vendredi 6 janvier 2017

Anaïs Barbeau-Lavalette recherche sa grand-mère

SUZANNE MELOCHE ÉTAIT du groupe qui a signé Le Refus global en 1948 sous l’instigation de Paul-Émile Borduas. La jeune femme, née à Ottawa, découvrait des créateurs, trouvait une liberté qui la fascinait et la stimulait. Elle a épousé le peintre Marcel Barbeau à vingt ans, a eu deux enfants, s’est vite sentie piégée par la vie de mère et d’épouse. Elle voulait faire de sa vie une aventure et a tout quitté, abandonnant enfants et mari pour s’exiler à New York. Elle a écrit, peint et repoussé tous les carcans, a connu des aventures amoureuses, est demeurée farouche et s’est retrouvée souvent seule. Anaïs Barbeau-Lavalette part à la recherche de cette grand-mère énigmatique, celle qui a toujours fui, qu’elle déteste et qui a tant fait souffrir sa mère Manon.

La femme qui fuit est paru il y a plus d’un an. En 2015 pour être précis. Je l’ai déjà écrit, je me méfie des ouvrages encensés par tout le monde. Parce que souvent, à la lecture, je suis déçu. Danielle, ma compagne, répétait que c’était excellent, que je négligeais un très bon livre. Plus qu’un roman même.
En cette période des Fêtes où les nouveautés se font rares, je me suis décidé. Peut-être aussi que la présence de l’auteure à l’émission Tout le monde en parle m’a convaincu. Oui, j’écoute l’émission de Guy A. Lepage, enregistre le tout et saute l’humoriste imposé, celui qui ne me fait jamais rire. Dans l’ensemble, les propos de certains invités attirent mon attention.
La femme qui fuit est un roman courageux qui nous plonge dans une époque importante du Québec. Suzanne Meloche vient d’une famille d’Ottawa qui a vécu durement la crise des années trente. Son père, instituteur, a dû arracher des pissenlits pour faire vivre sa famille. La jeune femme participe à un concours d’art oratoire à Montréal et l’emporte devant le favori, nul autre que Claude Gauvreau, le poète que nous connaissons pour sa poésie exploratoire et ses pièces de théâtre déroutantes. Il sera l’un des héros de Victor-Lévy Beaulieu dans Bibi où le personnage est interné avec d’autres figures improbables. Il rumine sa révolte, fonce dans les murs comme un orignal aveugle. Un poète qui a marqué son époque.

Tout de toi raconte maintenant une ère nouvelle. Tu te tiens droite, et malgré ta peau diaphane, on a l’impression que tu viens d’inventer le monde. Tu évoques les possibles et c’est bouleversant que quelque chose d’immense et d’invisible naisse d’une présence effilée comme la tienne. Tu termines. On se lève et t’ovationne. Le jeune homme à la chute savamment contrôlée vient te féliciter. De près, il a encore l’air de tomber. Il se présente : Claude Gauvreau. Il t’invite à passer la soirée chez des amis. Ravie, tu acceptes. (p.81)

Tout commence alors pour Suzanne Meloche.


REFUS GLOBAL

Paul-Émile Borduas pousse les jeunes artistes à se surpasser et à faire éclater les frontières. Suzanne croise Jean-Paul Riopelle, Marcel Barbeau, Marcelle Ferron, Claude Gauvreau et Murielle Guilbault. Tous rejettent les carcans de l’époque et veulent se mettre à l’heure de l’Europe et des mouvements d’arts contemporains. Suzanne, ce n’est pas celle de Léonard Cohen, découvre la liberté et l’audace, ose des petits tableaux, donne la réplique à Gauvreau qui bouscule toutes les normes et plonge dans ce que l’on nommera l’exploréen, une langue inventée qui devient un véritable vertige sonore. Une entreprise folle et souvent mal comprise, une manière de dire qui horripilait Jacques Ferron.
La belle et audacieuse Suzanne est attirée par Marcel Barbeau, un peintre qui n’est pas celui que l’on remarque le plus dans les rencontres où l’on discute en grillant des cigarettes, attendant les verdicts du maître Borduas.
L’amour, les enfants viennent. La carrière de Barbeau tarde à lever. Borduas perd son emploi à l’École du meuble et voit sa famille se disloquer. C’est la misère, celle que Suzanne a voulu fuir en quittant Ottawa. Elle ne peut abdiquer, piétiner ses rêves même si elle aime ses enfants. Un hiver plutôt rude et éprouvant à la campagne la convainc de partir.

MOMENT

La même année que la parution du Refus global, un jeune homme de Saint-Félicien lance un recueil de poésie qui en fera l’un des poètes les plus importants de sa génération. Paul-Marie Lapointe publie Le Vierge incendié grâce à Claude Gauvreau. Ce poète est originaire du même coin de pays que moi et son frère m’a enseigné à Saint-Félicien au secondaire. Il ne participera pas aux activités du groupe cependant.
Suzanne écrit, peint, mais on ne la prend guère au sérieux. Les femmes font face à des hommes qui retrouvent souvent leurs réflexes même s’ils cherchent une autre façon de dire et de vivre.

Borduas s’approche alors du cercle. Il jette un œil à l’encre de Marcel qui, sous tension, se suspend à ses lèvres. Puis il te regarde. Tu soutiens son attention. Tu dis que tu trouves ça beau. Que tu as très envie de te coucher dedans et de te faire avaler. Borduas rit. Un rire sobre et spontané. Ça semble rare, car tout le monde reste d’abord choqué, avant de se donner la permission d’en faire autant. (p.84)

La fatalité biologique bouscule les rêves. Les moyens de contraception n’existent pas alors. Un enfant, ça retourne le corps et change le quotidien. Un petit être qui exige tout de Suzanne, une petite fille qu’elle nomme Mousse, qui deviendra la mère d’Anaïs. Un fils aussi.
Suzanne n’en peut plus de sa vie de misère pendant que Marcel tente sa chance à New York. Ce n’est pas ce qu’elle voulait en migrant à Montréal. Elle a l’impression de basculer dans la vie de sa mère qui a renoncé au piano pour s’occuper des siens. Elle veut vivre sans avoir à plier devant les obligations et les devoirs.
Elle part aux États-Unis, participe à la marche historique pour l’égalité des Noirs, vit bien des péripéties et des amours. Elle publiera ses poèmes des années plus tard et vivra en marge, défendant farouchement sa liberté, repoussant tous les rapprochements avec ses enfants. Elle reste une sauvage, fait des efforts terribles pour s’affirmer et protéger son indépendance. Une indomptable. Peut-être la plus radicale du groupe des automatistes.

LIBERTÉ

Anaïs Barbeau-Lavalette reconstruit la vie de sa grand-mère à partir de ses lettres et de la documentation qu’elle trouve dans l’appartement d’Ottawa où Suzanne a fini ses jours. Une véritable enquête pour comprendre cette femme mystérieuse. L’écrivaine et cinéaste découvre une figure qui lui plaît malgré les souffrances qu’elle a infligées à sa mère. Elle comprend sa vie difficile, ses frustrations parce que dans le groupe des automatistes, elle n’a jamais compté. Elle était la femme de Marcel Barbeau.
Je pense à ce moment terrible où Suzanne peint un grand oiseau qui porte son désir de liberté. Marcel s’empare de sa toile. C’est brutal, douloureux. Terrible.

Quand tu rentres à la maison, tu trouves Marcel en train de peindre. C’est âpre et ardent. Tu t’apprêtes à lui annoncer que ses toiles reposent dans le bureau du directeur du Musée des beaux-arts. Quand, sous les éclats cyan et magenta, tu décèles l’aile rouge de ton oiseau. C’est tout ce qu’il reste de son envol momentané. Marcel te dit simplement qu’il manquait de toile, qu’on doit les compter, qu’elles sont denrées rares. (p.174)


Plusieurs tragédies secouent les amis. Le suicide de Murielle Guilbault et de Claude Gauvreau qui ne s’est jamais remis de la mort de son amoureuse, le départ de Borduas pour la France. L’histoire secoue chaque phrase. Des rencontres lumineuses comme celle de Marcelle Ferron ou encore l’ombre de Jean-Paul Riopelle qui s’envole vers la gloire.
Une écriture minimaliste. C’est quasi un scénario tellement le roman est concis, fait de courtes scènes qui se succèdent comme des miniatures. L’histoire d’une femme fascinante, mais aussi d’une époque. Un regard émouvant et d’une justesse qui coupe le souffle. Il y a tout pour faire un film de cette histoire, raconter cette époque mal connue et importante dans la psyché québécoise. Un roman à lire absolument.
Tout de suite après, je me suis tourné vers la correspondance de Marcelle Ferron pour avoir un autre point de vue sur cette période qui marque la modernité et la liberté d’expression au Québec.
Peut-être que je vais être moins méfiant dorénavant quand on louange un ouvrage. La femme qui fuit mérite l’attention qu’on lui porte parce que c’est un récit magnifique, une plongée dans la vie d’une femme qui a assumé sa liberté sans faire de compromis et qui en a payé un prix terrible. Elle n’a jamais eu la reconnaissance qu’elle aurait pu avoir. Personne n’a respecté ce qu’elle était, le talent qu’elle avait. Peut-être que nul ne lui a pardonné sa fuite. Une tragédie.
La liberté dans le cas de Suzanne Meloche a été un poids terrible à porter. Il était temps qu’on lui rende justice et Anaïs Barbeau-Lavalette le fait magnifiquement.

LA FEMME QUI FUIT d’ANAÏS BARBEAU-LAVALETTE est publié chez LE MARCHAND DE FEUILLES.


PROCHAINE CHRONIQUE : Le droit d’être rebelle de MARCELLE FERRON, paru aux ÉDITIONS du BORÉAL.



jeudi 29 décembre 2016

Serge Bouchard fait du bien à l’intelligence

SERGE BOUCHARD surveille les agitations de ses contemporains, leurs manies, leurs obsessions et tente de trouver un peu de sens dans tout ce qui va trop vite, tout ce qui s’agite frénétiquement. Dans Les yeux tristes de mon camion, il permet au lecteur de respirer et de prendre conscience de tout ce qui est vivant autour de lui. Il faut s’attarder longuement devant une forêt d’épinettes qui résistent aux saisons, se pencher sur la vie de ces illustres oubliés qui ont parcouru l’Amérique, vécu avec d’autres peuples et ont fait de leur vie une expérience. Un moment de l’Amérique française que l’on a biffé de nos mémoires. L’anthropologue et homme de radio fait du bien à l’intelligence.

Ces textes permettent encore une fois de plonger dans l’univers de Serge Bouchard, de partager son amour pour la route, ces randonnées qui ne semblent jamais vouloir prendre fin, une traversée de l’Amérique du Nord dans une vieille Honda qui tient la route par miracle. Rouler pour le plaisir de découvrir, être en mouvement et rester vivant. C’était au temps de sa jeunesse folle, au temps des rêves. Il pouvait conduire jour et nuit, aller d’un océan à l’autre, du Nord au Sud pour prendre le pouls du Nouveau Monde.
Serge Bouchard est avant tout un nomade qui se sent vivant quand il se déplace lentement d’un point à un autre. Dans une vie antérieure, il aurait été un coureur des bois qui escaladait les montagnes pour voir de l’autre côté, un explorateur, un traducteur qui connaît toutes les rivières et les nations autochtones. Un rêveur qui  se sent vivant en suivant les méandres des grandes rivières qui coupent la plaine américaine.
Pas étonnant qu’il porte un amour démesuré pour les camions, ces navires contemporains qui vont du Nord au Sud dans un ronronnement où il est possible de saisir la quintessence du continent, d’un monde qui ne cesse de se faire et de se réinventer à chaque montée. Ces camions qu’il admirait tant quand il était petit garçon et qu’il rêvait de conduire jusqu’au bout du monde. Et ce grand fleuve qu’il surveillait en se demandant d’où venait toute cette eau et où elle allait.
Un nostalgique qui aime se bercer dans ses rêves d’enfance, se rappeler son père qui regardait le temps filer dans ses derniers jours pour saisir peut-être le fil de la vie qui finit toujours par se rompre.
Je suis un fidèle de ses émissions à la radio où il se questionne sur le racisme, le temps qui file, l’amour et l’amitié. Une émission rare qui permet un arrêt dans la frénésie de la semaine. C’est mon moment précieux. Je ne ratais jamais non plus Les chemins de travers où il nous entraînait dans des sentiers peu fréquentés et souvent étonnants. Parce que Serge Bouchard nous donne de nouveaux yeux pour surprendre le monde et le voir comme si c’était la première fois. C’est toujours avec bonheur que j’écoute sa voix grave nous confier des secrets, des réflexions, s’attarder à des doutes et des incertitudes. Parce que vivre et penser, c’est jongler avec une question qui ne trouve jamais de réponse.

La voix humaine est puissante. La radio lui fait honneur. Et pour l’entendre, l’auto devient une chapelle privée où, dans la solitude de sa mobilité, l’être médite au son de sa propre humanité. Cela soigne et rassure, cela nous attache. Bien sûr, nous touchons là à la prière, à la musique rituelle et sacrée, aux incantations des prêtres, des imans, sorciers et bardes de tout acabit. La voix humaine a un pouvoir inouï. Disons simplement qu’à la surprise générale des croyants que nous sommes, la voix humaine est plus forte que l’image. Voir le sacré est une chose étonnante, entendre sa voix l’est encore plus. La radio traverse les époques, survivant à des technologies qui lui sont mille fois supérieures. La simple voix humaine est irremplaçable, elle va à l’essentiel. (p.48)

Je me suis réjoui de voir la file devant son stand au dernier Salon du livre de Montréal. C’est rassurant. C’est dire qu’il y a encore des femmes et des hommes pour partager des réflexions et des penseurs qui n’ont pas besoin de se déguiser en humoristes pour attirer la foule. Il avait tout son temps pour discuter avec un lecteur ou une lectrice avant de dédicacer son livre. Je l’ai regardé un moment et n’ai pas osé m'approcher. Ça m’arrive d’être intimidé et de rater une occasion unique. Je l’ai aussi entendu dans une conférence où il sait vous tenir en haleine pendant des heures en racontant les exploits de Nolasque Tremblay et Émilie Fortin, ou de Marie-Anne Gaboury qui a été la première femme blanche à parcourir l’Ouest canadien à dos de cheval.

RÉFLEXION

Avec Serge Bouchard, chacun possède une histoire et il est important de l’entendre et de la raconter. Chaque individu est témoin de son époque. La grande histoire que l’on enferme dans les livres masque souvent le réel. J’aime particulièrement quand il s’attarde aux découvreurs du continent, aux exploits de ces hommes et de ces femmes que l’on a biffés de nos manuels scolaires. Que j’aurais aimé, à la petite école, découvrir la vie de ces explorateurs partis de Québec ou des Trois-Rivières pour se rendre à Saint-Louis, la plaque tournante de l’Ouest au temps de l’Amérique française. Ils étaient partout, ont traversé les montagnes en suivant les cols et les rivières pour surprendre ce Nouveau Monde bien avant les Américains. Des curieux qui n’hésitaient pas à vivre à l’indienne pour commercer et souvent fonder une famille métisse comme ce fut le cas dans l’Ouest canadien avec Marie-Anne Gaboury, l’ancêtre de Louis Riel. Une histoire oubliée, des figures fascinantes qui donnent une fierté à ceux qui savent que la langue française régnait en Californie bien avant l’arrivée des Anglophones.
 
En 1814, les hommes de Philibert sont une trentaine à faire le voyage de traite des fourrures dans le grand Sud-Ouest. Sous la gouverne de leur patron, on les retrouve dans la région de Santa Fe. Lespérance est du groupe et il voyage avec de bien grands noms : Étienne Provost, la future légende des montagnes de l’Ouest, François Leclaire, son associé, Toussaint Charbonneau, le célèbre mari de Sacagawea. On retrouve aussi Michel Bissonnette, qui sera tué par les guerriers de Mauvais Gaucher lors du traquenard tendu aux hommes d’Étienne Provost en 1818 dans les montagnes de l’Utah, près du grand lac Salé. Louis Robidoux, fils du patriarche Joseph, accompagne aussi la troupe, c’est l’un des rares survivants de cette bataille (où dix coureurs des bois furent tués). Mentionnons finalement la présence de Jacques Laramée, celui qui donnera son nom à tant de lieux au Wyoming, où il perdra la vie dramatiquement cinq ans plus tard, tombé dans une crevasse ou tué par les Arapahos, nul ne sait plus très bien. (pp.137-138)

Serge Bouchard est touchant quand il raconte qu’il doit se départir de son camion Mack, une splendeur, parce qu’il a de plus en plus de mal à se déplacer sur ses jambes et que le nomade ne pourra plus s’installer au volant et parcourir les chemins de la montagne qui mènent au bout du monde.

NÉCESSAIRE

L’écrivain redonne le goût de regarder un paysage de la toundra, de se rendre à Chibougamau ou encore de surveiller le temps qui va au fil de l’eau et qui emporte les rires humains. Une belle leçon de vie. C’est un plaisir toujours renouvelé que de pouvoir s’attarder sur ses textes. J’entends toujours sa voix grave qui me berce quand il m’emporte dans une histoire. Alors, il peut lancer certaines vérités et dénoncer les manoeuvres de John A Macdonald, un raciste notoire qu’un certain Stephen Harper voulait donner comme modèle au Canada.
Une réflexion qui tourne le dos aux rires et aux blagues qui eveloppent à peu près tout ce qui se dit dans les médias au Québec depuis quelques années. Bouchard est le meilleur médicament que j’ai trouvé pour garder confiance en la vie et retrouver une pensée qui bat de l’aile dans ce siècle de la réussite et de la performance à tout prix. Lire Serge Bouchard, c’est se donner du temps pour la réflexion, regarder autour de soi, fouiller son passé et devenir un meilleur humain.
Livre précieux, réflexion sur la vie, la mort, l’histoire que l’on fausse pour créer des mythes, des faits que l’on tronque selon les besoins du présent. Le sédentarisme en Amérique s’est dressé devant le nomadisme et les nations indiennes ont été les grandes perdantes de cet affrontement. Il faut s'en souvenir et le raconter.

LES YEUX TRISTES DE MON CAMION de SERGE BOUCHARD est publié chez BORÉAL ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : La femme qui fuit de ANAÏS BARBEAU-LAVALETTE, paru chez LE MARCHAND DE FEUILLES.
  
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/serge-bouchard-683.html

jeudi 22 décembre 2016

Caroline Vu offre une véritable fresque vietnamienne

LES VIETNAMIENS ONT VÉCU bien des pérégrinations avec la guerre d’indépendance contre la France et aussi ce conflit qui a scindé le pays en deux. Plusieurs familles du Nord, surtout les plus nantis, ont quitté Hanoï pour migrer vers le Sud en espérant retrouver la vie d’avant avec l’intervention des Américains. On sait ce qui s’est produit avec la victoire des troupes communistes. Des milliers de personnes ont pris la fuite pour s’installer dans différents pays. Plusieurs sont venus au Canada et au Québec. La famille de Kim Thuy est peut-être la plus connue avec la célébrité de l’écrivaine. Caroline Vu raconte son périple, l’histoire d’une famille étonnante.

Bien des réfugiés vietnamiens ont fui les communistes, trouvé des bateaux, souvent en très mauvais état, pour migrer en Amérique où ils pensaient trouver la paix. La famille Vu était bien nantie à Hanoï avant la guerre. Le grand-père avait fait des études en Europe, était devenu médecin et avait participé à la guerre contre l’Allemagne. Il ne jurait que par la France et comme l’écrit la narratrice, sa petite-fille, il était parfaitement aliéné. À son retour au pays, il a vite fait de s’installer et de s’enrichir malgré un penchant pour l’opium. Plusieurs Vietnamiens choisissaient la drogue pour oublier les affres de la vie et cette guerre fratricide. Des familles entières quittèrent les zones de combats, se réfugièrent à la campagne. Des jeunes hommes s’enrôlèrent dans un camp comme dans l’autre pour participer à l’histoire, créant des tensions.
La famille Vu vit des moments singuliers avec la guerre contre les Français d’abord et ce conflit où les Américains régentent tout.

Les livres d’histoire appelleraient ce nouveau conflit une « Guerre par procuration » entre les deux superpuissances de l’époque : les États-Unis et l’Union soviétique. Ils la classeraient habilement dans la rubrique « Guerre froide ». Les médias occidentaux, quand ils feraient allusion à cette sanglante période, l’appelleraient Guerre du Vietnam. Mais au Vietnam, les gens l’appelaient Guerre américaine. Pour eux, la guerre n’était pas froide ; elle était brûlante. (p.20)

La famille finira par quitter le pays pour venir en Amérique, aux États-Unis d’abord, et à Montréal ensuite. Après tout, on parle français à Montréal et c’est l’endroit idéal pour plusieurs qui connaissaient la langue. La famille aura tout perdu dans cette aventure.

La cité que nous quittions puait le diesel qui montait de ses sordides  ruelles dans lesquelles à tout moment on risquait de se faire tuer ou au contraire d’avoir de la chance au jeu, de trouver l’amour ou le plaisir dans la drogue. Saïgon ne dormait jamais, malgré le couvre-feu et les missiles. Partis d’un tel endroit où tous les excès étaient possibles, nous fûmes parachutés du jour au lendemain dans une petite ville de Nouvelle-Angleterre, paralysée le soir où nous arrivâmes par la première tempête de neige de la saison. (p.31)

Le grand-père, perdu dans les volutes de l’opium, devient de plus en plus absent et perd contact avec la réalité. La grand-mère, une femme autoritaire, s’accroche aux traditions qui ont toujours régi la famille. Les mariages des filles, par exemple, qui sont organisés par les parents pour créer des alliances entre des clans et améliorer leurs conditions matérielles. Elle forcera ses filles à épouser des hommes qu’elles n’aiment pas alors qu’elles sont encore des adolescentes. Ce sera le cas de la mère de la narratrice, une femme de tête, une rebelle qui entend faire sa vie et vivre ses émotions.

En ces temps troublés, l’amour importait peu. Tomber amoureuse de quelqu’un avant de l’épouser était devenu une idée farfelue. Comme beaucoup d’hommes de sa génération, grand-père n’imaginait pas que les femmes soient capables de prendre seules soin d’elles-mêmes. Oui, les jeunes filles avaient effectivement besoin de maris pour les protéger ! Ce furent donc les soldats japonais qui scellèrent le destin de ma mère. Mes grands-parents arrangèrent les mariages de leurs trois filles plus âgées en quelques mois. Ma mère se révolta mais sa rébellion ne la mena nulle part. (p.44)

Elle aura des aventures hors mariage et même des enfants avec un cousin. Un frère étudiera en France, épousera une Française et reviendra au Vietnam. Cette Européenne n’arrivera pas à s’adapter et abandonnera son fils. Des enfants mal-aimés, perdus et cette grand-mère qui réussit, la plupart du temps, à imposer ses diktats. Elle m’a fait penser à un personnage de Gabriel Garcia Marquez qui vit plus de cent ans.

SAGA

Véritable fresque qu’esquisse Caroline Vu avec cette tribu où des femmes résistent aux traditions et aux perversités des hommes. Elles vivent leur vie comme la mère de la narratrice qui devient femme d’affaires au Vietnam, dirige un restaurant français très fréquenté avant de migrer à Montréal, de faire des études en médecine pour devenir indépendante matériellement. Elle s’impose, mais d’autres seront brisées par ces mariages qui ressemblent plus à des condamnations.
Des oncles, des cousins, des coureurs de jupons qui agressent les femmes du clan, finissent par les mettre enceinte sous le regard complaisant de l’aïeule qui fait tout pour protéger sa réputation. Il y aura aussi un mari qui se faufile dans les chambres le soir pour caresser les petites filles. Et Daniel, le mal-aimé, vivra son homosexualité en prenant tous les risques. Il sera victime du sida qui commence à faire des ravages dans la communauté gaie même si son père et la grand-mère nieront toujours cette réalité.

Puis elle ajouta rapidement : « Il n’y a pas d’homosexualité dans ma famille vietnamienne. Je ne sais pas ce que c’est et je n’en ai jamais entendu parler ! » Grand-mère aimait opposer une fin de non-recevoir à certaines choses. Elle prenait plaisir aussi à critiquer les autres. Elle ne s’accusait bien sûr jamais, ne remettait jamais ses propres actes en question. S’il s’avérait que Daniel s’était avili, grand-mère en rejetait la faute ailleurs. Dans son esprit, les problèmes de Daniel trouvaient leur origine dans les gênes médiocres de Catherine. Ces gênes français de bas-étage, qui avaient donné naissance à un individu lascif et narcissique, n’étaient assurément pas de qualité « Champs Élysées », mais semblaient sortir tout droit des catacombes de Paris. (p.124)

Véritable saga qu’esquisse Caroline Vu avec ses drogués, ses prédateurs, ses femmes fortes, ses victimes et surtout cette terrible grand-mère qui s’accroche à des traditions malgré la vie qui ne peut plus être la même avec les migrations.
Je pensais en savoir beaucoup sur le Vietnam après avoir lu Kim Thuy qui a raconté un parcours similaire. Caroline Vu va plus loin en dressant un portrait sans compromis, décrivant des hommes et des femmes dans leur grandeur et leur petitesse, dans des vices que l’on tente de dissimuler pour sauver sa réputation. La grand-mère n’hésite jamais à sacrifier un membre de sa tribu pour garder son pouvoir et son image. Un monde qui s’effrite avec ses fous, ses irresponsables, des incompris, des rebelles qui réussissent à faire des études et à faire leur chemin dans leur nouvelle société.
Un roman formidable qui présente des figures inoubliables comme celle de cette grand-mère séduisante malgré ses travers. Il a fallu beaucoup de courage à Caroline Vu pour ouvrir les coffres de sa famille et tout mettre sur la table. Elle en sentait le besoin, surtout l’obligation. Il fallait dire certaines vérités à ses enfants.

En Amérique du Nord, mes enfants mènent une vie plutôt normale. Ils suivent les drames des vedettes des émissions de téléréalité. Ils passent des heures sur Facebook, photoshoppent ce qui leur arrive tous les jours. Dans leur quête d’identité, ils se googlent. Mais les identités ne se trouvent pas sur Internet. Elles se trouvent dans les mots transmis d’une génération à une autre. Les récits familiaux, tout à la fois dérangeants et fascinants, hurlent pour se faire entendre… Cette histoire d’un pays dont tout le monde parlait naguère, mais qu’on oublie aujourd’hui, mérite d’être racontée. C’est pour eux que je la raconte, pour les enfants de la prochaine génération. (p.178)

Un récit qui m'a laissé le souffle court et le cœur en chamade. Un moment de l’histoire qu’il faut connaître, ne jamais oublier. Une tragédie qui ne cesse de se répéter avec tous les conflits, les millions de réfugiés qui ne savent où aller pour arriver à respirer tout simplement. Un livre brûlant d’actualité.

UN ÉTÉ À PROVINCETOWN de CAROLINE VU est publié aux ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.


PROCHAINE CHRONIQUE : LES YEUX TRISTES DE MON CAMION de SERGE BOUCHARD, paru chez BORÉAL ÉDITEUR. 

http://www.pleinelune.qc.ca/titre/443/un-ete-a-provincetown

lundi 19 décembre 2016

Gisèle Villeneuve emprunte des sentiers inexplorés

ALFRED DESROCHERS, en 1966, répondait à la lettre d’une jeune fille. Elle lui avait envoyé un projet de roman. J’imagine que le poète recevait assez souvent ce genre de missives et qu’il répondait un peu pour la forme. Tout écrivain reçoit ce type de demande un jour ou l’autre. Gisèle Villeneuve, presque cinquante ans plus tard, répond à l’auteur d’À l’ombre de l’Orford dans un carnet étonnant et souvent imprévisible. Une manière de dire ce qu’elle pense de la littérature, de l’écriture, de son cheminement, de sa vie dans l’Ouest du Canada.

Le carnet permet d’oublier les projets de fiction et de se faufiler dans les coulisses de l’écriture. Il faut un peu de témérité parce que le genre demande une franchise totale. Ils sont quelques-uns à pratiquer cette écriture en apnée depuis le début de cette collection dirigée par Robert Lalonde chez Lévesque Éditeur. Gisèle Villeneuve signe ici le huitième de la série. Une aventure qui permet d’ouvrir des portes et donne l’occasion à l’écrivain de flâner dans des jardins que le roman lui interdit.
Gisèle Villeneuve jongle avec des idées bien arrêtées. Elle était une jeune fille studieuse et certainement très audacieuse. Je n’aurais jamais osé, quand j’ai commencé à fréquenter les mots, envoyer une de mes « tentatives » à une figure connue de la littérature. J’étais tellement imbibé de mes lectures et obnubilé par des modèles qui me barraient tous les chemins. Certains ont osé. Je pense à Pierre Caron qui a écrit à Georges Simenon. Il s’en est suivi une belle amitié, une correspondance fort attachante pendant des années.
Alfred Desrochers était une figure connue et surtout un poète qui n’a peut-être pas tout le mérite qu’il devrait avoir dans l’histoire de la poésie québécoise. Un explorateur attentif de son milieu, de la condition de ses semblables et de sa présence en cette terre d’Amérique que l’on feignait d’ignorer alors.

LA LETTRE

Gisèle Villeneuve n’a pas oublié les mots du poète. Ce n’était pas l’enthousiasme qu’elle attendait, certainement. On est si fragile quand on fait ses premiers pas dans le monde du dire, si malhabile et si plein de clichés. Nous ressemblons à une mince couche de givre un matin d’automne qui se brise au moindre toucher.

Pour confesser quoi ? Mon impolitesse de ne pas vous avoir répondu ? Pourtant, j’étais bien élevée. Pour justifier quoi ? Ma maladresse de fille de quinze ans ? Plutôt l’expression d’une timidité apprise en famille. Propos futiles qui n’expliqueraient rien. Malgré votre encouragement et vos compliments sur mes premiers jets d’écriture, pourquoi n’ai je pas répondu à votre lettre ? Je prends une gorgée de café. Par la fenêtre, je vois la rivière. Sur le sentier, une joggeuse passe. Puis un cycliste. Vous regarde droit dans les yeux. Parce que, cher poète disparu, je ne vous ai pas cru. (p.18)

Comment lui parler au-delà de la mort ? Dire ce qui n’a pas été dit. L’écrivaine s’est installée dans la partie ouest du Canada l’année où le poète est décédé. Elle a appris l’autre langue et peut bondir de l’une à l’autre sans perte d’équilibre, comme elle le fait quand elle va en montagne, se lance à l’assaut d’une paroi friable où elle doit penser chacun de ses gestes pour arriver au sommet, voir loin, voir le monde de haut comme l’écrivain doit le faire.
Alfred Desrochers sera plus une oreille, écoutant celle qui tourne dans les mots comme une derviche. Et que peut un mort, que lui faire raconter quand il s’est recroquevillé dans le silence depuis tant d’années ?

DEUX MONDES

Gisèle Villeneuve croit au travail, à la réflexion, au devoir de choisir les mots avant de s’aventurer dans un texte. Bien sûr, elle est souvent déroutante, surtout par son choix d’écrire en français et en anglais. Les deux langues se bousculent dans son esprit et s’imposent quand elle glisse sur la surface friable de la page. Non pas un mélange ou une forme de métissage, mais la juxtaposition des deux langues qui se relancent et s’interpellent.

Cette pratique de la bi-langue en écriture, d’où vient-elle ? Alfred, c’est en vous posant la question que je le reconnais. Cette pratique de la bi-langue vient de l’amour, car je suis devenue amoureuse in anoher language. Ce lien d’amour en écriture a poursuivi son petit bonhomme de chemin. À mon insu. Ce qui donne encore raison au conseil de Lou : « Il faut non seulement que la substance […] ait sombré dans l’oubli, mais encore qu’elle ait été épuisée. » (p.89)

Madame Villeneuve peut aller de l’une à l’autre selon les moments d’écriture, les émotions. Un peu difficile pour quelqu’un comme moi qui trébuche souvent en lisant la langue anglaise. Chose certaine, cela demande une gymnastique particulière. J’ai dû faire un effort singulier, me débattant un peu comme un poisson hors de l’eau.

Pour revenir à l’écrit. Dans mon écriture, la bi-langue est strictement un jeu littéraire. Le glissement d’une langue à l’autre dans le texte est un jeu d’amour, qui amplifie le plaisir du rythme et du son. Le plaisir aussi d’un certain déséquilibre. The uncanny. L’insolite. Une désorientation temporaire pour faire pencher l’esprit, pour le forcer à percevoir autrement. (p.95)

Malgré toutes les affirmations de l’écrivaine, je reste perplexe devant cette façon de traduire la réalité. Bondir d’une langue à l’autre, s’amuser à écrire dans la juxtaposions des « deux langues officielles » me laisse perplexe. Je sais ce que Gisèle Villeneuve va dire.

Tout de même, contrairement aux réactionnaires (les traumatisés de ma génération ?), je vois en ce jeu des deux langues parlées l’expression de la plasticité du cerveau, qui intègre dans la pratique les deux langues dont les éléments de syntaxe, de grammaire et de l’oralité sont dispersés partout dans le cerveau. (p.94)

L’écrivaine a écrit Visiting Elisabeth, un roman bi-langue qui peut être lu, selon elle, autant par les francophones que les anglophones. Il faut être au-dessus du volcan pour arriver à planer d’une langue à l’autre. Ce que je ne saurais faire. Il faut une vie pour apprivoiser une culture et une langue... Il me semble que cette entreprise nous laisse dans un entre-deux, sans jamais arriver à s’arracher à la gravité des mots, d’une pensée ou d’un regard.

LITTÉRATURE

Gisèle Villeneuve s’attarde à des projets qui prennent forme très lentement, raconte son amour de l’escalade et de la montagne. Ce sont là les plus belles pages de ce carnet qui nous entraîne dans un monde où chaque geste doit être pensé. Sinon, c’est la glissade et la mort. Un exercice exigeant physiquement comme l’écriture qui doit être une sorte d’ascèse où les mots deviennent essentiels au projet.
Elle raconte son enfance à Montréal, sa découverte du monde et son apprentissage de la vie, ses amours avec un homme d’origine tchèque et sa migration à Winnipeg. Le carnet devient quasi un manifeste, une tentative de traduire une réalité qui ne cesse de bouger.
Malgré mes hésitations, je sais que Gisèle Villeneuve va continuer sa route, grimper les parois des montagnes pour atteindre le sommet à bout de souffle. Parce que l’écriture, peu importe où l’on se trouve, peu importe la langue, est une aventure d'équilibriste. Chaque geste doit être pensé pour éviter la catastrophe. Madame Villeneuve y réussit parfaitement et souvent dans une prose étonnante. Elle aura au moins le mérite de m’avoir fait lire dans l’autre langue, ce que je fais rarement, ayant assez de mal déjà à me faufiler dans les textes en français. Un carnet étonnant où l’auteure bouscule nos pensées, nos certitudes et nos hésitations. L’écriture est là pour ça après tout.
Oui, j’ai hésité devant certains propos, mais j’ai aimé. Et l’idée de répondre à Alfred Desrochers m’a donné le goût de relire « ce fils déchu de race surhumaine ». Un carnet fascinant, une pensée originale qui n’emprunte pas les chemins balisés. Un étonnement et une manière particulièrement originale de secouer la réalité et l'art de dire.

NUE ET CRUE LETTRE AU POÈTE DISPARU de GISÈLE VILLENEUVE est publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : Un été à Provincetown, de CAROLINE VU, paru aux ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.