vendredi 21 avril 2017

Tous ces gens qui demeurent des inconnus


«C’EST DONC DE VOTRE VIE qu’il était, qu’il est, qu’il sera ici question. De votre labeur. De vos aspirations. De ce que vous avez réussi ou non à faire de vos jours. C’est aussi de vos amours  et de vos ennuis, de vos déceptions et de votre courage – en avez-vous ? – qu’on parlera. De vos rires et de vos pleurs. Pleurez-vous ? C’est de votre façon d’occuper le temps qu’il sera aussi question. Comment l’occupez-vous ce temps ? Qu’en avez-vous fait ? Qu’avez-vous réellement accompli depuis dix, depuis vingt, depuis trente ans, hier, aujourd’hui ? » (p.67)
  
Voilà de terribles questions. Et, j’avoue, n’avoir pas de réponses à fournir. Certainement une manière on ne peut plus claire de montrer ses intentions et de présenter sa démarche romanesque. Il faut patienter pourtant avant que les choses ne deviennent claires, que Julie Bouchard pointe le lecteur du doigt. Les personnages, c’est vous et votre voisin, un peu tout le monde qui vous entoure. Alors, c’est mon histoire et aussi la vôtre dont il sera question ici.
Un chauffeur d’autobus en est à sa dernière journée de travail, une caissière d’un marché situé tout près, une jolie femme, monte dans son autobus matin et soir, un professeur d’université, bien seul après sa séparation, une étudiante qui se débat dans des fantasmes singuliers et un agent de sécurité. J’oublie l’éboueur qui aime la lecture et le voleur qui s’apprête à faire le coup de sa vie, celui qui le rendra riche. Bien des gens qui vont sur les trottoirs, traversent les rues de Montréal, s’attardent dans des endroits où tous s’arrêtent, travaillent, reprennent leur souffle, tentent d’oublier la monotonie des jours.
Tout ce qui se passe dans un même lieu, un même espace en un même temps, qui crée le mouvement et une belle agitation. Virginia Woolf a eu l'idée en 1925 avec Mrs Dalloway. Marie-Claire Blais arrive à nous étourdir depuis la parution de Soifs en 1995. Une fresque qui ne cesse de prendre toutes les directions après huit ouvrages et des milliers de pages. Elle nous entraîne dans un milieu américain qui tente de survivre et de croire que tout est toujours possible même si tout s’écroule dans cette société en décadence. Une entreprise unique et bouleversante.

LABEUR

Les hommes et les femmes multiplient les rencontres et les gestes pendant une journée. Certains ne font que quelques pas pour être sur les lieux de leur travail. D’autres prennent l’auto ou encore le transport en commun pour traverser la ville avant de changer de vêtements, de jouer un rôle pour accueillir les clients. Olivia change d’identité tous les matins quand elle endosse l’uniforme du marché où elle est caissière. Sa vie ne va très bien avec cet homme qui arrive et disparaît, sa fille qu’elle ne voit plus. Elle sourit, reste polie et gentille comme la consigne l’exige. Elle ne sait rien des tourments et des préoccupations des clients qui défilent, sortent, reviennent, repartent sans dire un mot, restent toujours des inconnus.

Une fois sa journée commencée s’enclenche une série de tâches à accomplir qui l’occuperont jusqu’au soir. Son occupation principale, pendant huit heures et demie, consiste à scanner des aliments ou autres biens de consommation, comme des fruits – plein de fruits exotiques dont elle connaît les codes par cœur -, des légumes bio, des biscuits au chocolat, des baguettes aux graines de tournesol, de la bière de micro-brasserie, de la crème glacée artisanale italienne authentique à la vanille, des petits cornichons sucrés, des serviettes hygiéniques, des pommes Cortland qu’elle prend pour des Empire, des navets, des courges spaghetti, des courges musquées, des courges poivrées, des bonbons pleins de sucre, des raisins verts en spécial. (p.31)

Tous ces produits qui prennent tant d’importance, qu’il faut payer, recycler et acheter chaque semaine. Julie Bouchard ne nous épargne rien. Elle nous pousse dans les gestes les plus anodins, les plus futiles, ceux que l’on aime oublier tellement ils semblent absurdes quand on prend la peine de s’y attarder.
Tout ce qui fait la société de consommation et son invraisemblable confusion, tout ce que la vie moderne exige en déplacements, transports, sourires, paroles futiles. Tous ces gens qui se croisent en ville, que vous rencontrez sans jamais savoir ce qu’ils vivent. Bien sûr, rien n’est pareil dans un village où tout le monde se connaît, où la vie privée est souvent un euphémisme. Comment savoir que le chauffeur d’autobus qui vous salue avec un grand sourire souffre de solitude depuis que sa femme est partie ou que le professeur d’université que l’on croit bien installé dans sa vie est en pleine dérive ?

Il enseigne à l’Université de M. depuis dix ans et cette session d’automne il donne un cours intitulé « Contrôle de l’inhibition présynapitique des afférences sensorielles au cours de la locomotion fictive ». Il a deux postdoctorats d’une université américaine bien connue, un physique agréable, une capacité pulmonaire intéressante depuis qu’il ne fume plus, a couru cinq marathons avec cette nouvelle capacité pulmonaire intéressante, et il y a trois mois, il s’est séparé d’Harmony. Plus précisément, elle s’est séparée de lui, après douze ans de vie commune et trois enfants (Rachel, Casey Lindsay), sans trop d’explications. Elle ne l’aimait plus, en somme. Ah non, attendez, c’était un peu plus précis ; elle n’avait plus de sentiments pour lui. Voilà. Car, disait-elle – concentrée à couper un oignon espagnol, vêtue de son t-shirt blanc de coton porté sans soutien-gorge et de son jean délavé moulant parfaitement son cul – il n’était pas assez ci, puis un peu trop ça. Tu comprends chéri ? En résumé, elle ne se sentait plus bien à ses côtés, elle ne pouvait plus « s’épanouir ». (pp. 35-36)
Toutes ces occupations insignifiantes qui finissent par avaler vos jours. Pas le temps de reprendre son souffle. Quelqu’un attend, quelqu’un a besoin d’une information ou de manger. Vous pensez vous calmer le soir, à la maison, mais la plus terrible des solitudes vous rattrape. Il reste la télévision.
Et tout recommence, tout se précipite. Le temps n’arrête pas, le temps vous pousse. Il faut courir et monter dans l’autobus. La journée, comme toutes celles de la semaine, est pareille à celle de demain. Il suffit d’avoir les bons gestes au bon moment pour que l’équilibre soit maintenu.

BASCULE

La première neige tombe sur la ville et tout ralentit, les autobus prennent du retard. La mécanique a des ratés. La circulation devient difficile et les marcheurs ont oublié de chausser leurs grosses bottes. La chaussée est glissante et les vêtements trop légers. Tous se hâtent pour oublier cette journée qui complique tout. Qui a eu la folle idée d’avoir un hiver et de la neige ?
Gaston Leblanc, le chauffeur d’autobus, laisse monter ses derniers passagers avant de terminer sa journée. C’est la fin, une vie qui bascule dans son miroir. Il deviendra peut-être un autre dans sa retraite, avec tous ses jours devant lui, il ne sait trop. L’important est d’arriver à destination. Ce retard l’agace un peu.
Olivia accélère le pas. Elle est décidée, va mettre de l’ordre dans sa vie. Elle glisse. Sous les pneus de l’autobus. Tout s’arrête sauf la neige. Le sang. Les gens, les passagers ne savent quoi dire, que faire. La mort enraye tout. Toute la rue retient son souffle.
Faut-il une tragédie pour que les gens se regardent, pour qu’ils se voient dans l’autobus, se parlent et redeviennent des humains ?

QUESTIONNEMENT

Julie Bouchard nous décrit avec moult détails une vie absurde. Une belle manière de démontrer l’aliénation de tout le monde dans l’agitation du quotidien, la course à la consommation, le travail et l’amour. Je ne peux m’empêcher de penser à Herbert Marcuse qui a si bien décrit l’asservissement de l’être humain dans L’homme unidimensionnel, un essai qu’il publie en 1964. Un livre qui a changé ma vie quand je l’ai lu à l’Université de Montréal.
Labeur de Julie Bouchard semble bien inoffensif de prime abord, mais voilà une véritable petite bombe qui ébranle tout. Cette lecture vous laisse un peu groggy. Oui, la vie est souvent insignifiante et répétitive, mais tout autour de vous ne cesse de recommencer. Le soleil se lève et se couche, les jours se succèdent pour devenir des mois, des années, une vie avec la mort en prime. Julie Bouchard dérange, bouscule, vous pousse dos au mur. Un roman comme je les aime. Une manière de mettre des grains de sable dans l’engrenage pour nous arrêter, nous faire réfléchir, avant de baisser la tête et de foncer. On ne sort pas de sa peau comme ça. Je dois passer à l'épicerie avant de rentrer, acheter des carottes...

LABEUR de JULIE BOUCHARD, roman paru à La PLEINE LUNE.


PROCHAINE CHRONIQUE : À DOUZE PIEDS DE MARK TWAIN de Victor-Lévy Beaulieu.



http://www.pleinelune.qc.ca/titre/453/labeur

mercredi 12 avril 2017

La vie n'arrête pas de multiplier les deuils

LES HUMAINS, un jour ou l’autre, font face à la mort. La vie va de pertes en naissances. Le rêve d'un enfant aspire Élisabeth. Tout son présent se concentre sur cet avenir, cet être qui sera son prolongement. Sa petite fille meurt à la naissance. La jeune femme perd ses repères et arrive mal à refaire surface. Théo a vécu heureux avec sa femme pendant des années. Il se retrouve seul à ressasser le passé. Il y a aussi d’autres femmes qui tournent et tentent de s’accrocher. Chacun doit trouver en soi des forces pour demeurer debout. Un projet, un travail ou des souvenirs, s’attacher à certains lieux qui rappellent ce qui nous a permis d’avoir un aperçu du bonheur.

J’ai pris du temps avant de me laisser prendre par le roman de Louise Gaudette. Concerné, plutôt. Élisabeth me semblait un peu excessive et complaisante dans sa douleur. Bien sûr, perdre un bébé n’est jamais un moment facile. Tout bascule vers l’avenir avec la promesse d’un enfant. Un rêve à deux pour accompagner le petit être qui ouvre les yeux sur le monde dans un émerveillement que se perd en devenant adulte.
Élisabeth n’arrive plus à se sentir là, dans ses jours et ses nuits. Son existence est à la dérive. Sa petite Sofia, l’enfant qui n’a pas vécu, l’enfant qui devait permettre à l’avenir de s’installer, a brisé le rêve. C’est un deuil terrible pour le couple. Saul, le père, un musicien, part en tournée en Europe pour donner une série de concerts. C’est sa manière de vivre son deuil. Bouger, agir et faire entendre la beauté.
Que faire pour éloigner la mort qui a tout ravagé ? Élisabeth tente d’oublier, de reprendre goût à la vie, mais elle ne sait que tourner sur place. Il faut partir, être ailleurs, quitter les lieux qui rappellent trop ce qui vous a retourné.

Le souvenir de notre fille s’immisçait entre nous deux comme les autres fois et me donnait envie de pleurer, mais je te voulais et désirais que tu me serres de toutes tes forces et que tu pousses plus fort, que tu entres loin, plus profond encore, pour atteindre ce centre, ce creux maintenant inhabité, si désespérément vide, afin que rejaillissent la vie, mon amour, et notre bonheur. (p.23)

SOLITUDE

Théo a perdu sa fille et sa femme. Il lui reste des souvenirs, des lieux, un chalet où il a vécu des jours heureux avec sa femme, une peintre. Avec sa fille aussi qui est devenue artiste. Il a appris à voir avec elles. L’œuvre d’art est une prise de conscience du monde, un questionnement qui ne trouve presque jamais de réponses.

Lorsque j’ai appris la mort de ma fille, j’ai eu l’impression qu’on venait de m’arracher brutalement une partie de moi-même. Des images d’elle bébé, enfant, fille et femme tourbillonnaient dans ma tête. Celle que j’appelais affectueusement ma « joie de vivre » n’était plus ; ni ses doux sourires, ni sa tendresse, ni sa candeur. Je ne m’en suis pas remis. (p.80)

Et il continue, sachant que sa vie se recroqueville un peu plus chaque matin. À plus de quatre-vingts ans, la fin est presque palpable. Il garde une certaine sérénité parce qu’il a eu plus que sa part de la vie.
Il effleure des objets qui lui rappellent des présences, la période ensoleillée de sa jeunesse. Les morts survivent dans la tête de ceux qui continuent, le temps d’une génération, peut-être que ça peut déborder parfois.
Je pense souvent à mon père décédé en 1970 et ma mère qui a failli réaliser l’exploit de devenir centenaire. Ils rôdent souvent. Je les vois, les entends. Parfois, ils débordent de jeunesse, de gestes et de rires. Ou encore, ils traînent les pieds sur un trottoir, peu certain de leur espace. Je m’accroche à leurs regards, retrouve des mots qui ont marqué l’homme que je suis. Peut-être aussi que les écrivains sont terriblement doués pour ressasser les souvenirs et qu’ils arrivent difficilement à échapper aux pièges de l’enfance.

PUZZLE

Élisabeth passe un moment dans le chalet de Théo pour écrire un livre sur le taï-chi. Elle en a fait un métier et enseigne l’art du geste lent pour saisir la vie et la retenir peut-être. Les deux discutent, se savent marqués même s’ils en sont à des moments différents de leur course. Le taï-chi permet de s’arrêter, d’oublier un peu et d’être là, totalement dans le présent.

- Au risque de passer pour un vieux fou, je dois avouer qu’Anne est en fait toujours présente. Elle est même avec nous en ce moment, Élisabeth. Mais n’aie crainte, je ne crois pas au fantôme ! Peut-être que tous les vieux font comme moi ; on commence par intégrer nos morts et on les maintient en vie à l’intérieur de nous, telles des âmes qui viennent s’accoler à la nôtre. Je lui parle tout au long de la journée et continue de partager avec elle mes pensées et mes impressions, comme je le faisais de son vivant, mes pensées et mes impressions. Je n’avais pas imaginé vieillir seul. J’étais même persuadé qu’étant le plus âgé des deux, ce serait moi qui mourrais le premier. (p.117)

Plusieurs personnes se croisent et un monde s’échafaude peu à peu. Très particulier comme roman. La trame se fragmente pour faire ressentir la solitude des protagonistes. Chacun nous entraîne dans son récit et des croisements se font. Des amitiés se dessinent, des secrets flottent et restent des secrets. La vie est du dit et du non dit. Peut-être que c’est l’instinct qui fait que ces gens s’attirent en tentant de masquer leur vulnérabilité. Et il y a aussi cette amie d’Élisabeth, si loin et si proche, qui se décide à donner des nouvelles. Peut-être est-elle en fuite depuis longtemps, qu’elle tente d’échapper à un mal qu’elle transporte dans toutes les villes du monde. Elle n’arrive pas à prendre ses distances du viol collectif d’une jeune étudiante à Delhi. Elle est complètement retournée.

Je t’écris de Delhi, où la colère et la consternation après le viol collectif d’une jeune étudiante font rage. Je me sens profondément révoltée et triste. Je suis revenue avant-hier d’un trek de douze jours dans les Annapurnas. Si ce n’était pas de ce terrible événement, je t’aurais parlé des femmes sherpas qui ont guidé notre groupe, de l’immensité du ciel, du froid, des étoiles et des cimes enneigées, mais les expériences s’entrechoquent trop violemment. (p.137)

Peut-être que nous fuyons tous la perte d’un proche. Faut pas s’illusionner pourtant. Impossible de s’échapper. La mort fait partie des expériences et elle s’avance un jour ou l’autre. Elle prend tout son sens alors quand elle touche un être aimé. Et nous voilà vulnérables, impuissants, sans mots. Il reste à se guérir, à accepter et à corriger peut-être le présent qui ne sait que glisser entre nos doigts.
Un roman tout en finesse. L’impression de suivre des femmes et des hommes qui vont sur la pointe des pieds pour ne pas s’écrouler. Le corps joue le jeu, le visage est souvent un masque, mais l’esprit est pris de tremblements.
J’aime cette manière de nous pousser tout doucement devant la question la plus importante qu’un homme ou une femme ont à affronter dans la vie. La perte d’un être aimé, la mort qui vient vous souffler dans le cou et qui vous rappelle notre vulnérabilité. Et tout bouge malgré la douleur, la difficulté à reprendre son souffle, l’impression que tous les chemins se referment. La vie ne sait que la vie.
Voilà la beauté de ce premier roman de Louise Gaudette qui sait nous prendre la main, nous parler à l’oreille sans jamais nous brusquer. Impossible de ne pas tomber sous le charme.

COMME LES NUAGES de LOUISE GAUDETTE, roman paru à La PLEINE LUNE.


PROCHAINE CHRONIQUE : LABEUR de JULIE BOUCHARD, nouveauté de La Pleine Lune.


vendredi 31 mars 2017

Jean-François Caron fait de nous un personnage

LE PÈRE D’ALEXANDRE est abattu par un policier lors d’une poursuite en forêt. Le jeune homme trouve refuge chez Tison, un solitaire qui habite loin du village. L’homme, défiguré dans un incendie, écrit des articles et passe beaucoup de temps dans sa bibliothèque. Alexandre, un grand lecteur, adore les livres et fait la lecture à plusieurs personnes au village malgré la haine farouche que son paternel portait à tout ce qui est écrit. La vie cependant ne cesse de lui faire des crocs-en-jambe. Les épreuves et les morts se bousculent et ne veulent jamais le lâcher. La lecture lui permet de respirer dans une vie où tout semble se liguer pour le faire basculer.

Alexandre comprend très tôt que la vie est fragile et qu’un rien peut tout changer. Sa mère et son amoureuse sont mortes de la même manière et il vit des problèmes cardiaques, avale des médicaments pour stabiliser les soubresauts de son cœur. Un phénomène que Jean-François Caron connaît bien.
Pourquoi son père a-t-il été tué ? Une erreur, un geste nerveux du policier ? Et pourquoi cette chasse à l’homme sur un chemin forestier ? Un coup de feu, la tête qui éclate, une scène qu’Alexandre n’arrive pas à chasser de son esprit. Pourquoi toutes ces morts autour de lui ? Est-il marqué par la fatalité qui a défiguré Tison condamné à la solitude et la marginalité ? Et les lecteurs sont-ils tous des solitaires ?
Alexandre apprend que son père a abandonné l’université pour faire quelque chose de ses mains. La  vraie vie. C’est ainsi qu’il est arrivé dans le village, a rencontré sa mère et n’est plus jamais reparti.  

THÉÂTRE

Le roman de Jean-François Caron intrigue au début. Les dialogues tombent comme au théâtre avec de courtes didascalies. Est-ce que j’avais raté quelque chose ? Je suis revenu sur certaines phrases pour trouver une explication, un indice. Et je n’y ai plus pensé. Il y a aussi les réflexions d’Alexandre. Une sorte de monologue où il réfléchit à ce qu’il ressent, ce qu’il comprend de certaines lectures et de tout ce qui bouscule sa vie.

- LA MÉMOIRE D’ALEXANDRE
Soudain mouvement du chœur, déflagration vocale inattendue. Depuis ce jour de matin jeune et pour toujours, les voix entonnent un canon de couacs, avec des aigus, puis des graves. Et c’est bientôt toute une volée d’oiseaux qui se soulève dans l’espace autour de moi, qui chante des airs volatiles. Je suis porté par les voix mélangées des chanteurs anonymes qui peuplent ma mémoire. C’est beau et inquiétant. Un feu qui crépite, des pieds en bas de laine qui battent la mesure su un plancher de plywood 3/4. Et on frappe des mains comme on battrait des ailes, je le fais avec eux. On s’envolera, bientôt, peut-être. (p.54)

Caron se faufile dans plusieurs genres littéraires pour faire le tour de son sujet et scruter ses personnages. Comme s’il voulait empoigner toutes les écritures pour se coller à la réalité.
Alexandre est un lecteur avant tout, une voix qui touche les auditeurs, fait vibrer les personnages. Le présent s’étiole un peu et les livres prennent de plus en plus de place. Jean-François Caron est un très bon lecteur et aime lire en public. Je me suis fait plaisir plusieurs fois en l’écoutant. Je ne sais s’il fait comme le personnage de Francine Brunet dans Le Géant. Victor Scarpa, un camionneur, dirige un club audio et circule au volant de son camion en écoutant l’enregistrement d’un roman québécois ou un succès du jour. Tous les camionneurs sont amoureux de la femme qui lit.  
Jean-François Caron aime les camions et circule un peu partout en Amérique du Nord. Tout comme Serge Bouchard qui a une passion pour ces véhicules et la route. J’aime assez l’idée de passer des heures au volant d’un poids lourd en me laissant bercer par une voix qui lit un Nancy Huston ou encore La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy.

EXPLORATION

Caron nous pousse à gauche et à droite, nous fait revenir dans l’enfance, ou d’autres moments marquants. La colère du père, celle de la mère qui bannit les armes de la maison. La voisine qui initie le jeune garçon aux plaisirs du corps. Ces heures si intenses où l’on voit un être proche glisser lentement hors de sa vie.
Son ancienne institutrice le paie pour qu’il lui fasse la lecture. Le jeune homme réussit même à intéresser l’Ours, un obèse qui se terre dans son appartement. La lecture lui redonne goût à la vie.
Tout se fait et se défait autour d’Alexandre qui étudie, enseigne à temps perdu, croise Marianne et la perd aussitôt, retrouve Tison qui vit maintenant avec Marie-Soleil, la voisine d’en face. Le monde est si petit, le monde est si vaste.

Et dure la séance de lecture improvisée. On papillonne entre les rayons, éclipsant la distance qui devrait encore exister entre les deux hommes, évacuant du monde la douleur – d’abord physique – qu’endure le garçon, dissipant aussi la prégnance de la mort du père, comme si chaque phrase lue étouffait le disparu, l’enfonçant dans une tranchée sans écho, comme si, quelque part dans le tombeau blanc d’un alinéa ou dans le vide d’un pied de page, étaient ensevelis son corps crevé comme une outre et son image implosée. Chaque phrase devient une nouvelle façon de faire son deuil. (p.103)

Alexandre tourne une page et une autre pour se calmer. Il respire et son cœur cesse de cabrioler.

CERCLES

Peu à peu, Alexandre glane des informations sur son père André qui est arrivé à Paris-du-bois, comme Le Survenant, le personnage inoubliable de Germaine Guèvremont. Il s’est installé et est devenu Broche-à-foin, l’homme à tout à faire. Marie-Soleil lui apprend comment il est venu l’arracher, elle et sa mère, aux griffes d’un petit despote qui les maltraitait. Un aspect qu’il ne connaissait pas de son père était plutôt silencieux.

Marie-Soleil relève la tête pour voir sa mère qui pleure et qui sourit en même temps, qui fixe le vide. La petite abandonne l’épaule de la femme pour trouver, de l’autre côté, celle d’André. Et, sur sa cuisse, le toutou d’Alexandre qui patiente. Entre les cinq passagers, il y a une nouvelle heure de silence, ponctuée des chuchotements de Marie-Soleil qui meuble le temps d’histoires inventées. On regarde la route. Il n’y a rien à dire avant d’arriver à la maison en face de chez André, qui appartient au maire Mercier. (p.370)

Il décide, après la mort de Marianne, de s’installer dans la cabane de son père, au milieu d’une forêt. Il n’y est jamais allé et sa plus grande surprise est de découvrir dans ce chalet, où son père a tenté de se remettre de la mort de sa femme, de grands rayons qui peuvent recevoir tous ses livres. 
Alexandre comprend que pour survivre et échapper à la mort, il faut devenir un personnage. Au théâtre ou dans un roman, tout est possible. L’obèse change de vie grâce à la lecture, Tison vit l’amour avec Marie-Soleil, un vrai miracle.
Alexandre se fait lecteur, entre dans la peau d’un ermite. C’est peut-être cela la vraie vie…
Un roman fascinant qui accroche et étonne. Les personnages s’éloignent, ressurgissent plus loin, comme quand on délaisse un livre pendant une journée et qu’on le reprend. Le temps se replie. Nous sommes emportés par l’écriture, une réplique, une réflexion, une image. Jean-François Caron nous souffle à l’oreille constamment, nous parle. J’entends sa voix.
Un petit miracle, des personnages qui se débattent avec des secrets qu’ils ne sont pas certains de comprendre. Une aventure pour le lecteur qui est continuellement ramené à lui-même.

Autour de moi, il n’y a plus que des personnages, dorénavant et pour toujours. Et on se raconte, sans cesse, la même histoire, mais en empruntant chaque fois des mots nouveaux. La mort de tout cela est impossible. Tant qu’est ouvert le livre. La mort n’existe pas. Je m’en retourne dans mon lit. C’est là que je resterai dorénavant. Mon cœur croche, la lumière hésitante, et ces voix, sans fin, qui racontent. Sans fin. Tant qu’on lira. (p.394)

La vie est une fiction qui prend corps dans des personnages.
Et je n’ai plus qu’une envie : devenir un personnage de Jean-François Caron. Tout ça pour échapper aux embûches de la vie et de la mort. Vous comprenez ? Il faut être un lecteur pour déjouer la fatalité, être un personnage pour connaître une certaine immortalité. Vivre, c’est peut-être uniquement être un lecteur, respirer et voir, s’accrocher à des répliques que les personnages nous offrent. Devenir une voix dans sa tête qui console, rassure et vous apaise. Bondir d’un livre à l’autre, pour ne jamais trébucher, pour ne pas fermer les yeux.

DE BOIS DEBOUT de JEAN-FRANÇOIS CARON, roman paru à LA PEUPLADE.
           

PROCHAINE CHRONIQUE : COMME LES NUAGES de LOUISE GAUDETTE, nouveauté de La Pleine Lune.


jeudi 16 mars 2017

Robert Lalonde s'attarde au chant du monde

ROBERT LALONDE nous offre un autre carnet pour mon plus grand bonheur. Je sais un peu à quoi m’attendre depuis Le monde sur le flanc de la truite et Iotékha’, mais il trouve encore le moyen de m’étonner, même si je suis un peu accoutumé à son refuge, ses sentiers dans les boisés, les éclaircies, les herbes folles et le petit lac où il peut plonger quand les jours deviennent cléments. Les ravages des chevreuils aussi qui s’approchent de la maison pour voir si le propriétaire est toujours aussi agité. Cette fois, un drame brise la quiétude de l’écrivain qui hésite entre deux phrases. Le fils d’un voisin s’est suicidé. Lalonde ne le connaissait pas, mais ce geste de désespérance le touche. Tous les vivants sont de son monde. Il entreprend de le convaincre. La vie, même si elle est souvent décevante, vaut la peine d’être secouée.
  
Le suicide d’un jeune est toujours une tragédie. Le Québec n’est pas en reste dans ce domaine. Des statistiques bouleversantes touchent particulièrement les hommes. Mille deux cents personnes par année environ. Pour avoir vécu ce drame, avec des amis, je sais les ravages d’un tel geste. Des vies brisées, l’âme en mille miettes pour les parents, une bombe à fragmentation dont on ne cesse de ramasser les morceaux. Mes amis ont été blessés au plus profond de leur être devant ce geste impossible à comprendre.
Le père du garçon a du mal à s’en remettre, est habité par une sourde colère. Lalonde le voit circuler en tapant sur le volant de son camion, un peu hagard, en voulant au monde entier. Il en a surtout contre ce fils qui a tout gâché. Que faire ? Comment éviter le drame ? La grande question.

Il me semble que je pourrais, que j’aurais pu le rescaper, ce garçon impatient, ce dériveur enragé, cet obnubilé d’un malheur qui ne lui est pourtant pas propre, d’un chagrin que chacun éprouve à ses heures et qui passe, pour peu qu’on regarde ailleurs. (p.24)

Bien sûr, Lalonde vit cette tragédie en voisin, en témoin. L’impression qu’il ne peut que saisir le vent dans ses grandes mains. Le geste du jeune homme imbibe cet automne qui attend la neige. Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’un garçon pour qu'il bondisse dans le vide ?
Robert Lalonde l’apostrophe, se parle, tente de le persuader que la vie doit être vécue même quand l’air se fait rare, que l’on avance en traînant la patte sans savoir la direction à prendre.

DIALOGUE

Et c’est à moi que l’écrivain s’adresse, même si les mots ne viennent pas facilement. Il tente de montrer la vie, d'expliquer sa nécessité, de la regarder dans les yeux pour l’apprivoiser. Que dire devant la désespérance d’un homme de vingt ans qui pense transporter des siècles sur ses épaules ?
L’écrivain s’attarde à ce qui occupe ses journées depuis longtemps. Il regarde autour de soi, surveille un oiseau, un chevreuil qui va lentement, la chatte qui grimpe dans un arbre et ne sait plus comment toucher terre, le chien devenu amis avec les cervidés. Découvrir chaque jour comme le dernier, compter les nuages, étudier les couleurs mouvantes, le froid qui danse entre les arbres, lire, caresser une phrase du bout des doigts, chercher son souffle de résistant.

Prêchant la contemplation savante et rêveuse de la nature – on reconnaît ici Thoreau -, il écrit : Le contact avec la nature représente la seule expérience humaine éternelle, la seule dont nous soyons sûrs qu’elle soit une expérience véridique. Une énergie vibrionnante escorte ces chocs perceptifs, ce qu’il appelle le bonheur de la dissolution de soi. (p.74)

La vie encore dans un pin ou un arbre dépouillé de ses feuilles, le cri d’une corneille qui résonne dans la forêt, le chien qui aboie. Tout ce qui respire dans notre distraction du monde. Lalonde s'attarde à tout ce qui le fascine dans son environnement, dans certains livres qui traînent sur sa table, dans cet hiver où il doit confier son corps aux médecins.
Il suffit d’un regard, d’une oreille pour capter les murmures des arbres, sentir les effluves qui vous étourdissent souvent en forêt. Être la saison même quand le froid casse les branches, quand le sol fait le dos rond. La neige arrive et voici la fête. Tout recommence. Le chemin est une page blanche qui pousse de l’autre côté des collines.
Je retiens mon souffle, écoute le piano à la radio. Chopin. Un prélude. Chaque note est une goutte de pluie sur ma peau trop sèche.

Dépris d’espérance au lever, je vais du côté des poètes. Chez eux, la blessure passe directement de la plaie à la page, la beauté surgit de l’ombre et l’espoir de l’impossible. Leurs livres sont posés en permanence sur le rebord de ma fenêtre, l’accoudoir du divan, la chaise où jamais personne ne s’assied et où, côte à côte, ils s’entretiennent à voix feutrée de l’introuvable épiphanie, de la résignation et de la révolte, dont ils célèbrent l’absolue nécessité. Ils déplorent et chantent d’un même souffle la beauté tragique de cet aller simple vers une destination inconnaissable. (p.44)

Un écrivain n’existe que par l’écriture et la lecture. Il y a toujours beaucoup de livres dans l’environnement de Robert Lalonde, des bouts de textes comme des trophées. On dirait un trappeur qui inspecte ses peaux pour voir si elles résistent au temps.
Je lève les yeux et surveille les étourdissements des mésanges autour des mangeoires. Elles ont tellement d’ailes pour venir vers la petite graine noire de tournesol et retourner sur la branche du pin. Ou encore les durbecs des sapins qui se posent dans un plissement d’air. Ils s’installent au bout de la galerie et mangent en surveillant le lac qui va rejoindre l’horizon du côté de Roberval. J'effleure peut-être l’éternité.

ÉCRIVAINS

Je retrouve La liberté des savanes, m’attarde auprès des écrivains bien connus de Lalonde. Virginia Woolf, Henry David Thoreau, Gaston Miron et Victor-Lévy Beaulieu qui ne sait pas que l’auteur de C’est le cœur qui meurt en dernier est son ami. Ce sont des jongleurs que je fréquente aussi.
Pour le moment, je fouille les romans de Nicole Houde. J’en suis tout imbibé, comme si je voulais me perdre dans ses textes. C’est pour un prochain carnet, une lecture et des dialogues au-delà de la mort. J’arpente ses terres de Saint-Fulgence et tourne sur les battures. Je suis assis sur son banc du Jardin botanique de Montréal pour me donner un visage. 
Lalonde me ramène à l’ordre, s’attarde à l’écorce des mots comme il le fait avec sa chatte quand elle invente des ronronnements qui font frémir la campagne. Je pense à la sortie que je ferai plus tard dans la forêt de cèdres, aux écritures des lièvres sur la neige durcie. Et les traces d’une perdrix que j’ai vues hier comme une broderie de la plus belle délicatesse.

DIALOGUE

Et ce jeune trop tôt en aller. Celui qui a regardé la mort dans le hangar de son père. Robert s’obstine avec lui, le secoue, l’entraîne dans le sous-bois, lui montre l’oiseau rare qui les attend sur une branche, qui veut qu’on le regarde pour être vivant, savoir si le bruit de ses ailes est à lui.
Le père retrouve ses gestes de chasseur, des rondes que le corps n’oublie pas. Il se laisse émouvoir par l’entêtement d’un pic sur un tronc et tente de décoder les messages qui s’entendent jusqu’au bas de la montagne. Le jour s’agenouille dans toute une averse de couleurs qui tombent des nuages. Tout fige. Il n’y a plus que le cœur qui fait son ouvrage.
Et je parle à mon tour au fils de mes amis, Je l’empoigne par les épaules et lui répète qu’il faut être là dans les jours et les nuits, devant des oiseaux qui vont comme des éclats de rire. Juste pour ça mon garçon sourd et aveugle, juste pour un instant du genre, la vie vaut la peine d’être bue à grandes gorgées.

TEXTES

Et Robert Lalonde se penche sur une phrase comme on le fait sur une pièce de bois avant de se lancer dans le sablage. Construire, bâtir, échafauder un paragraphe, revenir sur ce qui a été écrit il y a longtemps dans un carnet tout fripé, se demander où l’on était pour inventer des phrases si échevelées.
Je retiens mon souffle.
Lalonde doit s’abandonner dans un faux sommeil, l’hôpital, une opération et un retour avec l’impression d’avoir perdu des éclats de sa vie. Mais il y a l’espoir qui luit comme un brin de paille, qui refait surface dans les plis du matin sombre.
Le garçon penche la tête. La vie est ce qu’il y a de plus précieux et la mort n’est pas un avenir.
Tu comprends toi le fils de mes amis. Écoute le souffle, deviens le regard, penche-toi sur une phrase pour en sonder toutes les coutures ; prends ton temps dans les merveilles qui se déploient devant ta fenêtre. Regarde avec moi le soleil pousser des ombres sur les vagues que le vent a dessinées sur la neige. Écoute ton souffle, le mien. 
Nous sommes la vie.
Et me voici encore aux côtés de Lalonde, à barbouiller son carnet. Je tourne en patineur étourdi sur des phrases pour être dans toutes les dimensions de mon corps et de mon esprit. Je me dis qu’on devrait avoir La liberté des savanes dans toutes les salles où des gens vont pour des ratés de santé. Il suffirait d’un regard, qu’ils lisent une phrase et la reprennent encore et encore pour oublier leur mal et leurs claudications. 
Lire, c’est vivre.

LA LIBERTÉ DES SAVANES de ROBERT LALONDE est paru chez BORÉAL Éditeur.


PROCHAINE CHRONIQUE : DE BOIS DEBOUT de JEAN-FRANÇOIS CARON paru chez LA PEUPLADE.


vendredi 10 mars 2017

Sergio Kokis ne laisse jamais son lecteur indemne

LIETTE MORAND PART au Brésil, dans L’âme des marionnettes, pour étudier, donne des nouvelles à sa famille. Après un certain temps, les lettres se font de plus en plus rares et c’est le silence. Leandro Cajal, philosophe et écrivain, ami de la famille, va à Rio de Janeiro pour une foire du livre. Ses amis lui demandent d’enquêter pour savoir ce qui est arrivé à la jeune femme. Il discute avec un marionnettiste étrange et un bandit notoire qui impose ses volontés dans les quartiers pauvres de la grande ville de Rio. L’écrivain est secoué par ces rencontres et son travail de professeur et d’intellectuel remis en question.

Sergio Kokis aime s’attarder aux tares de certains personnages qui échappent à la norme. Il s’est aventuré dans les palais des dictateurs, étudiant ces despotes qui s’emparent de leur pays pour satisfaire une mégalomanie dangereuse. Les romans Saltimbanques et Kaléidoscope brisé restent actuels et pertinents.
Makarius questionne l’art, la vie et la mort. L’amour s’impose dans Negäo et Doralis et bien d’autres questions existentielles. L’écrivain a même osé convoquer Dieu pour discuter de la marche du monde, du rôle de ce dernier dans la grande aventure du vivant tout en buvant sec et faisant bombance dans Le maître de jeu.

DERNIÈRE CHANCE

Liette, une fille de bonne famille, semble douée pour l’échec. L’étude de l’art du marionnettiste est peut-être sa dernière chance. Une jeune femme qui manque de maturité et est restée accrochée à son adolescence et ses poupées.
Leandro Cajal, avec l’aide de son éditeur brésilien, rencontre le maître qui a accueilli la Québécoise dans son école. Maître Guido Fagottini tient des propos particuliers sur l’art de la représentation, l’expression, la vie et le jeu. Finalement, il dresse un portrait plutôt étonnant de la jeune femme.

Elle pouvait passer des heures seule à l’atelier, à ranger les marionnettes, à les nettoyer ou à rapiécer leurs costumes. À deux reprises, je l’ai trouvée endormie par terre, entourée de poupées. J’ai alors eu la nette impression, vu la position étrange de ses membres et de sa tête, qu’elle jouait à être une marionnette, abandonnée parmi ses semblables.  Était-elle endormie ou jouait-elle une sorte de jeu pervers pour me montrer son désir de servitude ? Oui, de servitude, car telle était sa véritable passion, comme je l’ai compris plus tard. (pp.120-121)

L’envie de devenir un objet que les autres manipulent comme ils l’entendent. Un cas rare. Nous avons plutôt l’habitude de ceux qui cherchent le pouvoir et veulent décider pour les autres.
Le professeur est confronté à des questions qui le tourmentent depuis son enfance en poursuivant son enquête. Son père voulait qu’il lui succède dans l’entreprise familiale. Il a étudié la philosophie et vit à Montréal, loin du Mexique. Pour échapper à la famille, il a tout abandonné à sa sœur et son beau-frère, un ami qui a refoulé ses désirs pour diriger les magasins d’alimentation, spéculant pour augmenter une fortune déjà considérable, en plus de se faufiler dans les coulisses du pouvoir politique.

MANIPULATION

En lisant le roman de Kokis, je me suis demandé si tout le monde n’était pas manipulé par quelqu’un. Il y a ceux qui dictent les lois et les autres qui se livrent aux puissants pour un salaire ou pour ne pas avoir à choisir comme Liette.

À son âge, elle devait déjà savoir où elle mettait son nez. Mais qui sait s’il ne l’a pas poussée à se soumettre par ses manœuvres de soumission ? Et qu’ensuite, quelque chose a mal tourné et l’a obligé à la chasser ? Il l’a repoussée parce qu’elle s’était offerte pour devenir son esclave ? Je ne crois pas ; ce vieux-là adore les créatures soumises. Il l’aurait plutôt gardée pour lui, pour ses petits amusements privés. La poupée qu’il nous a montrée était assez perverse, vous en conviendrez. Quand il l’a déballée, j’ai eu un frisson comme devant un film d’horreur. J’ai déjà vu des images de macumba bien obscènes, mais jamais quelque chose de cette nature-là. Et si la fille s’était plutôt échappée pour ne pas avoir à subir d’autres humiliations, d’autres sévices aussi ? (p.142)

Un questionnement pertinent à un moment où des hommes, de véritables pantins, accèdent au pouvoir aux États-Unis. Comme si la marionnette prenait sa revanche et décidait de dicter les règles et d’imposer ses caprices. Sommes-nous tous devenus des arlequins qui expriment leurs humeurs sur les réseaux sociaux en se croyant libres ?
Qui n’a pas fait de compromis devant un employeur qui décide des horaires de vos jours et de l’organisation de votre vie. Il suffit de penser à nos semaines réglées par des conventions collectives, les vacances à moment fixes, nos loisirs et nos milieux de vie… pour ressentir des frissons. Liette n’est peut-être pas la seule à avoir renoncé à tout pour n’être qu’un jouet dans les mains des autres.
L’écrivain rencontre un couple d’homosexuels qui s’est amusé avec la jeune femme dans certains jeux pendant un temps. Son côté androgyne attire un peu tout le monde.

Une personne à qui on a volé l’âme ne fait pas grand-chose, elle se limite à être là, en attendant qu’on s’occupe d’elle. Tout à fait comme une marionnette abandonnée dans un coin. Et puis, elle n’est pas restée très longtemps chez nous. Juste le temps de nous laisser briser de tristesse. (p.174)

Leandro Cajal finit par retrouver la jeune femme chez le truand. Elle vit dans l’ombre et s’anime quand un autre pose son regard sur elle. Autrement, elle est une poupée qui attend, sans vie et sans expression.

Parfois nous jouions ensemble à des jeux de scène, en compagnie de ses marionnettes préférées. J’étais comme ivre quand il me montrait des poses en se servant de mon corps, comme s’il manipulait une poupée. Je devenais toute molle… Tu sais, c’est bête à dire, mais c’était si bon que parfois je devenais toute mouillée de plaisir et rouge de honte à cause de ce qui me passait par la tête. Il me prenait toute entière dans ses mains et je ne me sentais plus désemparée. Je me sentais devenir enfin l’artiste que j’aspirais à être. Ses jeux étaient osés, parfois même ils me faisaient peur, mais je les trouvais délicieux car ils m’ouvraient la porte de son art. Tout cela me donnait une grande confiance, je me sentais aimée, remplie par les mystères qui se dégageaient de lui. (p.232)

DEMANDE

Le tueur demande à Cajal d’écrire sa biographie. Une crapule fascinante et trouble, le plus grand des manipulateurs, certainement. L’écrivain est tenté par l’aventure parce que le travail serait fort lucratif. L’appât du gain peut happer tout le monde. Et l’éditeur est prêt à tout pour avoir ce livre qui va faire courir les foules.
Cajal laisse croire qu’il va faire le travail pour arracher la jeune femme à ce milieu et la ramener à Montréal. L’expérience est douloureuse et le philosophe prend conscience que la race humaine est peut-être pleine de clowns qui finissent tous par plier sous les mains d’un maître.
Un roman étrange comme Sergio Kokis les aime. Les personnages discutent beaucoup, tiennent des propos percutants même quand ils s’adonnent à des passions peu recommandables, n’hésitent pas à tuer pour imposer leur volonté. Le caïd rêve de devenir un héros, de séduire le public avec ses mémoires. C’est peut-être là la vanité qui fait succomber bien des petites vedettes qui nous abreuvent de leurs mémoires écrites par un autre.
Peut-être que chacun de nous se débat avec des fils qui s’emmêlent et font trébucher. Peut-être que la liberté est la plus folle des illusions, surtout dans un monde où l’on scrute vos désirs à la loupe pour satisfaire vos goûts de parfait consommateur. Que reste-t-il quand on prend conscience que des fils nous entourent et nous gardent dans un monde où il est impossible de s’évader ? Ces propos deviennent affolants quand on commence à compter les liens qui nous tiennent quand nous travaillons, voyageons, allons nous étendre sur une plage dans le Sud pour échapper aux tentacules du froid et de la neige. Encore une fois, Sergio Kokis nous abandonne avec nos questions, sans jamais nous rassurer. J’aime particulièrement ça.

L’ÂME DES MARIONNETTES de SERGIO KOKIS est paru chez LÉVESQUE Éditeur.


PROCHAINE CHRONIQUE : LA LIBERTÉ DES SAVANES de ROBERT LALONDE paru chez BORÉAL ÉDITEUR.