Ils étaient toujours ensemble. Des inséparables. Leur vie à deux allait de soi, pourtant ils sont incapables de se dire, de s’offrir l’un à l’autre. Comme deux cailloux enfermés dans un silence de commencement du monde.

Les arbres se souviennent de nos passages répétés, qui ont fait affleurer des roches veinées de quartz blanc, comme des balises pour nous empêcher de mettre le pied en dehors de chez nous. Nous courons, tu cries devant moi que je suis lente et que si un ours arrive tu vas le laisser me bouffer. La terre amortit mes pas dans un bruit sourd. C’est l’été où j’ai arrêté de grandir. (p.10)

Les parents partent en laissant la maison à Maude. Elle travaille à la mine pendant les vacances, voyage avec Francis, observe, attend dans un silence qui la fait ressembler à ces éclats de minerai qu’il faut « défaire » pour en extraire l’or.
La mine est une bouche dévoreuse qui a toujours besoin d’espace. La compagnie achète la maison de Maude à prix fort et la démolit. Elle a perdu son ancrage. Seul Francis peut encore la retenir. Il suffit d’un signe, d’un tout petit bout de phrase.

SILENCE

Maude part, peut-être pour provoquer la venue du mot, du geste qui va tout changer. Elle roule vers la ville, s’installe dans un petit appartement en attendant, travaille le bois, le vivant pour oublier la pierre qu’il faut forcer pour en extraire le métal précieux. C’est peut-être le traitement de choc qu’il faudrait pour obliger Francis à se tourner vers elle et abolir toutes les distances.

Ta mère, placée entre nous, serrait ton bras et le mien. Elle essayait de nous attacher ensemble, comme si ça pouvait m’empêcher de partir. C’était plus fort qu’elle, elle ne pensait pas, je crois, à son corps entre les nôtres, incapables de se toucher. Nous étions encore les deux mêmes enfants silencieux. Le jour de mon départ, je voyais que tu n’y croyais pas. Tu t’es dégagé le premier de ce lien bizarre. Ta mère a augmenté légèrement la pression autour de mon avant-bras. Si tu avais déposé tes clés dans ma main et que la pulpe de tes doigts avait touché ma paume, peut-être aurait-ce été différent. (p.65)

Maude s’étiole à Montréal, sa pensée restant en Abitibi. Elle part sur la 117 Nord, suit ce cordon ombilical pour surprendre Francis, des lieux, une vie qui pourrait prendre un autre tournant. Elle est déjà l’étrangère, elle a toujours été celle qui attend. Elle erre entre le présent où elle se sent à l’étroit et ce passé qui se dilue peu à peu.
C’est là le pire pour un migrant de l’intérieur. Il part, revient et ne sent jamais chez lui. Je me souviens. Il a fallu à peine un an pour devenir un « visiteur ». Les choses changeaient si rapidement et mes souvenirs restaient loin en arrière. Il y avait un espace de plus en plus grand entre le lieu que j’avais quitté et celui que je retrouvais après mes fuites. Maintenant, quand j’y retourne, j’ai l’impression qu’un autre village a poussé sur ces lieux familiers. Tout m’est connu et en même temps étranger. Mon village n’existe plus que dans ma tête.

RÉUSSITE

Virginie Blanchette Doucet signe un roman fascinant où tout est attente, impression, suggestion. Francis et Maude ne savent pas s’apprivoiser. Il faudrait des mots pour se dire et ils sont murés en soi. Maude part pour provoquer un séisme parce que la vie dans un silence pareil, tout près de Francis, n’est pas possible. Ce mutisme va la tuer. Elle met un continent entre eux, pose des gestes pour trouver des mots et les retourner comme les bouts de planche qu’elle effleure des doigts. Francis est du monde des pierres et elle de l’espace des arbres qui cherchent à toucher le ciel.

La nuit était tranquille, à l’exception des blasts qui ont fait trembler les murs un instant, je ne sais plus à quelle heure. Le soleil n’était pas levé quand Francis est revenu. Le chiot dormait au pied du divan, j’avais la main qui lui frôlait le dos, et il poussait de drôles de petits soupirs. J’ai gardé mes yeux fermés le temps que Francis enlève son manteau, ses bottes, qu’il dépose sa boîte à lunch en métal par terre. Le plancher a craqué sous ses pas, jusqu’à ce qu’il arrive sur le tapis du salon. Une pause. Il est parti vers la chambre, est revenu et m’a abriée d’une couverture douce et épaisse. Une porte a grincé derrière lui. Le chien a reposé sa tête contre ses pattes. (pp.78-79)

Un roman terrible parce qu’il nous pousse dans un exil intérieur où le langage n’arrive jamais à briser les carapaces. Des corps bougent, se frôlent et peuvent faire les gestes de l’amour tout en restant des pierres qui se heurtent sans jamais s’entamer. Le silence dans ce roman est étouffant, la solitude oppressante. Comme si Francis et Maude étaient enfermés dans un trou de la mine et qu’ils n’arrivaient jamais à s’en dégager.
Virginie Blanchette Doucet nous pousse dans une dérive où l’être risque de se défaire comme sous le coup des blasts qui font frémir le sol. L’empêchement de la parole est peut-être le pire des châtiments. Parce que les gestes ne suffisent jamais. Il faut des mots pour tisser des liens, s’offrir l’un à l’autre, se toucher dans le plus intime de l’être. Cela n’arrive pas dans 117 Nord. Maude est tout aussi impuissante que Francis face à ses sentiments. Il faudrait une fracturation de l’être pour qu’ils se retrouvent dans le regard de l’autre. Et cela n’est pas possible. Restent la route, les gestes peut-être lors de ces retours qui peuvent se faire rencontrer les corps.

117 NORD de VIRGINIE BLANCHETTE DOUCET est paru chez BORÉAL Éditeur.

PROCHAINE CHRONIQUE : L’impureté de LARRY TREMBLAY publié chez ALTO.