mardi 14 novembre 2017

STÉFANIE CLERMONT FRAPPE FORT

Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir
STÉFANIE CLERMONT présente un recueil de nouvelles très différent de ce que je lis habituellement. Trente-trois textes consistants qui m’ont entraîné dans l’univers de quelques amies qui font un bout de route ensemble, se quittent pour se retrouver plus loin, plus tard. La vie fait souvent ça. Elles partagent un appartement, migrent, reviennent, vivent des amours, ont le malheur de perdre un proche qui n’en pouvait plus d’être prisonnier de la vie et de son corps. Céline, Julie et surtout Sabrina, la narratrice, m’ont fait vivre leurs grands et petits malheurs, leurs remises en question et leurs hésitations.

Le titre m’a intrigué pendant toute ma lecture et je n’ai compris véritablement qu’à la toute fin. Imaginez un jeu qui ressemble un peu au Combat des livres que présentait jadis Radio-Canada. Une émission littéraire disparue. Une autre. Il semble n’y avoir que des regrets à la radio de Radio-Canada depuis un certain temps.
Dans la toute dernière nouvelle, les participants choisissent des chansons, de la musique et les confrontent, trouvent un gagnant, un moment musical qui touche et bouleverse. La vie n’est peut-être que ça, un jeu où il y a toujours des perdants, un gagnant qui n’est peut-être pas celui que l’on croit. Un moment d'illumination et après...
Sabrina va de petits emplois en petits emplois au lieu de s’attarder à l’université comme certaines de ses amies. Comme vendeuse de fruits et légumes au marché Jean-Talon, elle jongle avec d’étranges idées. C’est une rêveuse qui pense toujours être ailleurs, qui a du mal à savoir de ce qu’elle veut.

Souvent, je pensais à l’émeute. Aux kiosques renversés transformés en barricades, aux barbecues en feu, aux caisses enregistreuses grandes ouvertes, À l’huile végétale qui dégoulinait, aux œufs cassés, aux fraises écrasées, au verre brisé qui tomberaient des étagères, formant une chute de liquide visqueux et coupant qui se répandrait entre les rangées et ferait glisser et tomber tous les clients, leur déchirant le visage. Je me disais : je ne nettoierai jamais au lendemain d’une émeute. Mais au fond, je n’en savais rien. Comment savoir jusqu’où la vie me mènerait ? (p.36)

Après, quand elle a un peu d’argent, elle part pour voir peut-être si la vie est différente ailleurs. Toutes, malgré des chemins particuliers, ont du mal à se faire une place, à vivre sans penser que tout peut basculer un matin. Pas facile de trouver son lieu dans un monde toujours en train de changer. La société ne décide plus rien d’avance et il n’est plus question de se glisser dans les tâches qui ont toujours été dévolues aux femmes et aux hommes comme c’était le cas dans mon enfance. Il faut des choix maintenant, souvent rompre avec son milieu, s’inventer un travail et se retrouver comme dans une autre dimension. Il faut muter peut-être plusieurs fois dans sa vie.
Sabrina vient d’Ottawa, une ville qui n’occupe pas beaucoup de place dans notre littérature, du moins dans les livres que je lis. Elle y fait des retours sporadiquement et c’est intéressant de parcourir cette ville que je connais si mal. Toutes cherchent, partent, reviennent. 
Montréal devient le port d’attache. 
Le jeu de la vie ou de la musique veut cela. C’est le quotidien de Julie et de Céline, de Sabrina et Jess, une contestataire américaine qui cherche à réinventer la vie en squattant des édifices abandonnés. Elle revendique le droit de les occuper légalement dans des batailles juridiques contre les spéculateurs. Cette croisade exige du temps et de l’argent, du courage parce qu’elle ne peut compter sur les marginaux qui l’entourent, les prédateurs qui souillent tout ce qu’ils touchent.

AVENTURE

Les amours perturbent le quotidien, laissent des séquelles indélébiles. Comment oublier Vincent, le grand ami de Sabrina qui s’est suicidé ? Il n’arrivait plus à respirer. C’est la réalité maintenant. Certains se battent, d’autres font des dépressions, plusieurs mettent fin au jeu.
Céline poursuit des études, Julie vit différentes vies en étant un moment tatoueuse. Sabrina ne s’est jamais entendue avec ses parents et a rapidement eu envie de prendre le large.

Depuis un an environ, c’était la guerre avec mes parents. J’avais beau me résoudre à améliorer nos liens, tout ce qu’ils faisaient me semblait insipide et tous leurs reproches me piquaient au vif. Il ne me restait que quelques mois avant de finir le secondaire. Dès que j’ai mon diplôme, je sacre mon camp, me suis-je promis. (p.46)

Ses amis discutent de la société que l’on conteste ou que l’on accepte, que l’on souhaite changer et s’étourdissent dans ces longues rencontres qui semblent ne jamais avoir d’issues. Tout ça laisse Sabrina indifférente. Elle ne participe jamais à ces affrontements. Pourtant, elle partage les mêmes questionnements, un même sort. Comment changer les choses ? Jess le fait dans sa bataille devant les tribunaux, malgré les fainéants qui s’accrochent à elle.

Une demi-douzaine de punks étaient étendus dans l’herbe et buvaient du café et d’immenses canettes de bière et de thé glacé Arizona. Avez-vous vu Jess ? Ils ne l’avaient pas vue. J’essayais de leur parler normalement, sans laisser paraître que je les jugeais. (De la bière ! Il n’est même pas onze heures !) Eux-mêmes me regardaient comme si j’étais une solliciteuse de Geenpeace qui les accostait dans la rue, avec un agacement à peine dissimulé. Je me suis dit qu’à leurs yeux, je représentais sans doute l’hégémonie hétérosexuelle, car j’avais les cheveux longs et un seul tatouage. Aux miens, ils représentaient la décadence et le néant intellectuel. J’ai soudain eu une pensée pour mon père, dans son condo à des milliards de kilomètres d’ici, qui nous aurait tous trouvés non seulement fous, mais répugnants. (p.311)

Stéfanie Clermont décrit des jeunes qui arrivent difficilement à trouver une place et une cause qui les mobilise. Tout un chacun est avalé par ses préoccupations, ses hésitations sexuelles, la détresse qui ont mené Vincent vers le geste ultime.

EMPLOI-QUÉBEC

Sabrina fait régulièrement des arrêts chez Emploi-Québec, vit de véritables séances d’humiliation. Les entrevues avec les agents donnent des frissons dans le dos. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Nicole Houde qui raconte une même révolte dans Prière sauvage, décrivant une bénéficiaire de l’aide sociale qui n’en peut plus du regard des fonctionnaires qui la jugent.

Même après deux ans, les visites au Centre local d’emploi ressemblaient encore à mes pires rentrées scolaires ou à la fois où ma mère m’avait surprise à jouer au docteur avec Mathieu, un petit garçon qui habitait dans la même coop que nous. Ce n’est pas comme si on entrait ici en se disant qu’on allait être traité aux petits oignons, que les employés seraient discrets, compatissants ou polis. Non. On sait qu’on s’apprête à être infantilisé, ridiculisé, on sait que l’expérience promet d’être mauvaise. Mais ce savoir ne suffit pas à amortir le coup. Le mépris de la réceptionniste fait l’effet d’une gifle, on a honte. (p.136)

Heureusement, il reste l’amitié, ces rencontres où l’on refait le monde jusqu’à s’étourdir, où l’on vide des bouteilles, où on a la certitude d’appartenir à un groupe solide. La fidélité reste importante dans l’univers de Stéfanie Clermont, une certaine solidarité qui permet d’adoucir les épreuves, les échecs, les blessures qui laissent des traces profondes.
Ces textes témoignent du désarroi qui frappe une génération de filles et de garçons qui ont du mal à faire leur place. Ça va bien au-delà des slogans, des messages des politiciens, des campagnes pour renouveler ces accords de libre-échange qui ne servent qu’à garder des populations dans la pauvreté et la misère. Sabrina m’a touché particulièrement et m’a fait me demander quel peut être l’avenir de ces jeunes.
Si j’ai connu une société ouverte où tout était possible, Stéfanie Clermont montre le contraire. Les filles et les garçons de maintenant n’ont plus d’emprise sur le réel et ils se heurtent à des murs qui ne cessent de s’épaissir. Je ne me suis pas encore tout à fait remis de cette lecture.


LE JEU DE LA MUSIQUE de STÉFANIE CLERMONT est paru AUX ÉDITIONS LE QUARTANIER.


mercredi 8 novembre 2017

MATHIEU SIMARD BRISE DES MASQUES


MATHIEU SIMARD propose un roman fort troublant avec Ici, ailleurs, un récit qui entraîne le lecteur dans les jours qui suivent la mort d’un enfant. Marie et Simon s’accrochent et tentent de sauver leur couple, de retrouver le goût de vivre. Ils couleront à deux ou survivront. Comment oublier ce cancer fulgurant qui a emporté leur fille à l’âge des rêves et des jeux innocents ? Que dire devant la douleur de son enfant, que faire pour le soulager, comment accepter de voir sa fillette mourir ? Marie et Simon s’installent dans un village marqué par le destin…

Une jeune fille muette va tous les jours près de l’antenne qui se dresse sur la montagne, derrière le village, comme pour y capter un message. Le garagiste, l’homme à tout faire, un fainéant, tente de séduire Marie dès la première rencontre au restaurant. Un endroit déserté où Madeleine fait semblant que des clients vont se présenter en grand nombre. Il y a aussi les Lavoie qui s’installent pour l’été avec leurs enfants, une famille qui ne semble connaître que le bonheur.
Marie et Simon ont acheté la grande maison du Vieux. Un coup de cœur, une impulsion. Ils n’arrivent pas à défaire leurs boîtes, peut-être parce qu’ils savent que leur séjour sera temporaire, qu’ils n’arriveront plus à avoir un chez-soi. Ils font l’amour frénétiquement, avec rage, comme pour accomplir un devoir quotidien.

ÉTOURDISSEMENT

Que dissimule cette frénésie ? On comprend après un certain temps. La fille de Marie et Simon est morte d’un cancer. Le monde a glissé sous leurs pieds. Ils n’arrivent plus à trouver une direction, des certitudes et le goût de vivre.

Je me relève, secoue mes vêtements et feins la contrariété. Elle continue de rire, comme pour s’accrocher à ce moment jusqu’à ce qu’un autre nous rejoigne, mais dès que ses yeux se posent sur le parc, derrière nous, le rouge, le jaune, le sable, l’absence de traces de pas, Marie perd son sourire. La lumière fragile dans son œil s’éteint et elle avance vers le vide. Je la suis et je sais qu’aussitôt dans la maison elle ira avaler deux ou trois comprimés devant le miroir de la salle de bain. Ce sera à son tour de tomber. (p.25)

La vie continue tout croche dans le village où tout le monde rumine des blessures. Et comme dans tous les villages, on se méfie des nouveaux arrivants, des poseurs de questions, de ceux qui risquent de bouleverser l’ordre des choses. On se croirait dans un roman de Lise Tremblay, dans ces agglomérations où tout le monde connaît les secrets des autres, où les haines et les colères sont soigneusement étouffées. Il faut toujours sauver les apparences. Personne ne veut se faufiler derrière la façade et dire les vraies choses. Une manière de se protéger certainement. Un esprit de clan que Lise Tremblay illustre magnifiquement dans L’habitude des bêtes et La Héronnière.

QUESTIONS

Pourquoi tant de maisons abandonnées, d’installations en décrépitude, ce terrain de jeux qui ne sert plus à rien et qui avive la douleur de Marie et Simon ? Et Fisher qui sait tout, qui fait tout, qui boit pour s’étourdir et perdre contact avec la réalité. Et qui était ce Vieux dont personne ne veut parler ? Un étranger lui aussi, quelqu’un qui avait une vie ailleurs.

Nous survivons en échangeant nos mensonges comme les enfants échangent leurs jouets. Dans ce village qui ne nous ressemble pas nous apprendrons à inventer les vérités qui nous feront le plus de bien. Je sais maintenant que nous ne pourrons jamais oublier le passé, mais c’est ce que nous essaierons de faire malgré tout. Oublier le passé et nous aimer aujourd’hui. Isolés loin d’ailleurs, nous masquerons nos cicatrices à coups de fausses espérances. (p.43)


Simon s’accroche à Marie qui ne sait plus trop qui elle est, qui devient violente même dans sa volonté de remplacer sa fille. Et Fisher tourne tandis que Madeleine se montre particulièrement vindicative envers la nouvelle venue, comme si elle menaçait de tout faire s’écrouler.
Alice passe en regardant droit devant elle. Simon la suit et comprend les drames qui ont frappé à gauche et à droite. Celle qui s’est enfermée dans le silence pour oublier se confie, peut-être parce qu’elle devine sa douleur et qu’elle peut enfin partager la sienne.

Tout ce qu’y ont vu, c’est un enfant paralysé par ma faute, la même fille qui en avait fait disparaître un autre douze ans plus tôt. C’était encore moi la coupable, pis cette fois-là j’avais pas quatre ans, j’en avais seize. Pis c’était ma deuxième fois… Pour eux ben vite c’est devenu clair que j’étais pas correcte. Pis cette fois-là, mon père il m’a pas défendue. Y était tellement en peine pour son petit-fils qu’y s’est laissé convaincre que c’était de ma faute. Après ça, y s’est mis à en perdre des bouts. Je suis partie juste avant qu’y meure. Ça a pris deux ans avant que j’apprenne qu’y était mort. C’est là que je suis revenue. (p.113)

Le sentiment de culpabilité, l’impuissance, la certitude de ne pas avoir su faire le bon geste, d’avoir été témoin des ravages de la mort sans pouvoir s’interposer. C’est le drame de Simon et Marie, d’Alice et de Fisher. Nous avons tous peut-être des moments que nous aimerions effacer. Il suffirait d’un mot pour que tout soit différent. La vie est si compliquée et si simple.
Le propriétaire de l’épicerie part quand Madeleine, qu’il aime depuis toujours, le repousse. Alice, Simon l’apprend, est la fille du Vieux, la sœur de Fisher. Tout le monde se connaît, tout le monde sait, ravale en silence. Marie et Simon ne pourront survivre. Ils sont déjà morts près d’une petite fille aux grands yeux qui jonglaient avec des pourquoi et qui ne demandait qu’à rire.

TENSION

L’étau se resserre et ça devient difficile de respirer. Je me suis senti si vulnérable. Personne ne peut tricher. La mort ne trouve d’issue que dans la mort. Les survivants ne peuvent-ils que se sentir responsables des disparus ? La réalité finit toujours par s’imposer et il n’est pas toujours facile de faire face. Je pense à ma sœur qui voulait tant vivre et qui savait que le temps lui glissait entre les doigts. Le cancer, toujours lui, la happait hors de la vie des siens. J’y pense presque tous les jours. Et aussi ma mère, dans ses derniers souffles, avec ses grands yeux bleus ouverts sur l’éternité.

Notre tout s’est dissous dans un four crématoire et l’urne dans une boîte de déménagement nous rappelle que nous ne pourrons plus être. Nous faisons semblant. L’horloge. Le calendrier. Vieillir. Nous ferons semblant. Et la paix, c’est le bout vide entre deux conflits, j’ai mal au sang, j’aurai toujours mal au sang. Et la pluie c’est elle, notre fille qui revient nous taper sur l’épaule, chaque goutte d’eau c’est elle qui nous rappelle que nous ne pourrons jamais endurer la douleur, combler son absence, annuler son départ. (p.68)

Un roman particulièrement dense. Le brouillard qui entoure Marie et Simon, Alice et Fisher, se dissipe lentement. Comment en réchapper ? Fuir, partir comme le vieil épicier le fait ou comme Alice l’a fait ? Il semble bien qu’il n’y a pas de refuge pour oublier ce qui froisse l’être. Alice est revenue pour confronter son drame. Elle s’est enfermée dans le silence, comme on le faisait autrefois dans les monastères pour faire taire la douleur. Pour se punir aussi. On finit toujours par partir, même de la plus maladroite des façons.
La solution est peut-être d’osciller entre le point de départ et le point d’arrivée comme Virginie Blanchette-Doucet le fait si bien dans 117 Nord. Maude a tout perdu et elle est condamnée à aller et venir entre l’Abitibi et Montréal sans jamais arriver à oublier la perte de son pays et de son grand amour. L’ici ne peut jamais être l’ailleurs tout comme l’ailleurs ne peut avaler l’ici. Un drame terrible que Mathieu Simard traite avec une délicatesse remarquable.


ICI, AILLEURS de MATHIEU SIMARD est paru chez ALTO ÉDITEUR.


  
http://editionsalto.com/catalogue/ici-ailleurs/

jeudi 2 novembre 2017

MATHIEU VILLENEUVE NOUS ENVOÛTE

MATHIEU VILLENEUVE entreprend un périple singulier dans Borealium tremens, une épopée où David Gagnon, après avoir hérité d’une terre abandonnée, tente de renouer avec ses ancêtres. Le personnage, dans ce roman baroque et hallucinant, se perd dans des chemins oubliés de son pays du Lac-Saint-Jean. La maison brûlée où il s’installe est insalubre et pleine d’artéfacts qui moisissent avec la mémoire collective. Un retour aux sources qui ne se fait pas sans périls. Un roman qui m’a particulièrement touché.

David Gagnon a tout quitté pour parcourir les routes de l’Amérique. Il voulait peut-être retrouver la pulsion qui poussait les explorateurs vers de nouveaux horizons, des peuples étranges et d’autres manières de secouer la réalité. Ce Nouveau Monde que l’on a saccagé. Les Autochtones ont payé chèrement dans leur corps et leur âme l’arrivée des envahisseurs européens.
Si le voyage tient hors du temps, arrive un moment où il faut défaire ses pas. Le retour n’est jamais facile pour celui qui a traversé le continent et est devenu un étranger sur les terres qui l’ont vu naître.
Je me suis retrouvé dans un univers familier avec Mathieu Villeneuve. Comme si je regagnais les espaces rêvés et connus du pays de La Doré. David Gagnon arpente le Lac-Saint-Jean, ce territoire que je n’ai cessé de visiter de toutes les manières d’écritures possibles depuis des dizaines d’années. J’y ai entendu comme un écho au Voyage d’Ulysse qui s’aventure dans un pays mythique et réel. Je voulais alors faire éclater le temps historique, plonger dans une époque où les frontières n’existent pas et jongler avec des mythes et des légendes.
La colonisation toute récente de ce coin du Québec a laissé des cicatrices un peu partout. Comme si les « faiseurs de terre » n’avaient pas eu le temps de marquer le territoire de façon durable.
J’ai pensé souvent aussi aux personnages de William Faulkner en m’avançant dans la fresque de Villeneuve, à ces hommes marqués par la guerre de Sécession qui ne savent que foncer à toute vitesse sur les routes du Sud des États-Unis pour surprendre la mort au premier tournant, boire jusqu’à l’hallucination.

REDÉCOUVRIR

Autant mon Ulysse est habité par une grande naïveté ou pureté, autant Gagnon est miné par un héritage de démences, d’alcoolisme et d’obsessions qui poussent souvent à la destruction.

De toute façon, Auguste n’aurait jamais pu compléter ses études. Disons qu’il lui manquait deux-trois boulons. D’abord, il n’avait aucune aptitude sociale. À part moi et les animaux de la ferme, personne ne voulait l’écouter. Une chance qu’il avait son violon… Il pouvait passer des heures enfermé dans sa chambre, à improviser des pièces impressionnantes, sans jamais se fatiguer. Enfin, c’était avant ses périodes de spleen chroniques. Il avait aussi une tendance à l’obsession. Quand une idée naissait dans son crâne, il était impossible de la lui faire oublier. Il relisait toujours les mêmes vieilles affaires : un livre de légendes amérindiennes, des journaux jaunis, un missel - il disait qu’il avait appartenu à Maria Chapdelaine en personne-, des traités d’astrophysique et de mathématiques, des cartes de la région, des manuels de mécanique. (p.39)

Un incendie a rongé les murs et les cloisons de la maison ancestrale. La pluie s’infiltre partout. Les idées de David s’égarent dans des visions éthyliques où il rêve du Grand Livre qui va secouer les assises du monde. Une maison pleine d’objets, de livres, d’écrits, de photographies, de vêtements qui témoignent d’un passé récent et ancien. Il y a surtout le journal d’Auguste.
L’héritier s’installe dans une sorte de musée familial, l’antre d’Auguste qui distillait des quantités d’alcool phénoménales et qui a laissé un testament que David entreprend d’apprivoiser. Il découvre Marie Bouchard, la reine-métisse qui a régenté tout le pays.

QUÊTE

David reçoit l’aide de son frère Alexis et de Lianah, une femme qu’il a aimée avant de partir dans le vaste monde pour échapper à la folie héréditaire peut-être, qu’il aime encore. Un amour impossible. Le temps a creusé un fossé entre eux.
David veut surtout à écrire le texte fondateur, la Bible qui fera le lien entre les ancêtres et lui, donnera un sens à sa vie et peut-être aussi à ceux qui ont risqué leur corps et leur intelligence dans l’aventure de la colonisation.

— C’est aussi pour écrire un roman que je pars, mon oncle. Ça va s’appeler Borealium tremens. C’est l’histoire d’un gars qui décide de s’installer sur les lots de ses ancêtres pour retaper une baraque en ruine pis vivre d’une terre inculte. Mais je peux pas vous parler du dénouement… Ça s’est jamais vu dans l’histoire de la littérature saguenéenne. Le rêve de mon personnage, justement, c’est de la marquer au fer rouge, cette littérature-là. Il veut qu’on donne son nom à une MRC, à une école, à une rue principale. Il veut qu’on se souvienne toujours de lui. (p.63)

Écrire un nouvel Évangile n’est pas chose facile quand on s’imbibe d’alcool et de drogues. Comment être à la hauteur de Marie Bouchard qui régnait sans partage sur ce coin de terre, d’Auguste qui cherchait à renverser l’ordre des choses ? Pourquoi cette grandeur, cet avenir démesuré s’est-il ratatiné pour ne laisser qu’une maison ouverte aux quatre saisons, des artéfacts que la pourriture gagne peu à peu ?

OBSESSIONS

Le roman de Mathieu Villeneuve tend un fil entre des légendes et l’histoire récente. Je pense encore à mon Voyage d’Ulysse où je bascule du côté du mythe et du conte pour me faufiler entre le réel et l’inventé, le possible et l’imaginaire, la culture millénaire des Innus et celle des Blancs.
Contrairement à Mathieu Villeneuve, je bascule du côté de l’épopée, m’accrochant à L’odyssée d’Homère, l’un des grands textes fondateurs de l’humanité, pour ne pas basculer dans les volutes du rêve.
L’aventure de Villeneuve s’avère particulièrement périlleuse. David, malgré ses efforts, n’arrive pas à contrer sa dépendance à l’alcool et aux drogues. Comment faire naître la légende, le mythe dans un tel état ? Il rêve d’un geste d’éclat, de tout recommencer. Si Auguste a échoué, il doit réussir.
Villeneuve suit un personnage qui se lance frénétiquement sur des chemins sans issues, s’attarde dans des lieux qui deviennent magiques quand il a pris de la cocaïne ou vidé toutes les bouteilles. Un clin d’œil peut-être à Jack Kerouac qui n’a cessé de parcourir le continent, filant derrière une ombre et un rêve inatteignable. Il voulait peut-être échapper à sa naissance, mais elle le rattrapait chaque matin quand le soleil le retrouvait.

— Là, on fait mon tour du lac à moé. Pas les niaiseries de Véloroute des Bleuets, pas une affaire de lambineux qui fait la route du fromage cheddar sans se déboucher une seule bière de toute le voyage. Non, un vrai tour du Lac : en pleine nuite, en passant par les petites routes qui sont même pas sur les cartes touristiques, en arrêtant dans toutes les paroisses où c’est qu’y a un bar, une taverne, un feu, n’importe où où c’est qu’on peut boire pis sniffer. Pis y est pas question qu’on arrête pas à une paroisse, on les fait toutes : Girardville, Sainte-Hedwidge, Notre-Dame-de-Lorette… (p.166)

Le récit part dans toutes les directions, comme si l’écriture explosait ou implosait. Comme si David devait mourir à soi pour renaître comme un certain Jésus de Nazareth. Personne ne peut l’accompagner dans cette quête qui a rendu Auguste fou. Comment effacer les erreurs, les gaucheries qui ont saccagé le pays, comment retrouver le temps d’avant la construction des grands barrages ? Il faut tout faire sauter, comme Auguste l’a imaginé, retrouver la terre sacrée d’avant, quand tous les rêves étaient possibles, quand Marie Bouchard pouvait vivre en reine.

PARENTÉ

Une quête étrange qui ne peut déboucher que sur la mort et la destruction dans un pays qui n’est toujours pas un pays comme l’écrit si justement Victor-Lévy Beaulieu. David le sait, mais il ne peut s’empêcher de tenter l’impossible.
J’aime ce roman qui veut échapper à toutes les balises et secouer l’imaginaire, ce texte échevelé qui témoigne peut-être du plus grand échec qui puisse frapper une nation.

Chaque rang porte sa masse d’accidents niaiseux, de malheurs enfouis, de caves jamais cimentées et de greniers qu’on ne visite plus, même plus pour chasser les souvenirs, parce qu’on ne sait plus quoi se rappeler et qu’il n’y a plus personne pour le faire. Chaque maison a embaumé ses vivants et veillé ses morts. Même enterrés au village, ils n’ont jamais quitté leurs lots. Et maintenant, ils revenaient pour moi. Ou plutôt, moi j’allais vers eux. (p.214)

Un roman bouleversant qui balafre le territoire, de La Doré à Alma, passant par Péribonka et Sainte-Monique et encore nombre de paroisses quasi oubliées. Un texte puissant, envoûtant.
David devient une sorte de Messie qui tente de comprendre ses ancêtres tarés et obsédés, un chevalier à la Triste Figure qui n’arrive plus à faire la part entre le réel et l’imaginaire.
J’ai lu Borealium tremens dans une sorte de transe qui me ramenait constamment à ma démarche d’écriture, celle que je secoue tous les jours depuis presque cinquante ans, cette quête de l’être qui ne cesse de s’imposer et de me glisser entre les doigts dans ce pays du Lac-Saint-Jean où tout est démesure.


BOREALIUM TREMENS de MATHIEU VILLENEUVE est paru à la maison d’édition LA PEUPLADE.