mercredi 30 novembre 2016

Carole Massé envoûte avec Estelle et Gloria


ESTELLE RENCONTRE Gloria près de la rivière La Gouffre à Baie-Saint-Paul en 1951. La jeune femme rêve de cinéma, de danse, de Hollywood et de devenir une comédienne que l’on reconnaît et admire. Une femme qui échappe à tout ce que l’adolescente de 14 ans connaît. L’étrangère devient son idole, son modèle, celle qu’elle veut imiter pendant cet été de tous les enchantements. Elle découvre surtout des secrets sur la nature humaine qui emprunte des chemins étonnants. Elle se heurte à la dure réalité des femmes et les pièges de l’amour. Qui est Gloria, où logent la vérité et le mensonge ? Estelle fait l’apprentissage de la liberté, du corps et ressent des pulsions surprenantes

Estelle vit une époque où tout se bouscule. Le Québec s’ouvre au monde et penche vers la modernité. Une période charnière où les traditions s’accrochent malgré les vents du changement qui viennent de toutes les directions. Certaines sont des aventurières comme Gloria qui gagne sa liberté en risquant tout, misant sur son charme, son corps pour arriver à ses fins.
La jeune fille ressent d’étranges pulsions qui la font voir, monsieur Louis, comme elle ne l’a jamais vu avant. Et Gloria l’enchanteresse, la magicienne, l’insaisissable l’emporte dans ses rêves et transforme la maison de ferme en lieu de toutes les découvertes.
Pourquoi cette danseuse est venue travailler comme cuisinière ? Pourquoi on la tolère quand elle joue à la vedette, chante, danse, se fait bronzer au soleil pendant que les autres suent dans les champs ? Jacquot la vénère et Émile pardonne tout à la survenante qui est capable de toutes les métamorphoses et de toutes les audaces malgré les haines qu’elle soulève.

Il n’y a pas plus indépendant que moi dans la vie ! Et j’aime pas qu’on insinue le contraire. Je suis rendue là où je suis rendue parce que l’ai voulu, moi, et personne d’autre ! D’ailleurs les femmes me le pardonnent pas, parce qu’elles m’envient ça secrètement, ma force, mon audace, ma liberté. Ouais, si tu savais comme elles me détestent. (p.35)

Gloria joue un jeu dangereux, mais elle sait à quoi s’attendre et son rêve est plus fort que tout. Le monde d’Hollywood l’attire comme les flammes subjuguent les papillons. Elle va partir, faire son chemin dans cette société où les femmes échappent à toutes les contraintes, font tourner les têtes et captent tous les regards. Elle veut devenir le centre, le soleil qui éclaire tout.

À ce moment-là, mes yeux tombèrent sur l’étiquette du tube bronzant qu’elle avait déposé à ses côtés et lurent : Legstick d’Helena Rubinstein. Et je pensai que ces mots-là : Helena Rubinstein, Rita Hayworth, Ali Khan, Guilda, Copacabana, chorus line et d’autres que Gloria me faisait connaître, ils valaient bien les efforts que je fournissais pour la satisfaire. Les mots de chez moi, montagne, vallées, rivières, arbres ou encore couture anglaise, couture plate, couture à bord étaient banals en comparaison. Gloria participait de l’univers des oiseaux, libres et voyageurs, alors que j’appartenais au reste, cloué au sol. (p.40)

Gloria est belle et le sait, joue sa vie, doit surtout éviter les pièges de l’amour qui a presque tué sa mère qui élève sa famille nombreuse et ne connaît que le travail et la misère.

TOURNANT

Tout bascule au Québec pendant les années d’après-guerre. Les idées nouvelles secouent la poussière et tous peuvent relever la tête, penser et voir autrement. Estelle a grandi avec ses tantes, des femmes indépendantes, capables de subvenir à leurs besoins, des marginales en somme dans la petite société de Charlevoix. Elles font de la couture et Estelle y apprend un métier qui lui permettra d’acquérir son indépendance. À quatorze ans, elle touche la fin de l’enfance et bascule dans le monde des adultes avec ses charmes et ses horreurs. Surtout, elle sait d’instinct que le monde peut être différent de ce qu’on lui enseigne à l’école. Elle est subjuguée par l’oiseau multicolore nommé Gloria, découvre la musique, la danse, la sensualité et que le corps d’un homme et d’une femme peut faire autre chose que répéter les gestes du quotidien et du travail.

MYSTÈRE

Que fait Gloria près de la rivière la Gouffre à Baie-Saint-Paul ? Dit-elle la vérité en répétant qu’elle a dansé au El Morocco, le cabaret le plus couru de Montréal, celui où les plus belles filles s’exhibent ? Pourquoi elle disparaît dans les bois comme une bohémienne, revient les cheveux en bataille et la robe pleine d’aiguilles de pin ? Pourquoi s’attarde-t-elle dans la maison d’Émile où monsieur Louis la déteste ?
Estelle découvre qu’il ne faut jamais se fier aux apparences. La nuit révèle des secrets à ceux qui savent veiller tard.

À distance d’une main, une lueur s’écoulait d’un bref interstice entre deux planches… J’approchai mon œil de la fente. Au fond, sur un vague écran de blancheur, se déroulait une étrange séquence… Un homme montait et descendait sur une femme. Tous les deux étaient nus. Elle, cuisses écartées, reins cambrés. Lui, musculeux, tendu, acharné sur sa proie. L’« écran de blancheur » : une couche recouverte de draps blancs. Le lit de Louis dans la chambre à coucher de Louis. Un silence de mort baignait la Scène…(pp. 176-177)

La jeune fille surprend les amours de Louis et Gloria comme si elle était au cinéma. Elle n’a jamais imaginé qu’un homme et une femme puissent poser des gestes semblables. Elle est profondément troublée, perturbée, dérangée. Y a-t-il une autre réalité ? Des choses qu’elle n’a su voir jusqu’à maintenant…

ATROCITÉ

Gloria se fait violer par des garçons du village. Estelle la défend comme une tigresse. Une scène brutale, un secret qu’elles partageront parce que les femmes qui s’enfoncent dans les bois n’attirent l’empathie de personne. Gloria joue, a toujours joué. Elle part avec un riche Américain, va à Hollywood pour danser et concrétiser son rêve. Estelle apprendra bien plus tard qu’elle aura eu une petite place dans ce monde où la réalité n'est pas celle que l'on connaît.

Encadrant l’article, des photographies de Gloria tirées de scènes tournées pour le cinéma ou pour la télévision. Je m’attarde sur un gros plan… Sensation étrange… Nos destins nous séparent maintenant et pourtant, en cette seconde, les trente-quatre années entre nous se résument à une liste de dates… Oui, mon monde d’adulte — plein, riche, créateur — tiendrait soudain en quelques pages dans un roman, alors que mes yeux suivent le tracé du visage tant aimé de Gloria et revoient trois mois d’un lointain été, comme les seuls chapitres de mon existence. Une vie est une étoile filante. (p.374)

Personne ne pourra oublier. Gloria a été celle qui montre la voie en risquant tout pour atteindre son rêve. Elle n’est certainement pas étrangère à la démarche d’Estelle qui a tout fait pour éviter les pièges que la vie pouvait lui tendre.

LIBÉRATION

Roman de libération, du rêve qui s’impose et emporte tout le monde dans une tornade de désirs et de fantasmes. Une page d’histoire, une fresque qui nous plonge dans ces années où le Québec ouvre des fenêtres pour respirer l’air du large, découvre les plaisirs de l’esprit et du corps, entend l’appel de l’Amérique. Gloria paie cher sa liberté et son rêve. Tout comme Alys Roby, cette étoile née trop tôt, que le milieu a brisée. Une page de notre histoire comme si on la voyait sur un grand écran. La vie d’Estelle, mais surtout un moment du Québec qui cherche à s’affirmer et qui arrive mal à assumer sa liberté et ses rêves. Un roman d’apprentissage qui nous emporte dans les volutes des cigarettes de Gloria, du rêve américain qui a séduit Céline Dion et fait toujours rêver ceux et celles qui ne se contentent pas du quotidien.

La GOUFFRE de CAROLE MASSÉ est publié chez XYZ ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : Prague de MAUDE VEILLEUX, paru chez HAMAC ÉDITEUR.


mardi 22 novembre 2016

Et si Charles Darwin avait été très mal compris

UN PROFESSEUR DE BIOLOGIE se rend au Chili pour un colloque et en profite pour prolonger son séjour en compagnie de sa femme. Les voilà sur les traces de Charles Darwin qui a visité le pays dans les années 1830 lors de son célèbre voyage. Un périple de presque cinq ans qui devait changer le regard du naturaliste sur le monde et les êtres vivants. Le narrateur se questionne sur les concepts, les hésitations de Darwin, l’évolution des espèces. Une pensée qui a bouleversé les idées convenues sur les origines du monde. Une véritable révolution que nous n’avons peut-être pas comprise et que nous interprétons souvent de façon erronée.

Charles Darwin, en publiant L’origine des espèces en 1859, presque trente ans après la fin du voyage qui allait changer son regard sur l’univers, bousculait la pensée de ses contemporains, remettait en question leur rôle sur la planète. Un tournant qui secoue les croyances, ébranle les concepts religieux qui avaient des réponses à toutes les questions. Certains regards ont bouleversé des dogmes au cours des siècles. Il en a été ainsi quand Nicolas Copernic a démontré que la Terre tournait autour du Soleil, abolissant la certitude que notre planète était le coeur de l’univers. Charles Darwin, en parlant de l’évolution et de l’origine des espèces, de la diversité des êtres qui ont tous une même origine, bouleversait les certitudes de son époque. Et surtout, il ébranlait l’affirmation que l’homme avait été créé par Dieu et qu’il était devenu par l’effet même le maître du vivant.

Il y a des centaines de millions d’années que cette histoire a commencé. Comme son fil conducteur n’est pas du tout explicite, plusieurs personnes, depuis des temps immémoriaux, ont tenté d’en deviner le scénario. Or, plus on en sait, plus on en vient à douter qu’un tel scénario existe. C’est comme si l’évolution de notre planète empruntait les mêmes chemins tortueux que la genèse d’un roman. (p.62)

L’humain, sa place, son rôle changeaient du tout au tout avec les idées de Charles Darwin. Il devenait une espèce vivante, parmi les autres, l’une de celles qui avaient réussi son adaptation de façon spectaculaire. Il en a été ainsi de la découverte de la relativité par Albert Einstein qui allait réviser les lois de la physique et permettre de penser autrement les forces qui régissent l’univers. Voilà des tournants de la pensée humaine qui modifient totalement notre regard sur la vie, la place de l’homme dans l'histoire et nos façons de faire.
Mais a-t-on lu Darwin, l’a-t-on bien compris ? On a souvent réduit son regard à des clichés voulant que « l’homme descende du singe » sans trop se demander ce que cela signifiait vraiment. 

Le manuscrit de L’origine des espèces était d’ailleurs à peine sous presse qu’il faisait déjà l’objet de commentaires. On s’en était fait une idée au préalable et son auteur lui-même n’y pouvait pas grand-chose. Il eut beau s’offusquer ensuite de quelques raccourcis, on objectait invariablement qu’il le faisait pour éviter de voir la planète se déchaîner contre lui. J’imagine qu’il a dû en ressentir une certaine amertume, même qu’il appréhendait depuis longtemps la réaction du public au pavé qu’il s’apprêtait à jeter dans la mare. (p.117)

VOYAGE

Alain Olivier, docteur en biologie végétale, réfléchit sur sa vie et celle des humains en voyageant au Chili, terre séduisante avec ses lacs d’une beauté saisissante, ses volcans, sa flore et sa faune. Un pays qui allait contribuer à changer la pensée du jeune Darwin lors de son périple autour du monde, étudiant, collectionnant les fossiles et les plantes, des ossements d’animaux et les pierres. Le couple met ses pas dans ses pas, fait des liens avec ce chercheur fascinant.
La vie sur Terre, à partir des bactéries, s’est diversifiée de façon étonnante et a donné naissance à un nombre incalculable d’espèces. Tous les êtres vivants ont une même origine et ont évolué grâce à une sélection qui variera selon les lieux. L’humain devenant une sorte d’anomalie avec sa capacité de penser, de discuter, d’analyser et d’inventer des objets de plus en plus sophistiqués. Surtout qu’il n’a cessé au cours de son histoire de se donner une place prépondérante dans la chaîne du vivant.

Il est cependant loin d’être acquis que nous ayons été conçus pour être heureux. Si l’on se fie à ce que nous enseigne la théorie de l’évolution, notre rôle consisterait d’abord et avant tout à nous efforcer de transmettre nos gènes aux générations qui nous succéderont, de façon à garantir leur adaptation, au milieu et, par conséquent, la perpétuation de notre espèce. Il se pourrait bien que la quête du bonheur, comme celle du plaisir, s’avère une cause illusoire. (p.157)

RENCONTRE

Pas étonnant que le narrateur croise le fameux Darwin à quelques reprises, discute de sa vie et de ses découvertes. Il revient aussi sur son passé, les épreuves qu’il a traversées avec son épouse Julie, les liens avec son père et les beaux moments de son enfance au Lac-Saint-Jean. L’humain se heurte un jour ou l’autre au désir d’avoir des héritiers, de perpétuer la vie qui prend racine dans la nuit des temps et qui permet aussi d’établir un lien avec l’avenir.

Darwin donnera le coup de grâce à notre anthropocentrisme : non seulement l’être humain est-il issu de l’animal et n’occupe donc qu’une modeste place parmi tous les êtres vivants, mais il doit ses principales caractéristiques à la mécanique de l’adaptation. Autrement dit, il aurait pu être totalement différent de ce qu’il est aujourd’hui. La réalité de l’évolution rend donc difficilement concevable toute vision déterministe de la création. Les formes de vie, dans toute leur diversité, ne sont pas le fruit d’une intention divine. Elles n’ont pas été prédéterminées. Penser que l’être humain représente la finalité de la création n’a plus guère de sens. (p.166)

Ce roman devient un trésor de réflexions, d’observations, de considérations sur ce qu’est l’évolution, les comportements des vivants, particulièrement ceux des singes, ces frères qui sont peut-être l’illustration de ce que nous avons été. Ils sont certainement proches de ce que furent les humains.
J’ai aimé les discussions avec Darwin, le rêve de tout biologiste, j’imagine, comme tout écrivain souhaiterait rencontrer Shakespeare ou Cervantès pour surprendre leur pensée et évaluer ce qu’ils peuvent dire de leurs écrits, ce que nous avons déformé avec nos lunettes contemporaines ou ce que nous avons occulté.
Le roman nous permet de voyager entre le personnel et la réflexion sur la vie des humains, leurs étranges comportements, l’amour, la fidélité, les valeurs aussi qui permettent aux plus démunis de survivre dans une société souvent inhumaine.

Les résultats des travaux de Darwin nous enseignaient ainsi que l’altruisme n’était pas incompatible avec notre bien-être individuel. Il en était même la condition préalable. La morale ne nous avait pas été imposée par notre Créateur. Elle était née de notre évolution. Si elle nous appelait constamment à apprendre à vivre ensemble, c’était parce qu’il en allait de notre propre intérêt. Les conduites désintéressées avaient été sélectionnées tout simplement parce qu’elles nous étaient avantageuses. Et je comprenais tout à coup qu’en exécrant l’esclavage, qu’en prêchant les vertus de l’éducation, qu’en jugeant important de venir en aide aux nécessiteux, Darwin ne s’était pas inscrit en faux contre sa théorie de l’évolution. Il avait fait preuve, au contraire, d’une grande cohérence. (p.328)

La pensée de Darwin a souvent été mal comprise, servant à justifier des dérives qui ont faussé complètement l’approche du naturaliste. J’ai aimé suivre le narrateur dans ce voyage où il tente de trouver un ancrage à sa vie, sa place dans cette longue marche qui est celle de la présence humaine au cours des millénaires. Nous sommes ce que nous avons été et serons ce que nous sommes.
Il est un peu difficile d’imaginer que notre évolution continue et que l’humain, dans 10 000 ans, s’il n’est pas disparu dans ses cruautés guerrières, sera autre dans ses regards, ses comportements et ses manières de vivre en collectivité.
L’héritier de Darwin devient un texte nécessaire, une lecture que l’on devrait faire lire à tous les étudiants pour qu’ils puissent mieux comprendre le métier d’être humain, pour comprendre une évolution qui donne un regard autre sur tout ce qui nous entoure. Surtout, Alain Olivier nous fait prendre conscience de notre appartenance à la planète, à cette vie qui n’a cessé de se diversifier et de se modifier. Après tout, nous sommes les survivants d’une expérience qui n’a cessé de prendre des directions étonnantes au cours des millénaires. Notre formidable capacité de s’adapter aussi, qui fait que la vie reste possible.
Périple assez unique que celui d’Alain Olivier. Son roman a le grand mérite de présenter la vie d’une autre manière. Longtemps, après avoir refermé ce livre, j’ai regardé autour de moi, ne pouvant plus voir mon environnement de la même façon. Olivier nous offre une conscience et c’est un devoir d’accepter ce regard généreux.

L’HÉRITIER DE DARWIN d’ALAIN OLIVIER est publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : La Gouffre de CAROLE MASSÉ, paru chez XYZ ÉDITEUR.

vendredi 11 novembre 2016

Felicia Mihali nous propose un autre regard

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IRINA EST FILLE D’IMMIGRANTS et s’en porte plutôt bien. Ses parents se sont séparés et elle est revenue vivre avec sa mère après une aventure amoureuse. À l’université, un photographe la choisit pour une publicité. Une rencontre improbable qui transformera sa vie. Elle fait la une du magazine Actualités. La voilà un visage que l’on reconnaît dans les salles de cours et au travail. Un soldat en mission en Afghanistan lui envoie un message et c’est le début d’une correspondance, d’un amour peut-être, d’un tremblement d’être. Le militaire va peut-être changer son regard, la manière de mener sa vie. Que dire quand on devient une image, un fantasme, celle que tout un régiment aime ?

Je lis Felicia Mihali depuis Le pays du fromage, son tout premier roman, paru en 2002. Un texte qui nous entraîne dans la Roumanie de Ceausescu pour nous faire ressentir, au plus profond de nous, les démences de la dictature. Madame Mihali a vécu son enfance sous le joug de l’un des pires dictateurs de notre époque. Cette période l’a marquée et elle y reviendra dans plusieurs de ses publications. Elle s’intéresse aussi aux mythes fondateurs de l’Occident et m’a entraîné dans des temps lointains, avec Alexandre le Grand, en plus de me plonger dans la Chine mystérieuse.
Grande voyageuse, éternelle étudiante, journaliste et critique de théâtre à Bucarest, elle a amorcé une carrière d’écrivaine au Québec, s’imposant comme une voix originale et essentielle. Et voici La bien-aimée de Kandahar, un roman intriguant, surtout avec un titre semblable. C’est toujours comme ça avec Mihali. Elle nous pousse dans un monde difficile, devant les pires horreurs, sans avoir l’air de s'y attarder. La belle dormeuse du Pays du fromage ou encore Dina qui résiste à un despote, allégorie bien sûr à son pays d’origine, au combat de tous les jours qu’il faut mener pour protéger son intégrité physique devant les malades du pouvoir.

QUOTIDIEN

Irina vit à Montréal et s’y sent bien. Comme bien des personnages de Felicia Mihali, ce n’est pas une impulsive qui bouscule les gens et tente de secouer son quotidien. Elle se laisse plutôt porter par la vie, étudie, travaille dans une brasserie, vit des amours éphémères sans connaître les élans qui retournent l’être. Le personnage de sa mère est beaucoup plus tranché. Cette femme ne fait pas de compromis et vit comme elle l’entend, ne permettant à personne de diriger sa vie.

Ma mère n’a jamais travaillé au Canada. Depuis son arrivée ici, elle n’a fait qu’étudier, avec de petites pauses entre différents programmes universitaires. Elle détient un baccalauréat et une maîtrise en histoire, ainsi qu’en histoire de l’art, mais ne lui demandez pas dans quel but elle a fait ces études. Cette question la fait enrager. Pourquoi une femme devrait-elle étudier dans un but spécifique ? La passion ou l’intérêt ne suffisent-ils pas ? La vie idéale envisagée par ma mère est de pouvoir aller à l’école jusqu’à un âge vénérable, de rester à la maison et de se consacrer à son art. (p.9)

Irina accepte de poser pour le photographe et la voilà une vedette, celle qui fait tourner les têtes. Elle apprend à se voir dans les yeux des autres, découvre sa beauté, son charisme. Sa vie ne peut plus être la même.
Yannis, un militaire, un fils d’immigrant comme elle, se retrouve au bout du monde à faire la guerre. Il participe à  l’intervention en Afghanistan, à la chasse aux terroristes, cette guerre sans fin. Il en est ainsi des affrontements de nos jours. La puissance militaire américaine, capable de pulvériser la planète, n’arrive plus à gagner ses guerres depuis son aventure au Vietnam. Les conflits s’éternisent dans des attentats de plus en plus sanglants, touchant particulièrement les femmes et les enfants.

QUESTIONS

Dans ses courriels, le militaire tente d’expliquer sa présence dans ce pays du bout du monde, ce qu’il ressent en frôlant la mort chaque jour, devant le regard des Afghans où il voit la haine. Pas facile d’être un étranger, de savoir que l’on impose sa présence à d’autres. La situation de conquérant détesté et admiré, l’occupation militaire, la pire forme de dictature même si elle se fait au nom des grands principes de la liberté. Ce n’est pas sans rappeler l’entreprise de Roxanne Bouchard et Patrick Kègle, dans En terrain miné, une correspondance d’un soldat qui servait à Kaboul et d’une écrivaine pacifiste.
Le jeune militaire est d’une lucidité étonnante et jette un regard particulier sur le monde et la vie. Irina sort peu à peu de son cocon, de cette forme d’hibernation. Il en est souvent ainsi dans une société où les individus sont réduits à l’état de consommateurs. Il faut peut-être confronter la mort pour sentir le flux de la vie, trouver un sens à l’existence. La guerre peut-elle rendre plus humain ?

Les jours suivants, j’ai commencé à jouer un rôle pour la deuxième fois dans ma vie. Cette fois-ci, c’était mon propre rôle, celui d’une femme aimée par un régiment de soldats canadiens, la meilleure chose qui arrivait à une foule de jeunes hommes se battant pour la justice en Afghanistan. Vers la fin de sa lettre, Yannis disait au magazine de me remercier d’être celle que j’étais. Mais qui étais-je, en fin de compte ? Je ne me connaissais pas assez pour me contenter de ça. (p.70)

Irina cherche à comprendre qui elle est, la migration de ses parents, ses études, ses passions d’enfance pour le théâtre, les personnages singuliers qu’étaient Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne-Mance. Yannis fait en sorte qu’elle revient sur ses pas, évalue son vécu. Pourquoi était-elle fascinée par les fondateurs de Montréal qui ont risqué leur vie pour leur idéal ?
Le militaire croit à la liberté et à la justice, se concentre sur les gestes les plus simples. Irina y voit le pendant de l’entreprise de Maisonneuve et de Jeanne-Mance qui, en s’installant à Montréal, ont dû oublier la France. La vie parfois, demande de tout risquer. C’est souvent le cas de l’émigrant qui doit tourner le dos à son passé.

Nous sommes tissés de doutes, eux, de passions. Ils nous apprennent que les souffrances du corps rendent les troubles de l’âme insignifiants. Pour nous, ce n’est que la douceur des souvenirs et des sensations lointaines qui nous aider parfois à faire face à la mort. Mais plus on vie ici, plus le spectacle du désert rend stérile la nostalgie. Le contact avec eux devrait au moins nous aider à extirper de nos âmes la névrose, afin de recommencer une nouvelle vie, dépourvue de désirs inutiles. (p.114)

Le roman de Felicia Mihali devient une réflexion, une quête, la recherche de l’humain dans toutes ses dimensions. Il y a toujours cette démarche chez elle, ce glissement qui se fait souvent sans heurts. Cette fois, elle le fait au Québec, sa terre d’adoption, dans « ce pays qui n’est toujours pas un pays ». Elle me touche particulièrement dans cette exploration.
Felicia Mihali, tout doucement, nous pousse dans ce tremblement d’être nécessaire à l’existence entière et pleine. J’aime son regard, ses propos sur la société, cette époque où les étourdissements et les fausses promesses dissimulent la déperdition et le goût de la mort.

De mon côté, je ne lui avais pas parlé de ma formule de la Vie, qui l’incluait amplement dans son équation. J’avais eu peur, ou honte peut-être, de reconnaître combien j’avais besoin de lui, et que ce ne sont pas uniquement les pays qui doivent être défendus, mais chaque individu aussi. Si je l’avais fait, il ne serait pas mort. Mon amour aurait peut-être joué un rôle dans la suite des événements, si je l’avais choisi pour la Vie et non pas pour la mort. (p.155)

Tout le drame du mal-être contemporain se retrouve dans ce roman qui ébranle et secoue les idées à la mode, les slogans publicitaires. C’est toujours un bonheur de lire un texte qui mise sur l’intelligence et repousse les fausses promesses. C’est tout l’art de cette écrivaine qui me questionne avec son regard et ses propos qui touchent l’âme, cette inconnue. Un roman qui donne de nouveaux yeux.

LA BIEN-AIMÉE DE KANDAHAR de FÉLICIA MIHALI, publié chez LINDA LEITH ÉDITIONS.


PROCHAINE CHRONIQUE : L’HÉRITIER DE DARWIN d’ALAIN OLIVIER, publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

  
http://lindaleith.com/publishings/view/51

vendredi 4 novembre 2016

Christian Guay-Poliquin donne vie à l’hiver

LE PERSONNAGE DE Christian Guay-Poliquin, celui du Fil des kilomètres, est de retour. L’homme parcourait le continent pour rentrer dans son village après une longue absence. Tout se déglinguait. Une panne d’électricité généralisée, la société qui s’arrête dans un hoquet. À l’arrivée, un accident d’auto le laisse plus mort que vivant. Dans Le poids de la neige, nous retrouvons le même homme, les jambes immobilisées dans des attelles de bois. Matthias s’occupe de la maison, un peu en retrait du village. La recherche de nourriture occupe tout le monde. Et cette neige qui tombe sans arrêt et menace d’avaler le pays.

J’ai relu la fin du premier roman, pour retrouver les questions des villageois qui ont secouru le voyageur. Son père, qu’il voulait retrouver, est mort, heurté par son auto peut-être. Il ne sait plus. Une femme conduisait, du moins il le croit. Personne n’a vu la passagère. Il a peut-être tout imaginé avec cette traversée hallucinante.

L’accident a été violent. J’étais confus. Je rêvais à ma voiture. Je cherchais mon père. Mes souvenirs se chevauchaient. Je revoyais sans cesse la scène. Des jours et des nuits de route. La panne d’électricité, les stations et des nuits de route. La panne d’électricité, les stations services dévalisées, les milices au bord des routes, la panique dans les villes. Et soudain, à quelques kilomètres du village, dans la lumière fatiguée des phares, deux bras levés vers le ciel. Les pneus qui crissent sur la chaussée. Un coup de volant. Un impact sourd. Le sang. Les fissures dans le pare-brise. Les tonneaux. Mon corps éjecté de l’habitacle. Puis le poids de la voiture renversée  sur mes jambes. (pp.28-29)

Matthias voulait voyager pour se changer les idées et son auto est tombée en panne à l’entrée du village. Il veut retourner en ville, retrouver sa femme, mais plus personne ne s’aventure sur les routes depuis que le pays s’est déglingué. Les chemins sont des coupe-gorges. La barbarie règne, le monde régresse. Les villageois effectuent des rondes pour protéger le peu qu’ils ont. Tout étranger peut être un ennemi. Surtout, il faut résister à cet hiver qui ne veut plus desserrer son étreinte.
Dans la maison silencieuse, le temps s’écoule lentement, s’accroche aux gestes de Matthias. Le blessé dort, guette le vent, le froid par la fenêtre avec une longue-vue. Il y a les visites de Maria et Joseph pour briser la routine, les médicaments et les pansements qu’il faut changer.

Je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je pense à Maria, à sa façon de me parler, de rire devant mon silence, à la douceur de ses mains quand elle inspecte mes blessures, aux souvenirs qui surgissent quand je la vois. Il y a longtemps qu’elle est venue me voir. Le temps cicatrise ce qu’il peut, mais rien n’est joué. Je suis toujours étendu là et je regarde les journées se donner le relais en espérant que mes jambes pourront me porter de nouveau, un jour. En attendant, Matthias me soigne et me nourrit. Je sais qu’il n’a pas vraiment le choix. Nous sommes prisonniers l’un de l’autre. (p.73)

Matthias s’occupe du blessé en échange de bois de chauffage et de nourriture. Au printemps, on lui a promis qu’il pourrait retourner en ville, participer à une mission de reconnaissance.

HIVER

La neige impose sa loi et empêche les gens de s’évader, de respirer presque. La forêt, comme une muraille, rassure un peu. Le pays est toujours là. Un mot, une casserole oubliée sur le poêle, le bois de chauffage, le feu à entretenir, les pansements à changer, la nourriture et certains plaisirs comme une cigarette ou un verre de vin, voilà le quotidien. La vie est attente, hibernation. 
Maria fait rêver. Le blessé l’a connue dans son enfance, à la petite école. Et Joseph qui vit en marge du village et fait ses affaires. Le couple disparaît sur une motoneige et personne ne sait où ils sont passés.
Et pourquoi la famille du blessé n’est pas revenue du camp de chasse à l’automne ? Que de questions dans ce roman ! La neige écrase le monde et les individus. Au point de faire céder le toit. Rarement, j’ai senti l’hiver comme ça. Elle devient un personnage, une force impitoyable. Il ne reste qu’à tourner autour du poêle pour garder sa chaleur, survivre comme une bête dans sa tanière.

RETOUR

Le blessé finit par bouger dans la maison avant de se risquer à l’extérieur. Lente reptation, retour à la vie, espoir de retrouver une forme d’autonomie. Les villageois transforment un autobus sous la direction du mécanicien avant de prendre la fuite, abandonnant Matthias et Jonas, un idiot qui garde les vaches.
Les voilà des errants, des ombres qui cherchent comme des chiens redevenus sauvages. Il faut trouver de la nourriture, pêcher sur le lac derrière la colline. Que faire quand la société est morte, quand tous les objets et outils sont devenus inutiles ? Que faire devant la fin du monde ? Seuls les plus débrouillards et les plus rusés survivront.

Ils sont partis, répète-il sèchement. Ils ont menti à Jonas, ils ne reviendront pas. J’aurais dû m’en douter. L’obscurité gagne la véranda, mais aucun de nous deux ne semble prêt à fournir un effort pour allumer la lampe à l’huile. J’ai l’impression que Matthias fait la même chose que moi, il compte les gouttes d’eau qui tombent en essayant de trouver le sommeil. Pour l’instant on a encore de bonnes réserves, dit-il après un moment, mais il va falloir s’organiser autrement pour la nourriture. On n’a pas le choix. Je fais comme si je n’avais rien entendu et je pense à la valise qu’il cache de l’autre côté. Et au réveil dans la poche de ma veste. (p.195)

Véritable exploit de Christian Guay-Poliquin qui transforme le quotidien le plus terne, le plus répétitif en suspense. Nous redécouvrons des gestes essentiels. Un repas ou quelques pas dans la neige, le plaisir de goûter une sucrerie ou une cigarette. J’ai embarqué physiquement dans le combat des survivants. Je me suis affolé quand le toit de l’appendice où ils vivent s’est écroulé, quand ils défont les cloisons de la maison pour entretenir le feu. Tous meurent de faim et de froid dans ces maisons glacées comme des cercueils. Personne ne peut venir en aide à Matthias et l’éclopé qui réapprend à bouger.

PRÉSENCE

Quel roman sur la neige et l’hiver, la présence insoutenable du froid et de la poudrerie ! Tous les gestes, tous les mots vous enfoncent dans les jours qui semblent s’être figés. Guay-Poliquin s’impose avec un minimum d’effets. Ce qui aurait pu devenir répétitif et lassant m’a gardé en éveil comme si je devais lutter de toutes mes forces pour survivre.

Et pourquoi je ne suis pas arrivé à laisser le passé s’éteindre de lui-même, dans les arcanes de ma mémoire. Je voulais revoir mon père, je voulais changer le cours des choses et j’ai échoué sur toute la ligne. Mon père est mort avant que je puisse lui parler et, quoi que je fasse, quoi qu’il m’arrive, je resterai toujours, comme lui, un mécanicien. Les grands choix de ma vie ont été faits il y a longtemps, je dois composer avec eux. (p.228)

Et quand le pays se laisse un peu apprivoiser par le soleil, quand Matthias peut enfin retourner en ville, du moins tenter de le faire, le blessé part pour le camp de chasse de sa famille. Qu’est-il arrivé dans la forêt ? Pourquoi ils ne sont pas revenus avec les autres ? Au moins, il aura son territoire, un chez lui peut-être…
J’imagine une suite. Il reste encore bien des questions. Pourquoi cette panne d’électricité ? Quels chemins vont prendre les survivants ? Un suspense, mais surtout un recommencement du monde. Il suffit de si peu pour que tout se détraque et que nos gadgets deviennent obsolètes. On l’a vu lors de la crise du verglas en 1998. Le portable, le téléphone intelligent sont bien peu utiles quand il faut se battre pour un peu de nourriture, couper du bois ou entretenir un feu jour et nuit. 
Ce roman subjugue et vous fait vivre la plus grande des aventures, celle de la survie, de la lutte quotidienne contre le froid et la neige, ses semblables transformés en loups.
Un retour à l’animalité que nous croyons bien loin quand nous nous étourdissons dans nos occupations futiles, quand nous débattons sur l’habillement d’une chanteuse au gala de l’ADISQ. Christian Guay-Poliquin nous ramène à l’essentiel, à ce qui fait la vie. Une expérience de lecture particulièrement intense.

LE POIDS DE LA NEIGE de CHRISTIAN GUAY-POLIQUIN a été publié aux ÉDITIONS LA PEUPLADE.


PROCHAINE CHRONIQUE : LA BIEN-AIMÉE DE KANDAHAR de FÉLICIA MIHALI, publié chez LINDA LEITH ÉDITIONS.