lundi 18 décembre 2017

DONALD ALARIE ME FAIT DU BIEN

DONALD ALARIE nous offre un chapelet de nouvelles, je ne sais si l’expression convient, qui épouse le parcours de sa vie. Dans Puis nous nous sommes perdus de vue, il raconte son enfance et son adolescence, évoque ses déménagements, des amis qu’il a perdus et retrouvés, des études et la découverte des livres et de la littérature. Une passion jamais assouvie que  celle de la lecture et que nous partageons. Quand j’ai pu emprunter quelques romans à la bibliothèque de l’école (nous n’avions pas de livres à la maison), je passais des journées entières à lire. Cette activité faisait rager ma mère. Elle répétait que j’étais « ennuyant comme la pluie », que « j’étais muet comme le caveau à patates ». Peut-être que je lisais avec acharnement pour oublier qu’elle parlait tout le temps. 

Il y a quelque chose d’émouvant dans les textes de Donald Alarie, un aspect intime qui me touche. L’impression qu’il me fait des confidences et qu’il ne s’adresse qu’à moi et à aucun autre lecteur. Je m’avance dans les premières pages et je me mets à hocher la tête, comme s’il était devant moi et qu’il me parlait avec son sourire particulier. Cette écriture me touche même si on dirait que l’écrivain s’excusait d'attirer mon attention et de me déranger.
Pourtant Donald Alarie est loin de fuir ses émotions, sa vie, ses amours et ses déceptions. Il aborde tout ce qu’un homme affronte de regrets, d’échecs, de découvertes avec un petit quelque chose de singulier. La mort de sa compagne par exemple. C’est certainement pourquoi je suis un lecteur sur qui il peut compter. Il était mon ami avant même que je ne le rencontre dans un salon du livre. Et il a fallu quelques secondes à peine pour que l’on discute comme de vieilles connaissances. C’était peut-être ce que nous étions sans que jamais nos chemins ne se soient croisés.
J’ai toujours l’impression que je dois prendre tout mon temps, m’attarder à une phrase, la caresser comme je le fais avec ma chatte multicolore qui est une insatiable. Voilà ma manière de me laisser emporter par son souffle, sa façon d’effleurer les heurts de la vie sans pousser de cris pour ameuter le voisinage. Alarie possède un art particulier que je n’aurai jamais.

HISTOIRES

J’aime quand il me guide dans son enfance et me fait suivre le petit garçon curieux, vivre ses premiers moments à l’école et l’apprentissage des autres et de soi. Ces moments qui ont fait de nous des humains rebelles ou des hommes paisibles. L’enfance dit tout. Qu’aurait été l’écriture de Gabrielle Roy sans sa vie familiale au Manitoba ou encore l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu sans ce départ forcé pour la grande ville alors qu’il était adolescent. Il a eu la certitude alors que l’univers se fracturait.

Que deviendrait ma vie ? Je ne voyais pas comment modifier le cours des choses. On pouvait faire des stages dans des cliniques pour se libérer de la drogue ou de l’alcool. Consulter des psychologues spécialisés dans ces traitements. Participer aux réunions des AA et se trouver un guide. Mais pour quelqu’un d’accro à la lecture comme moi, on ne pouvait rien faire. Et c’était tant mieux ! (p.115)

Ces livres qui m’ont tellement fasciné quand je me suis assis pour la première fois dans une salle de classe. Et puis un jour, après des efforts, la surprise de se rendre compte que les mots nous livrent des secrets. Comme si on s’était acharné pendant des jours à faire glisser une clef dans une serrure. Et puis là, ça y est. La clef tourne et la porte s’ouvre sur un monde. Parce que savoir lire, c’est se permettre tous les voyages, toutes les aventures, devenir tous les personnages et de franchir les époques en un claquement de doigts. C’est comme ça que je me suis retrouvé en Russie à dix-sept ans, lisant Léon Tolstoï et son incroyable roman Guerre et paix, me prenant tour à tour pour un cosaque sur les champs de bataille ou encore un jeune soupirant qui n’osait pas bouger dans les somptueux salons de Saint-Pétersbourg, étourdi par le froissement des robes de soie. La lecture, la plus grande machine à voyager dans le temps.
Je suis certain que Donald Alarie aurait partagé ma joie quand le plus beau moment de la journée arrivait enfin à l’école Numéro Neuf de La Doré. Cette dernière heure de l’après-midi où Mademoiselle sortait le grand volume cartonné. C’était notre livre sacré. Parfois, c’était elle qui lisait, souvent un élève qui savait patiner sur les phrases et donner sa voix aux personnages. J’étais souvent l’un de ceux-là. Un gros roman qui nous faisait rêver et inventer des jeux dans la cour de récréation. Une de perdue, deux de trouvées de Georges Boucher de Boucherville paru en 1874. Ce livre m’a ouvert les gouffres de la lecture et a fait de moi un lecteur insatiable.

AVENTURE

Donald Alarie lisait des Bob Morane. Je n’ai lu que Le retour de l’ombre jaune. Tous les garçons de la classe se disputaient les exemplaires disponibles à la bibliothèque. J’étais un lecteur original. Il y avait une petite pochette à l’intérieur de la quatrième de couverture. Là se trouvait une fiche que l’on devait remplir pour repartir avec le livre. Écrire son nom et la date. Je regardais la fiche et quand personne n’avait emprunté le livre, c’était pour moi. C’est ainsi que j’ai lu une étude de Séraphin Marion portant sur l’œuvre d’Émile Nelligan. Je crois bien n’avoir pas trop compris de quoi il était question. Je choisissais peut-être un peu mes titres pour épater la classe et mes amis. Heureusement, cela a vite changé et j’ai appris beaucoup de la lecture de ces écrits ignorés.
 
Je suis allé saluer Michel. Il m’a promis de m’écrire. Il me donnerait sa nouvelle adresse plus tard. Il m’a offert deux bandes dessinées en cadeau. Puis il m’a tendu un autre livre en disant : « C’est de la part de ma mère. Elle en avait deux exemplaires et elle tenait à t’en offrir un. Tu pourras le lire un jour… » C’était Rue Deschambault, de Gabrielle Roy. Quelques années plus tard, en le lisant, j’aurais l’impression d’entendre une confidente me chuchoter à l’oreille des histoires pleines de tendresse. (p.28)

C’est ainsi que j’ai découvert La Minuit de Félix-Antoine Savard, Félix Leclerc, son magnifique Pieds nus dans l’aube, Léo-Paul Desrosiers et Les Engagés du Grand Portage, dans la belle collection Nénuphar de Fides. Ce roman m’a tellement fait rêver. J’ai dû le lire quatre ou cinq fois, copiant les passages où il était question des nations indiennes.
Je n’ai pas fait mon cours classique comme Donald Alarie, allant d’un bord et de l’autre dans un parcours scolaire plutôt sinueux. Heureusement, il y a toujours eu des livres. La poésie de Rimbaud et de Baudelaire que nous découvrions par fragments au collège parce que nous n’avions pas droit à l’intégralité des poèmes. La censure des frères Maristes n’était pas une rumeur. J’ai même failli me faire confisquer Les misérables de Victor Hugo par le frère bibliothécaire, le premier roman que j’ai acheté. Ce fut plus tard, à l’université que j’ai pu lire Les fleurs du mal et Une saison en enfer.

LA VIE

Les études. Un exil difficile pour moi que de passer du village à Montréal. Pour Donald Alarie, les migrations ont toujours eu lieu à l’intérieur des frontières de sa ville même si cela peut être bouleversant.
Les grandes amitiés que l’on était certain d’avoir pour toujours s’effritent alors. Et il y a le travail plus tard, les amours et nous perdons de vue des garçons avec qui nous étions du matin au soir. La mort, un accident et celui qui était comme votre bras droit n’est plus.

Un jour, durant la récréation, j’ai aperçu un garçon étendu par terre. Il y avait du sang près de sa tête. Il avait fait une mauvaise chute et sa tête avait heurté l’asphalte. Je me suis éloigné, effrayé. Le surveillant est intervenu. On a transporté le blessé à l’intérieur. Puis une ambulance est venue le chercher. Le lendemain, on nous a appris qu’il était mort à l’hôpital. Il n’avait que neuf ans. Il se nommait Pierre. J’ignorais qu’on pouvait mourir à cet âge. (p.16)

Les parents vieillissent, luttent contre la maladie ou encore foncent dans leur vieillisse avec une colère qui ne s’est jamais démentie chez ma mère.
C’est ce que j’aime chez Donald Alarie. Cet écrivain me porte à la confidence,  à parler de moi et de lui par ricochet. Son texte est comme une main tendue. Vous la prenez et vous allez dans un parc, vous asseoir sur un banc, pour mieux regarder le jour s’étirer et surveiller, le sourire aux lèvres, les agitations des hommes et des femmes. C’est cette intimité que je retrouve chaque fois dans un livre de Donald Alarie. Il m’entraîne dans son monde et me fait mieux voir le mien. Il me permet toujours une réflexion qui me pousse dans des sentiers que je ne cesse d’explorer. Peu d’auteurs réussissent cet exploit et c’est ce qui me fait dire que Donald Alarie est un écrivain important, essentiel, unique.


PUIS NOUS NOUS SOMMES PERDUS DE VUE de DONALD ALARIE, une publication des ÉDITIONS de LA PLEINE LUNE.


  

dimanche 17 décembre 2017

LA VOIX DE MONSIEUR ARCHAMBAULT

RETROUVER GILLES ARCHAMBAULT, une nouvelle publication de cet écrivain, c’est comme revoir un ami après une longue absence. Il est là, prend toute la place avec ses sourires, ses questions et ses hésitations. L’impression qu’il me parle tout bas, à voix pâle pour reprendre la belle formulation de l’écrivaine Nicole Houde. À peine un petit air de jazz, un recueil de nouvelles, un autre plaisir, une rencontre que j’ai fait durer. Il faut prendre son temps pour bien s’imprégner de ces nouvelles fort nombreuses. Trente-quatre textes. Certains font à peine une page, mais ce n’est pas cela qui importe. Je me suis livré à la lecture avec bonheur et retenue. Safrement, dirait Victor-Lévy Beaulieu.
  
Il faut patienter jusqu’à la fin pour trouver une certaine explication au titre. À peine un petit air de jazz coiffe la dernière nouvelle. On fait ça souvent dans le genre, prendre le titre d’un texte pour enrober l’ensemble. Ça peut être trompeur et ça peut tout dire. Ici, j’hésite. J’avoue avoir cherché un peu avec Stéfanie Clermont et Le jeu de la musique. Bien sûr, on fait référence à l’homme de radio, à celui qui a parlé du jazz qu’il n’a cessé de diffuser et d’explorer pendant une grande partie de sa vie.
J’écris cette chronique et l’écrivain est l’invité de Stanley Péan, à Quand le jazz est là à Radio-Canada. Une émission que je ne rate jamais. L’écrivain y parle des musiciens qu’il aime et une foule de souvenirs refont surface. Si je suis fidèle à Stanley Péan, je l’étais tout autant à Jazz Soliloque de monsieur Archambault. Et c’est bien le seul animateur radiophonique qui m’a fait passer des nuits à boire du café. Ses Grandes nuits qu’il consacrait à un musicien ou à un chanteur me faisaient basculer dans une autre dimension. C’était une immersion, une initiation parfois. Billy Hallyday, Lester Young, Count Basie, John Coltrane ou Duke Ellington. C’était toujours juste, avec ce qu’il faut d’information pour suivre la vie et la carrière de ces musiciens qui ont forgé l’âme américaine. Je devrais plutôt dire des États-Unis.
Et voilà qu’il parle encore avec enthousiasme de ses musiciens avec Stanley. Je peux l’appeler par son prénom, parce que je connais Stanley depuis longtemps, du temps qu’il était écrivain. Le jazz, la radio lui ont fait peut-être oublier sa première vocation.
Monsieur Archambault me semble plus spontané et moins sur son quant-à-soi qu’avant. Il n’hésite pas. Peut-être un effet de son grand âge, je ne sais pas. On dit qu’en vieillissant les barrières de l’autocensure, la retenue tombe. Je parle de son grand âge, parce que monsieur Archambault l’évoque sans gêne et en plaisantant. Quand la plupart des écrivains tentent d’échapper au temps en oubliant de mettre l’année de leur naissance dans leurs éléments biographiques, monsieur Archambault ne s’en gêne pas. Il a plus de 80 ans et qu’on n’en parle plus.
Pour tout dire, j’aimerais vieillir avec lui et garder ce petit sourire, cet air de jeunesse qu’il a toujours dans la voix. Cette chaleur aussi. Me voilà nostalgique. Cette parole m’a accompagné pendant tellement d’années.

PUBLICATIONS

Monsieur Archambault a publié plus de trente ouvrages. Des romans, des récits, des nouvelles et des chroniques. Et il continue. Son livre, je l’attends année après année. Je n’ai pas raté souvent l’une de ses publications. Je suis un fidèle. Quand j’adopte un écrivain, c’est souvent pour la vie. Même si certains m’ont donné du fil à retordre. Je pense au coriace Victor-Lévy Beaulieu qui m’a souvent étourdi avec ses hénaurmes volumes et ses publications qui arrivaient en rafales. Jacques Poulin, Donald Alarie, Robert Lalonde, Sergio Kokis et Nancy Huston sont de ma famille littéraire. Il y a encore de la place pour des nouveaux. Ma maison est ouverte et plutôt accueillante. Des jeunes viennent bousculer un peu le lecteur qui a tendance à se promener dans des sentiers qu’il connaît trop bien. Mathieu Villeneuve est le dernier arrivé.
Monsieur Archambault est à l’abri du temps dans ses écrits. Il retourne dans sa jeunesse, revient dans une époque récente ou encore bifurque dans une direction où il pensait secouer un peu la monotonie des jours. Son écriture n’a pas de rides. Elle est toujours aussi précise et sans fausses notes. Un écrivain qui a de l’oreille, à n’en pas douter.

Les rides commencent à apparaître. S’en désoler ? Pas question. Les jours de doute, il les regarde même avec sympathie. Elles sont les signes de la déchéance à venir, une déchéance à laquelle il pense de plus en plus souvent sans trop s’en alarmer. Il peut quand même compter sur quelques années de répit. (p.18)

Le lecteur que je suis retrouve ses questionnements. Il n’a jamais de réponse et c’est parfait. Si un écrivain finissait par donner des réponses à toutes les questions, il serait d’un ennui terrible. Et il cesserait probablement d’écrire.
J’aime ce narrateur un peu misanthrope, nostalgique, discret et toujours mal à l’aise de s’aventurer dans les confidences et l’intimité. Surtout, il sait écouter. Ce qui en fait un ami précieux qui reçoit beaucoup de confidences, surtout de la part des femmes.
Toujours là, fidèle, un peu grognon, mais tellement attentif. Cela ne l’empêche pas d’avoir ses humeurs et des propos tranchants parfois. De plus en plus, il me semble, il se permet des petites flèches qui peuvent écorcher, ce qu’il n’osait peut-être pas il y a un certain temps.
Tout cela est bien loin. Aucun projet d’écriture depuis longtemps. Il a cru qu’il lui manquait surtout la constance dans l’effort. Ce soir, le verdict est plus net. Il n’a pas écrit parce qu’il n’avait rien à dire. Est-ce une raison suffisante ? Des tas de livres paraissent qui témoignent d’une absence affligeante de nécessité, qui sont bâclés. (p.19)

Un promeneur discret qui aime folâtrer dans une jeunesse de plus en plus lointaine, le temps des amours qu’il ne croyait jamais oublier. Et cette vieillesse qui vient le bousculer. Comment échapper à son corps et aux petits trous de mémoire ?

TÉMOIN

Monsieur Archambault est témoin de son époque, de la vie ordinaire, des petits plaisirs d’une rencontre, d’un repas partagé, d’un air de jazz entendu ou surpris au coin d’une rue, d’un amour qu’il évoque discrètement avec une certaine autodérision.
Une voix, pas seulement à la radio, mais en littérature aussi. Ses livres suivent les grandes étapes de la vie, de ses pulsions et de ses déceptions. L’amitié toujours importante et parfois un peu dérangeante, des propos qui illustrent la vanité de certains, les hésitations et les petites lâchetés des autres. La vie est ainsi faite. Tout cela en sourdine, je dirais. Sans jamais être au-devant de la scène, monsieur Archambault a une voix que l’on entend et qui prend beaucoup d’importance dans ma vie de lecteur.

Ce matin, on a enterré l’urne qui contenait les cendres de ma femme. Je n’ai pas ressenti l’émotion prévue. Devant mon fils en larmes, j’ai dû donner l’impression d’être dénué de toute sensibilité. Je l’ai consolé comme j’ai pu. Rien ne te touche, me disait ma femme quand elle s’emportait contre moi. (p.79)

J’arrête d’écrire et écoute monsieur Archambault plaisanter avec Stanley. Il est question d’un musicien de Chicago qui n’a pas eu la renommée qu’il méritait. Ce pourrait être lui ce méconnu. A-t-il eu la reconnaissance qu’il méritait ? Ils sont tellement nombreux à courtiser la gloire dans le milieu de la littérature.
Oui, je m’ennuie de cette voix, de ses explications qu’il savait si bien variées entre la vie du musicien et son oeuvre. Je m’ennuie. C’est cette voix sans doute qu’il a su si bien glisser dans ses écrits et que j’aime tant.
Heureusement, il y a ses livres qui prennent une bonne place dans ma bibliothèque. Je n’ai qu’à tendre la main, à ouvrir un roman et il se confie, me berce un peu. Et je me dis que je néglige trop souvent les amis, emporté par des projets d’écriture ou de lecture. Heureusement, ils surgissent toujours à l’improviste et le temps s’abolit. L’amitié fait fi des rendez-vous et des horaires. Il en est ainsi avec monsieur Archambault.
J’espère qu’il va publier encore et encore. Je ne saurais m’en passer et pas question de basculer dans la relecture de son œuvre. Il a encore trop de choses à me murmurer à l’oreille et que Stanley Péan va encore l'inviter lors de sa prochaine publication.


À PEINE UN PETIT AIR DE JAZZ de GILLES ARCHAMBAULT est une publication des ÉDITIONS du BORÉAL.


  

jeudi 7 décembre 2017

KAROLINE GEORGES EXPLORE LA VIE


KAROLINE GEORGES, dans De synthèse, un titre pour le moins étrange, nous pousse dans le monde de l’image et du virtuel. Un espace de paix, à l’abri de la douleur, de la maladie et du vieillissement. Cette représentation du réel que l’humain explore depuis des milliers d’années et qui s’impose partout maintenant avec les appareils numériques. Qui n’a pas une tablette, un ordinateur ou encore un téléphone qui le garde en contact avec le monde. L’écrivaine secoue des certitudes et s’avance très loin dans cette quête de la perfection et de la beauté, de l’immortalité peut-être. Une tentative fascinante de corriger la nature et d’échapper à la durée qui nous pousse inéluctablement vers la mort.

De synthèse est une réflexion particulièrement brillante et pertinente sur notre époque et le culte de l’image. Le monde virtuel répond à ce désir d’échapper aux souffrances et peut-être aussi de s’abreuver d’une certaine façon à la fameuse fontaine de Jouvence. Le corps devient invulnérable dans ces jeux vidéos où la vie et la mort ne signifient plus rien. Dans ces simulations de guerre, le héros meurt, ressuscite et continue le combat. Il peut être abattu des dizaines fois, il se relève pour courir vers la victoire. Cela doit signifier quelque chose…
Une manière d’oublier les contacts directs, les rencontres et les conversations. Le monde se recroqueville dans la petite fenêtre d’un téléphone que l’on dit intelligent. Résultats : une solitude et un individualisme qui menacent la cohésion sociale, une absence de contact avec l’environnement et les changements qui menacent la planète. Ça peut expliquer l’indifférence devant les conflits, l’intolérance devant les réfugiés, le peu de participation aux élections ou encore la prise du pouvoir par de véritables hurluberlus.
La représentation du réel fascine depuis toujours. La peinture documente cette quête depuis des millénaires. Les premiers dessins maladroits que l’on a trouvés sur les parois des cavernes veulent témoigner et apprivoiser un monde hostile. Une tentative pour échapper au temps et à la mort. Une manière aussi d’imaginer un idéal humain par la sculpture ou la peinture. La fascination qu’exerce La Joconde est un exemple de cette quête de beauté et de mystère. La même pulsion pousse les humains à inventer des mythes, des histoires, des contes et des légendes. Il n’y a rien de plus virtuel qu’un roman où le lecteur se construit des images et des décors pour y faire vivre des personnages.

TÉLÉVISION

La narratrice a vécu son enfance devant la télévision, se gavant de toutes les émissions pour enfants, fuyant ainsi son père et sa mère qui s’invectivaient de toutes les manières imaginables. La mère buvait et le père, presque toujours saoul, pouvait devenir violent et dangereux.
L’enfant se réfugiait dans le monde de la télévision, des images qui la fascinaient, particulièrement celles des magazines que sa mère achetait. Comme bien des jeunes, elle a collectionné les photos d’Olivia Newton-John, son idole pendant des années avant de la remplacer par Marylin Monroe et Elvis Presley. Les icônes sont prisonnières de leur jeunesse.

J’ai tout de suite aimé Olivia. J’ai eu l’impression qu’elle m’offrait un sourire radieux. Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé qu’elle ne souriait pas du tout, du moins pas sur cette photo-là, que tout se jouait dans l’intensité de son regard, qui rencontrait sans cesse le mien. Je ne sais pas pourquoi j’ai eu l’impression de percevoir quelque chose de vraiment lumineux dans son visage. (p.45)

L’adolescente ne se mêle pas aux garçons et aux filles à l’école. Socialisation nulle. Elle a l’art de disparaître dans les couloirs et les salles de cours.

MANNEQUIN

Elle participe à un défilé de mode où il y a une possibilité de se retrouver à la une d’un magazine. Elle gagne le concours et c’est le début d’une aventure fulgurante qui l’entraîne en Europe, lui permet de quitter ses parents avec qui elle n’a rien à partager. Elle accepte tous les contrats, devient très populaire par sa capacité à n’être qu’un corps.

Je n’avais rien d’une star flamboyante, mais sur photo j’avais cette qualité précieuse qui allait me permettre de faire carrière à l’international ; je semblais inaccessible, sans émotion aucune, sans véritable présence, comme les mannequins de vitrines. Je ne jouais pas, je ne posais pas : le photographe m’indiquait où m’installer et j’entrais dans le cadre photographique comme un objet déposé sur un socle. (p.68)

Elle met en valeur des vêtements qui titillent les envies et les besoins des consommateurs. Malgré sa popularité, ses voyages, elle s’isole et ne s’anime que devant un appareil photo, en se glissant dans un vêtement qui la rend invisible en quelque sorte. Une manière d’échapper au temps et à l’espace. Elle devient un objet que l’on manipule comme une marionnette.
Rapidement, elle perd de son attrait. Les contrats n’arrivent plus et dans la jeune vingtaine, elle est déjà trop vieille. Elle est remplacée par d’autres visages, d’autres corps qui répondent à d’autres critères esthétiques. On peut croire que c’est le drame, la dépression ou encore l’envie d’en finir.
Elle rentre à Montréal, achète un appartement dans un édifice à étages, se procure les équipements les plus sophistiqués et amorce alors sa véritable quête. Elle va créer son double.

À mon retour de Paris, une fois installée dans mon appartement, j’ai pris ma retraite. J’avais vingt-quatre ans. J’étais à l’âge des projets de vie, de l’élan juvénile, des désirs de relation et de procréation. Mais je n’ai rien connu de tout cela. Je n’avais aucun désir de m’intégrer, de participer à la conversation sociale, de prendre ma place et de la défendre. Ça m’indifférait. Il y avait trop de tensions, de compétitions, d’entreprises, de menaces, de conflits, de guerres. Trop de regards ivres, de folie, de cruauté à soutenir. Au mieux, j’avais envie d’observer. De m’installer devant le spectacle chaotique du monde avec le meilleur écran possible, et de zapper en continu, jusqu’à atteindre une forme de vision globale ou, avec un peu de chance, un point d’illumination mystique. (p.126)

Elle ne quitte plus son refuge, communique par Internet et les réseaux sociaux, fréquente certains sites, s’invente un avatar qu’elle baptise Anouk. Elle la transforme jour après jour pour lui donner l’apparence du vivant, parvenir peut-être à lui donner la vie comme dans le tableau de Michel Ange. Elle caresse le rêve du père de Frankenstein et Dracula. De Faust aussi qui monnaye son âme au Diable.

PARENTS

Sa mère se retrouve à l’hôpital. Son père réussit à contacter sa fille après des années de silence. Elle avait réussi à les oublier. Que dire à ces êtres qu’elle a quitté sans un regret et sans une émotion ? Elle a coupé avec le monde réel et sortir de son appartement est une véritable expédition. Elle vit dans une autre dimension et doit faire un effort surhumain pour se rendre à l’hôpital, côtoyer des hommes et des femmes qui luttent contre la maladie.

Mon père m’accueille dans la chambre sans un mot. Il sue, il halète. Ils ne sont ni contents ni surpris de me voir ; les peignoirs trouvés dans mon placard conviennent tous. Ma mère m’observe fixement à mon arrivée. Sans expression. Comme si elle ne me reconnaissait pas. C’est l’heure du dîner. Elle ne veut ni manger sa soupe ni boire son verre d’eau. Mon père est préoccupé, la main sur la bouche. Toutes nos manières protocolaires d’entrer en contact, de feindre un intérêt pour les occupations des uns et des autres ont disparu. Les conversations abrutissantes d’autrefois sur la météo ou l’actualité semblent inappropriées. (p.121)

La jeune femme entreprend alors un véritable retour vers le réel. Elle qui cherche la perfection, la beauté intemporelle se bute au vieillissement, à la mort qui aspire le corps. Son père n’a plus rien de l’homme qui semait la terreur dans son foyer. La vie l’a dompté.
Elle s’approche de sa mère défaite, amorce un périple à rebours pour toucher ce corps qui glisse lentement vers la mort, l’être peut-être. Elle surveille, étudie la maladie, un être dans sa vulnérabilité et sa fragilité.

MORT

Karoline Georges décrit l’approche de la mort d’une façon incroyable, terrible, splendide de justesse. J’ai retrouvé les derniers instants de ma mère sur son lit d’hôpital. Les soubresauts, le souffle qui s’arrête et repart, la bouche qui s’ouvre et les yeux qui plongent dans une autre dimension.  

Son visage se transforme, se déforme. Sa bouche ne se referme plus, distendue dans une expression d’abandon. Plus elle s’éteint, plus ses traits disparaissent. À l’aube, son visage ressemble à un masque  générique. Comme celui, embryonnaire, du nouveau-né. Un être dont on ne sait rien, qui ne révèle rien de sa personnalité, qu’un visage encore fripé par son passage au monde, les traits quasi informes. Une présence vierge d’identité à la naissance, puis purifiée de tout ce qui définissait son caractère à la fin. (p.197)

Un roman saisissant qui jongle avec des questions que l’on évite de plus en plus. Qu’est la vie ? Qu’est la mort et peut-on par des artifices trouver une forme d’immortalité ? Les grandes questions que les philosophes n’ont cessé de reprendre pour tâter une certaine forme de vérité.
Karoline George construit l’image et la défait, la compresse, la reprend, la peaufine pour effleurer l’être, ce que l’on appelait l’âme autrefois. Une quête, qui malgré toutes les prouesses technologiques, ne sera jamais satisfaite, j’en ai bien peur. Ça fait longtemps que je n’ai pas lu un roman qui bouscule autant que ça, qui aborde des questions vitales avec autant d’intelligence. À lire absolument.


DE SYNTHÈSE de KAROLINE GEORGES est une publication des ÉDITIONS ALTO.

 
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